Samsa
- "Mes peurs de grand, mes peurs d'adulte,
Lui dire 'fais gaffe' car finalement,
Ta tête et ton cur tout petit
Feront de moi ce que je suis." (Boulevard des Airs - Ce gamin-là)
Elle avait donné rendez-vous à Gadrielle dans un pré non loin du château seigneurial de Longny-au-Perche, au sud, près de La Robioche, un des nombreux cours d'eau qui traversaient le village et sillonnaient les terres verdoyantes, un peu vallonnées, qui abritaient même une forêt où vivaient toutes sortes d'espèces animales. Le temps était clair alors que les feuilles des arbres commençaient à se tâcher de brun et qu'une brise fraîche soufflait sans pour autant rendre le temps froid. Il faisait même presque bon et Samsa prenait plaisir à sentir cet air glisser sur son visage aux traits majoritairement figés par la vie mais pourtant avenant. Ses cheveux bruns aux forts reflets roux -ou l'inverse peut-être-, légèrement ondulés et tombant jusqu'au bas de ses omoplates, dansaient légèrement quand la brise se durcissait, faisant également voler les crins des deux chevaux qu'elle tenait. A sa main droite, Guerroyant, un solide Cleveland Bay qui était le destrier de Cerbère dans toutes ses batailles où la cavalerie lourde était de sortie. Sa croupe puissante et son poitrail large étaient en effet des atouts non-négligeables pour enfoncer les lignes ennemies et ses grands sabots étaient des menaces à prendre en considération. Son voisin, tenu dans la main gauche de Samsa, s'appelait Caporal et était un cheval de Bresse. Il était alezan, de la même taille que Guerroyant, mais plus fin. On le devinait aisément plus rapide et maniable, mais aussi avec un meilleur caractère que le destrier rendu nerveux par ses activités martiales.
Lorsqu'elle arriva en vue du champ, Samsa sourit en constatant que Gadrielle y était déjà. Peut-être observait-elle la lice, constituée de deux poteaux espacés d'une quarantaine de mètres et reliés entre eux par une corde décorée de fanions aux couleurs or et sable de Longny-au-Perche. Au pied de l'un d'eux se trouvaient des lances, des écus de joute ainsi qu'un plastron.
-Je me suis dit que ce serait plus équilibré de te laisser le choix de le mettre ou pas pardi.
On ne pouvait décemment pas qualifier d'équilibrée la joute à venir. A vingt-six ans, le corps de Samsa reflétait à lui seul l'expérience de la guerre et notamment des charges équestres. Pas très grande mais de taille convenable, la Baronne avait une stature bréviligne et charpentée qui ne semblait pas souffrir du port permanent d'une cotte de maille même si, pour l'occasion, elle avait opté pour un plastron également. On notait sans mal que ses jambes étaient plutôt courtes, à l'inverse de son buste. Il ressortait de sa carrure quelque chose de tassé, facilement sous-estimable, et pourtant l'erreur ne devait en aucun cas être commise car si Cerbère n'était guère dotée de muscles longs et souples, aisément endurants, elle était en revanche d'une énergie explosive et d'une force surprenante sur de courts moments. La seule chose qui la grandissait n'était pas son maintien, bien qu'il soit droit, mais plutôt son port de tête, naturellement fier. Il se dégageait de Samsa, en somme, un panache et une force qui conquéraient les curs et le monde. Son visage martial, marqué d'estafilades sombres à la joue gauche, au-dessus du sourcil gauche et d'une cicatrice à la tempe droite, était orné de deux petits yeux d'un brun sombre agrémentés d'étincelles métalliques enfoncés sous des arcades sourcilières prononcées qui renforçaient chez elle ce regard chaud bienveillant et cet air vif, toujours prêt à tout.
Face à elle pour cette joute, Gadrielle n'était qu'une jeune femme de dix-huit ans, plus sèche que Samsa. Celle-ci la devinait solide mais l'était-elle vraiment plus que la carrure de la Baronne ? Sans doute, en revanche, Gadrielle devait-elle compenser sur bien d'autres aspects. Toutes deux avaient les yeux sombres mais Gadrielle, elle, n'avait pas de lueurs métalliques dans le regard; il était orné de multiples tâches de rousseur autour, notamment sur le nez et les joues, et il s'en dégageait une témérité de jeunesse sans doute réelle.
-Je te présente Caporal pardi. Ce sera ta monture pour ces joutes pardi !
Samsa lui sourit et lui tendit les rênes de Caporal. Elle n'aimait pas les joutes mais celle-ci avait un sens différent, elle le pressentait.
Cerbère avait rencontré Gadrielle il y a un peu plus d'une semaine auparavant, à Verneuil. Comme souvent, elle avait fait l'effort de sortir, de faire connaissance, mais le faire avec Gadrielle n'avait rien eu d'un quelconque calvaire. La jeune femme était dynamique, volontaire, agréable et dotée d'un humour particulier qui ressemblait fort à celui de Samsa. Elles avaient parlé de guerres, d'aventures, de gens, d'ambitions aussi, et Samsa avait été heureuse quand Gadrielle avait accepté de faire route avec elle jusqu'en Orléans. Elles avaient parlé de leur passé mais très peu de leurs blessures, celles que la vie laisse, celles que la mort inflige, les douleurs secrètes et les périodes sombres, et pourtant Samsa devinait que Gadrielle avait un vécu derrière elle. Il lui semblait voir en elle ce qu'elle-même était encore quelques années auparavant, quand elle venait de stabiliser sa vie et sa personnalité, avant qu'elle ne se rende compte qu'elle commençait à vivre en même temps que de vieillir. Le temps avait eu l'air de comprendre son regret et, lui faisant pour une fois une fleur, la préservait des stigmates physiques qu'il infligeait pourtant aux autres : Cerbère se battait avec la vigueur d'une femme de moins de vingt-cinq ans, portait sa cotte sans faiblir, et les éventuelles marques sur son visage n'étaient que dues à une fatigue superficielle qu'une nuit de bon sommeil effaçait. Et pour une des premières fois de sa vie, Samsa ne ressentait pas pour Gadrielle cet instinct protecteur particulièrement puissant, celui-là même qui était à l'origine de son surnom de Cerbère, car elle se doutait que la jeune femme n'en avait pas besoin, qu'elle était de ces gens qui n'ont même pas besoin de soutien en apparence. Elle n'avait pas le besoin de la protéger, mais plutôt de partager les aventures du destin avec elle, de combattre, de rire, de voyager, de vivre sur un coup de tête. Il semblait à Samsa que la Combeferre était une sorte d'Égale.
-Un coup de main pour se mettre en selle té ?
La Baronne lui sourit avec une pointe d'amusement, prête à venir l'aider pour le plastron ou la mise en selle. Elle n'aimait pas les joutes, mais jouter contre Gadrielle, et donc potentiellement perdre, lui était tout à fait acceptable. C'était plutôt pour elle l'occasion de créer des liens solides que rien n'altèrerait, et ceci valait bien plus qu'une vulgaire question d'égo mal placé.
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