Tigist
Martin ne brille clairement pas par sa compassion ou son empathie profonde, mais ils se connaissent, et elle le savait à l'instant même où elle a commencé à raconter. Pas de grandes palabres réconfortantes, une caresse, une phrase simple et un baiser.
Pourtant tout cela, tout ce qu'est Martin, ce calme, ce détachement, c'est exactement ce qu'il lui faut et cela évite à l'éthiopienne de sombrer dans les affres de la mélancolie. Pour elle qui n'a connu de la vie qu'un fleuve tumultueux où elle essayait constamment de garder le cap, Martin est une rivière de montagne, rafraichissante à la source jamais tarie mais toujours présente, prise dans des congères et faisant son chemin lentement mais sûrement jusqu'à arriver à destination.
Et la destination est l'âme de Tigist. Il a de quelques mots, de quelques caresses, posé un baume sur une plaie vive, pas toutes, certainement pas toutes, reste encore béante celle de ses enfants, mais celle d'Eikorc s'apaise dans les bras du blond comte.
Ainsi donc il est fiancé et ce baiser si doux soit-il n'y pourra rien changer si ce n'est la donne. Mélusine a abattu certaines de ses cartes, et il y a fort à parier que derrière l'absence de promesses faites par Martin, il y a un accord tacite. Elle sait les femmes de ces contrées jalouses de leur époux et leurs possessions alors que de son côté à elle de la mer, les deuxièmes et troisièmes épouses ne sont pas rares, voire un soulagement pour la première qui y trouve son compte en ayant du temps pour elle, et en ayant pas à subir constamment les humeurs et les demandes de l'époux.
Il y a ce que Martin dit et ce qu'il ne dit pas mais qu'elle entend. Avec un sourire, la main vient glisser sous la chemise, sur la peau chaude du torse là où bat le cur pour n'en pas bouger.
« Pourtant, tu es là, mais pas là où tu devrais être, pas en moi. A moins que ce ne soit vraiment pas là que tu devrais être. »
Car si l'ombre de la Malemort ne planait pas au dessus d'eux, il y a fort à parier que cette conversation n'aurait pas eu lieu et plutôt que des mots ce seraient des soupirs qu'on entendrait derrière l'huis de la chambre.
« Mais une princesse n'acceptera jamais une maîtresse, n'est-ce pas, dit-elle calmement, pourtant Martin lui avait dit que jamais elle ne serait laissée de côté, qu'il y aurait toujours les roses. Ni même un bâtard. »
Est-il utile de rappeler que la jeune femme connaît son amant comme peu peuvent s'en targuer, et Mélusine aura l'heur de le découvrir et de découvrir certains de ses travers. Martin est souvent impatient, au moins autant que colérique, possessif et matérialiste, attaché à faire grandir ce qu'il considère comme son uvre, méticuleux dans ses affaires et tout à fait dénué de la moindre connaissance en ce qui concerne le genre féminin si on exclue la façon de bien remonter un jupon pour le trousser. De fait, il convient de lui éviter toutes les sournoiseries et détours qu'il n'entendrait absolument pas.
Pour que Martin comprenne, il faut dire les choses. Là.
La main ne bouge pas, toujours posée sur le cur et si celui-ci bat plus fort, c'est un juste retour des choses, il ne fallait pas la faire languir de ses caresses pour l'en priver après.
Car des mois auparavant, quand elle était encore grosse, Tigist l'avait mis en garde de ce que les assauts d'un homme peuvent être plus féconds après une grossesse et qu'il leur fallait trouver quelqu'un qui s'y connaisse assez en herboristerie pour leur éviter un désagrément qui nuirait à tous les deux, elle dans son envie de sauver ses enfants, et pour avoir déjà vécu une fuite enceinte jusqu'au fond des yeux, et lui pour sa réputation et l'avenir qu'il voulait se construire.
Ils avaient alors convenu que la chose serait étudiée « plus tard, quand l'heure serait venue ». Mon cul, ouais !
La fougue de l'adolescent, ses sentiments naissants et la joie de l'éthiopienne d'être désirée parce que de nouveau à peu près désirable et plus du tout gravide, avaient eu raison des mesures envisagées alors.
Et si Martin avait été un peu plus au fait des femmes et de leurs manières, s'il avait été moins engoncé dans sa colère comme à l'ordinaire, alors il aurait vu ce que Gabriele avait appris à reconnaître comme étant les signes avant-coureurs de l'Apocalypse : Ce calme sur le visage de Tigist, cette étincelle de vie revenue alors que tout semblait mort quand elle avait laissé derrière elle ses aînés, et surtout, surtout .. L'envie de pommes.
L'enjeu est de taille, mais pour l'instant, il ne pèse guère plus qu'un pépin de pomme.
Sacré pépin.
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