Afficher le menu
Information and comments (0)

Info:
Souvient-toi, Était-ce mai novembre, Ici où La ? Était-ce un lundi ? Je ne me souviens que d'un mur immense, Mais nous étions ensemble, Ensemble nous l'avons franchi. Reviens-moi De tes voyages si loin, Reviens-moi. Tout s'ajoute à ma vie. J'ai besoin de nos chemins qui se croisent, Quand le temps nous rassemble, Ensemble, tout est plus joli.

[RP] Quand le temps nous rassemble, ensemble

Samsa
    "[...] Tout est plus joli.
    Reviens-moi
    De tes voyages si loin,
    Reviens-moi.
    Tout s'ajoute à ma vie.
    J'ai besoin de nos chemins qui se croisent."
    (Jean-Jacques Goldman - Ensemble)





Cerbère,

Je me rappelle d'une promesse.
Je t'attends à mon appartement pour t'en acquitter.
Tu m'as tant manqué...

H.



Samsa n'avait pas attendu cette lettre salvatrice pour accourir vers la ville d'où provenaient de folles rumeurs de licorne. On racontait qu'une femme disait être revenue de l'Est en une nuit, après avoir enfourché une licorne dont la robe et les spécificités divergeaient en fonction du badaud qui parlait. Son nom, elle l'avait demandé, mais les gens étaient plus concentrés sur la créature mystique que sur la femme concernée, qui pourrait partant passer pour une déesse, ou au moins une demi-déesse. Ce n'était pas tous les jours qu'on croisait une licorne, qu'on grimpait sur son dos et qu'on parcourait des milliers de lieues en une nuit avant qu'elle ne disparaisse au petit matin sans même laisser quelques crins dans la main ou poils sur les braies. Yohanna aurait au moins mérité une légende, sinon une statue, mais force était de constater que La Hache incarnait très mal le mythe de la Dame à la Licorne et que les prétendues vertus médicinales et aphrodisiaques de la corne de l'équidé intéressaient bien plus. Monde vénal, loin des idéaux de gloire et de légendes que prônait Cerbère. Qu'importe, finalement, puisque si personne n'avait réellement aperçu la licorne, la lettre, elle, était bien arrivée sous les yeux de la Prime Secrétaire Royale, comme un dernier miracle dans la vie des deux femmes, le dénouement d'un prologue bien trop long.
Sa promesse, elle ne l'avait pas oubliée : c'était celle de passer une nuit avec La Hache, nuit plus ou moins chaste -sur le papier, elle devait en tout cas l'être-, dans le but de se retrouver et d'évacuer la peur, la pression, la tension, simplement s'enfermer dans une bulle, un monde et une nuit qui n'appartiendraient qu'à elles, hors de la réalité commune.

Depuis plusieurs années maintenant, Samsa revêtait souvent son tabard en damier noir et bleu bordé de jaune et décoré d'une fleur de lys de même couleur sur le côté gauche de la poitrine ainsi qu'une plus grande dans le dos. Ce côté très officiel en jetait et lui permettait de voyager sereinement, sans se préoccuper de faire valoir ses droits et privilèges de Prime Secrétaire Royale fieffée, mais en dehors de ces moments, elle retirait simplement son tabard pour ne plus porter que sa chemise grise par dessus sa cotte de maille, reposant elle-même sur une chemise de futaine. Assise sur la paillasse louée, c'est donc ce vêtement d'arme qu'elle retire, abandonne, parce que pour retrouver Yohanna, elle ne veut pas être la Prime Secrétaire Royale, la Baronne, la future reine. Elle veut simplement être elle, tendre de nouveau vers la roture, la simplicité, sa nature profonde qui ne retire rien à son panache.
Cela faisait des mois que la Baronne n'avait pas vu Yohanna, depuis que la première a quitté l'Anjou avant la seconde, d'abord, puis depuis que La Hache s'est embarquée dans une folle aventure pour combattre le Grand Khan à l'Est. Malgré les mises en garde de Cerbère, Yohanna n'en avait fait qu'à sa tête et c'est à l'aube de la mort, comme un testament, qu'elle lui avait confié par écrit cette volonté de passer une nuit avec elle, à parler, à boire, à profiter l'une de l'autre. Samsa avait promis sans hésiter. Sa relation avec Yohanna pouvait paraître ambigüe mais, au moins pour elle, elle savait parfaitement où elle se situait, entre l'Amour et l'Amitié, dans ce no man's land où il n'y a que la tendresse des gestes et l'affection des sentiments, où aucun n'est accordé entre les deux, où rien n'est défini, où tout est mouvant entre deux tranchées. Ils étaient moins de trois dans cette mince bande de terre, jouant involontairement avec la Cerbère à une guerre qui n'en est pas une.

C'est en fin d'après-midi, quand le soleil de novembre commence à décliner dans le ciel pour le colorer de rose pâle et de violet, que Samsa s'extirpe de sa chambre pour marcher vers l'appartement de Yohanna. Son pas martial, un peu lourd, frappe à cadence régulière les pavés froids des rues qui renvoient le son sourd des bottes en opposition aux cliquetis de la cotte de maille sous sa chemise et à l'épée à sa hanche gauche. Son col noir entoure négligemment son cou et il serait aisé de le croire totalement inutile alors que le froid mord chaque parcelle de peau découverte. Il n'aura pas les mains, celles-ci étant dans des gantelets de combat, de cuir plaqués de métal sur le dessus. Dans la fraîcheur du soir, les respirations de Cerbère dégagent une vapeur blanche qui se perd dans l'air après avoir glissé sur son visage aux traits fermes, pour beaucoup figés mais avenants, marqués d'estafilades sombres en guise de cicatrices sur la joue gauche, au-dessus du sourcil du même côté et à la tempe droite. Elle tourna à l'angle d'une rue, après l'enseigne abîmée d'une taverne ; Cerbère connaissait le chemin. Plus elle se rapprochait, et plus il lui semblait qu'elle devenait faiblarde sur ses jambes, comme si l'émotion allait la tuer. Nerveusement, elle rassembla ses cheveux semi-roux, légèrement ondulés et tombant jusqu'au bas de ses omoplates, et les relâcha pour s'assurer de leur bonne tenue.

La porte de bois joliment renforcée attira l'oeil de Samsa quand elle passait à côté et la Prime Secrétaire Royale s'arrêta devant, n'osant frapper. Comment allait Yohanna ? Il semblait à Cerbère que les traits de son visage s'étaient estompés dans les affres du temps, pas si grand encore mais il lui semblait double. Serait-elle entière ? Défigurée ? Boiteuse ? Amaigrie ? Vieillie ? "Merde Hachy, t'as pas le droit de vieillir, même si tu es déjà plus vieille que moi". Samsa regarda à droite et à gauche, cherchant un début de bagarre qui pourrait la détourner de sa venue initiale, comme craignant l'attente qui allait séparer son signe à l'arrivée de son amie. Un renâclement agacé vint mettre fin aux tergiversations de Samsa et elle frappa franchement à la porte avec le côté du poing ; elle détesterait avoir à frapper de nouveau, alors autant être claire dès la première fois.

Et si elle avait pu avoir une oreille à l'intérieur, sans doute Cerbère aurait souri de constater que les battements de son coeur auraient calqué le rythme des pas de Yohanna venant lui ouvrir.

_________________
Yohanna.
Souviens-toi…
Etait-ce Mai, Novembre ?
Ici ou là ?
Etait-ce un Lundi ?
(La suite!)



Avez-vous encore besoin de moi, madame ?
Cessez de m'appeler madame. Les bouteilles sont pleines ? Il y a du vin du Lude ? Et du Bordeaux ?
Oui Madame.
La chambre est prête ? Et vos petits gâteaux sont devant la cheminée ? Allumée ? Avec du saucisson, et votre soupe aux carottes-noisettes ?
Comme vous me l'avez demandé dix-sept fois dans la journée, Madame.
Merci Louisette. Servez-moi donc un verre, un truc fort, et vous pourrez partir.
Vous buvez trop Madame.
Allez-vous faire foutre, en sortant.
Merci Madame. Bonne soirée Madame.


Louisette disparaît après avoir déposé le verre à côté de la brune qui se regarde depuis de longues minutes dans un cuivre presqu'aussi clair qu'un miroir du Louvre. Rester parfaitement immobile, c'est sa façon de maîtriser l'angoisse qui la guette, et boire, sa façon d'évacuer un trop plein de ''peut-être''. Son reflet finit par bouger maintenant qu'elle est seule. Une main se lève vers la chevelure d'ébène qu'elle a passé un long moment à se faire coiffer dans l'après-midi. Les boucles retombent un peu en désordre jusqu'à la moitié de son dos, tandis qu'un lien de cuir essaye de les remonter en coiffure sophistiquée. Encore un échec. Et un soupir. Le visage qui se reflète est fatigué, tiré, et pas seulement physiquement. Dans ses yeux, il manque une lueur qui y vivait souvent. Au coin de ses lèvres, il manque ce sourire narquois, remplacé par une peau moins ferme, un peu tremblante.

H se redresse, se tourne un peu, s'admire. Elle est une femme encore attirante, la silhouette parfaite avec ce costume de cuir. Mais si elle avait à l'ôter, de nombreuses cicatrices y apparaîtraient, et la dernière en date, encore rouge, se devine même à sa démarche, quand le genou ne soutient plus entièrement le corps musclé de la mercenaire. Il faut se rendre à l'évidence. Ce voyage qui devait lui apporter la gloire ou la mort ne lui a apporté que de nouvelles fêlures qui ne guériront pas.
Et pourtant, elle continue de s'amuser, à peine rentrée, pour ne pas laisser les questions l'assaillir. Procès, courriers, marché, rencontres, projets...

Un regard circulaire sur la pièce détaille son nouvel environnement.
Non loin de la porte, la complète armure qu'elle s'est faite confectionner pour combattre le Grand Khan. Samy sera fière de voir qu'elle ne refuse plus les morceaux de plate pour protéger les zones vitales ou utiles de son corps. Avec l'âge vient la sagesse.
A côté, un buffet sur lequel est disposé de multiples objets tous très colorés. Des plats en osier, des boîtes sculptées à la mode de Valahia, des chapeaux complètement loufoques, bleus, verts, oranges, des turbans, des voiles…
Un peu plus loin, accrochée au mur, la corne de licorne qui a fait naître la légende : Elle serait arrivée à dos de ce magnifique animal légendaire. La preuve ! Celle-ci lui a offert sa corne. Il paraît qu'elles repoussent. Bien sûr, elle ne dira jamais qu'elle a déniché l'objet sur le marché valahien, et qu'elle a dû marchander dur pour l'obtenir. Mais n'est-ce pas la preuve que cet animal existe ? Si.

Au fond de la pièce, la cheminée, avec une peau d'ours au sol et des bois de cerfs accrochés à son mur. Deux trophées obtenus durant ce long voyage. Devant, une table pleine de nourriture. La soirée sera bonne. Il ne manque plus qu'elle….
Et puis, non loin de la porte qui mène aux cuisines, deux piquets dressés à trois pieds du sol, et sur chaque pied, un oiseau. Les deux n'ont rien à voir. Un tout petit oiseau de proie, capable à peine de soulever un campagnol, et l'autre, bien plus gros, un charognard dont le bec pourrait vous briser un doigt. Si le premier est joliment bariolé, l'autre est communément connu pour être noir, et pourtant, son dos et son poitrail s'habillent d'un gris semblable à du fer.
Les deux nouveaux compagnons de la H. Heureusement, malgré leur terre d'origine, ces deux là ne parlent pas roumain.
Il ne manquait plus qu'Elle...

Les jours depuis le grand retour en France avaient été remplis de lettres à envoyer à tous, expliquer à tous, raconter sur vélin comment, pourquoi, où… Il n'en manquait plus beaucoup à qui écrire, mais elle, elle n'avait eu le droit qu'à un bref mot. Un rendez-vous. Parce que la Prime Secrétaire Royale en reçoit, du courrier. Des dizaines, des centaines peut-être ? Qui ne lui sont pas toujours adressés. Et pourtant, Yohanna avait été incapable de lui écrire vraiment. Parce que Cerbère mérite autre chose qu'une simple lettre. Parce que Samsa doit avoir l'exclusivité de tout entendre de vive voix.
Parce que Samsa...
La porte cogne, et le cœur de la H bondit en rythme.
Elle est là.
Elle est là. Elle est là. Elle est là.

Les pieds bottés d'un cuir souple s'agitent vivement jusqu'à la porte, qui s'ouvre en une volée.

Elle ne l'avait plus vu depuis… Mai ? Ou le temps renaît pour offrir fleurs et oiseaux qui chantent. On était à présent en Novembre, où la vie se meurt pour laisser place au froid et au silence.
C'est en elle qu'elle irait puiser ses ressources pour continuer. C'est en elle qu'elle s'épancherait totalement, complètement, qu'elle donnerait pour prendre ce dont elle a besoin. Parce que le Cerbère est une part de la Hache. Et que l'une complète et comprend tellement bien l'autre, que ce rôle ne peut être confié à nul autre.

Samsa…

Et plus rien d'autre ne compte que de la sentir dans ses bras.
_________________
Samsa
    "Je suis là,
    Me voilà.
    Jamais je ne pourrai vivre sans toi.
    Me voilà,
    A tes côtés ;
    Ce soir j'ai le droit de rêver."
    (Bryan Adams - Je suis là)



Samsa avait détourné la tête, observant le bout de la rue avec un regard fixe pour donner contenance à son attente. De légers bruits derrière la porte pour le loquet qu'on déverrouille ramena son regard dans la réalité et devant elle. Devant Yohanna qui se tenait maintenant face à elle. Les petits yeux sombres de Cerbère, enfoncés sous des arcades sourcilières marquées, dévisagèrent la mercenaire qui semblait avoir laissé à l'Est la splendeur de sa fougue, la partie folle de sa jeunesse, cette même folie qui l'avait poussé à s'engager dans cette aventure que Samsa avait toujours jugé perdue d'avance et comme n'en valant pas la peine. Le temps lui donnait raison. Sans un mot, elle leva sa main pour poser un index sur le haut de son buste et la faire reculer, entrant à son tour avant de refermer la porte.
Debout devant Yohanna, Samsa était non seulement un peu plus grande mais aussi plus charpentée que son amie. Il y avait là, en opposition, la force souple de La Hache et la force brute de Cerbère. Plus jeune aussi d'une dizaine d'années, le visage de Samsa n'en était pourtant pas moins marqué ; il n'était simplement que plus estompé, moins creusé par le temps. Celui-ci, pourtant, ne semblait plus avoir grande emprise sur la Cerbère qui, malgré les saisons, restait le même roc tant dans sa carrure que dans les traits de son visage. Sans quitter le regard de Yohanna du sien, Samsa retira ses gantelets pour les accrocher à sa ceinture via un petit système de crochet. Ses mains nues, dont la droite était un peu caleuse et la gauche scarifiée d'une large cicatrice sur la paume et le dos, se posèrent sur les joues de la brune pour caresser les traits fatigués de son visage, étirer légèrement les quelques plis soucieux et rendre à ses lèvres l'ombre d'un sourire qui est, chez Samsa, aussi permanent qu'involontaire, comme si les incessants sourires de son passé avaient laissé une trace indélébile. Fugacement, une étincelle métallique passa dans les yeux sombres de Cerbère, bref révélateur que Samsa avait fini par décider de la réaction à avoir. Les lèvres fines de la Baronne se posèrent sur celles de la brune rêvant de l'être, embrassant des lippes peut-être abîmées par la sécheresse de l'Est mais certainement lissées par nombre d'amants. Il n'avait rien de furtif, prenant le temps d'être savouré par Samsa qui évoluait là dans son no man's land parfaitement défini. De faux, de surfait, il n'avait rien non plus ; une amante, une amoureuse, n'aurait pas embrassé avec moins de ferveur ou de passion. Vivant, également, les muscles bordelais tressaillaient, se mouvaient dans d'infimes déplacements, comme au gré de la circulation des énergies. Les lèvres de Treiscan quittèrent celles de Chambertin avec une délicatesse qui aurait facilement pu être apparentée au regret et son visage se recula avec, cette fois, un vrai sourire. Les mains n'ayant pas quitté les joues de La Hache réitérèrent leurs gestes précédents et les yeux de Samsa s'illuminèrent de lueurs amusées, éteignant la petite flamme née durant un instant au fond de la pupille.


-Le voyage en licorne t'avait vieilli pardi ; c'était ton baiser de jouvence té.

Il était difficile de savoir si Samsa le pensait vraiment ou ce n'était qu'une explication de circonstance. Femme ambivalente, une partie d'elle était restée enfant tandis que l'autre avait bien grandi. Ce mélange la menait à avoir des réactions parfois détonantes, ou au moins surprenantes, mais la conscience restait, elle, entière, et Samsa savait parfaitement mesurer le symbolisme et la force de ces réactions. Une chose restait certaine, c'est que Cerbère ne mentait guère et son visage heureux de constater que Yohanna semblait plus éveillée après ce baiser ne laissait aucun doute. C'était sa manière de rendre service et de montrer son affection pour ces quelques amis dans son no man's land : ses gestes amoureux ne s'accordaient pas avec ses paroles amicales et aucun des deux n'était plus vrai que l'autre, aucun ne cherchait à dissimuler l'autre.
Samsa ouvrit soudainement les bras et étreignit Yohanna, un bras sur son épaule et l'autre passant sous son bras opposé, comme un câlin en diagonale visant à la retenir, à la soutenir, et démontrant toute l'affection qu'elle lui portait. Comme un chien retrouvant son maître, Cerbère exprimait sa joie avec force, glissant son nez dans les cheveux noirs pour humer une odeur qui lui avait manqué, en retrouver le soyeux. Enthousiasme démonstratif éphémère qui laissa place à la première chose que tout être normal aurait fait en retrouvant sa meilleure amie partie depuis des mois dans le seul but d'essayer de se faire tuer sous le motif d'obtenir une gloire mondiale qui serait d'avoir détruit une armée déjà inconnue des trois quarts de la population, c'est-à-dire enfin se poser pour câliner en silence et profiter de la présence retrouvée. Un soupire plus tard, ce sont enfin des mots qui sortent.


-Tu m'as manqué pardi...

Les mains de Cerbère tapotèrent le dos de La Hache avant que son corps ne se détache. Elles se posèrent ensuite sur ses épaules afin de mesurer inconsciemment la force de Yohanna mais aussi d'en donner aux paroles de la Prime Secrétaire Royale.

-Soyons bien claires pardi, je peux rester trois jours sans manger, boire et dormir s'il le faut té, mais je veux TOUT savoir de tes aventures à l'autre bout du monde té. Et sur cette histoire de licorne pardi.
Mais avant té, je veux savoir comment tu vas pardi, et je veux le savoir avec un godet de vin dans la main té. Y'avait du vin à l'autre bout du monde pardi ? Il est bon té ?


La curiosité de Samsa était lancée et elle serait effectivement bien capable de rester des jours sans rien faire pour ne pas rater une miette de la vie de Yohanna qu'elle avait manqué.
_________________
Yohanna.
Courage, je te veux comme reflet
Pour les jours où j'me sens laid
Et petit
Vois comme j'm'agite
Je prends l'eau, pars à la gîte
En un coup d'vent
Pas comme avant
(Courage – Renan Luce )



Elle voulait ses bras, pour sentir sa force, se gorger d'énergie, s'emplir de vigueur et repartir pleine de nouvelles résolutions. Elle a reçu un baiser qui l'a remplie de passion, d'ardeur et d’exhalation. Surprise, fauchée comme les blés, elle aurait pu lui tomber dans les bras quand ses jambes se mirent à flageoler. Mais contre ses lèvres, elle sentit comme un flux plus puissant, plus ferme qui l'empêchait alors de choir. Le temps était comme suspendu, et H ne maîtrisait plus vraiment, ni ses pensées si ses gestes, car, habituée à tout calculer, tout maîtriser, prévoir et anticiper, jamais elle n’aurait envisager un tel accueil de Treiscan, et jamais elle n'en aurait espéré un aussi parfait. Et pourtant, ne l'avait-elle pas choisie justement pour ça ? Parce qu'elle serait bien la seule à savoir parler un langage muet que la Hache connaissait. Quand les lèvres s’éloignèrent, Yohanna remarqua que ses mains s'étaient posées sur celles de son amie, si proches de leurs joues, pour compléter le tableau de retrouvailles aussi tendres que complètes.
Elles n'avaient besoin de rien d'autres. Et les noisettes de la fausse Baronne brillaient enfin d'une réelle vigueur face à celles de la vraie. La Flamme était rallumée.

Puis l'étreinte, tout aussi attendue, désirée et forte de sens. Leurs corps, encore couverts de tout ce que la pudeur, le froid, le savoir-vivre leur imposait, alors qu'elles n'auraient peut-être souhaité ne faire plus qu'un à cet instant, se retrouvaient enfin, et s'imbriquaient logiquement pour ne plus se lâcher.
Enfin toi.


-Tu m'as manqué pardi... 
-Au moins autant que toi. J'repars plus. J'te l'jure…



Et puis l'aveu. Et la demande. Et la pression intense qui retombe comme un soufflet. Dans un grand éclat de rire de la Hache, tellement heureuse de pouvoir enfin se laisser aller, se retrouver, elle et sa Cerbère, pour profiter d'un instant qui ne sera qu'à elles, aussi long qu'elles le souhaiteront.
En riant, elle propose à l'Amie d'entrer et se mettre à l'aise. Parce que tout est là pour le faire. Parce qu'elle ne compte pas la laisser partir de si tôt.


Tu te fous de moi Samsa ? Tu peux rester sans manger mais tu veux du vin ?! Je te propose… Bordeaux ou Anjou ? Celui de Valahia était… Affreux ! Ce n'était même pas du fin ! Ce n'est pas non plus de la bière. C'est un espèce de jus immonde qui m'a mis quelques maux de crâne, à moi ! La H ! Des maux de crâne et des aigreurs d'estomac ! Ce sont des sauvages Samsa ! Des Sauvages. On les a même soupçonné de faire leur jus avec de la pisse de mouton. Honnêtement, on n'a trouvé que ça d'à peu près liquide là bas.

Et une bouteille est débouchée, et deux verres servis et partagés. Elles trinquent à l'amitié, sobrement, alors qu'il se cache tellement derrière, mais seuls leurs regards peuvent en témoigner.

Outre la picole, on ne peut pas leur reprocher leur goût des couleurs. Ils en foutent… Partout ! Même sur leurs piafs. Regarde mes beaux spécimens. Le faucon a l'air peint à la terre cuite. Et le cordeau est gris. A n'y rien comprendre.

Et de lui montrer les animaux, un peu effrayés par les grandes explications juste devant leur bec, mais bien attachés aux pièces de bois qui les retiennent. Les autres trésors lui seront présentés au cours de la soirée.

Pour la licorne… Faut que je t'avoue… C'est un mythe que j'aime répandre. Y'a pas eu de Licorne… Je suis un peu déçue d'ailleurs. En réalité, j'me suis transformée en corbeau pour rentrer. Et les corbeaux ont vachement de mal à repérer les frontières angevines. Mais je ne peux l'avouer à personne, sinon on va me foutre sur un bûcher pour sorcellerie.


Le petit sourire se dessine au coin des lèvres de la brune. Une version par personne. Et l'une d'elle aura la vraie. Samsa la mérite largement. Mais va-t-elle y croire, et l'accepter, comme son fils qui trouve super classe de rentrer en lancer de hache Khanienne ? Ou va-t-elle insister pour en savoir plus ? Connaître le fin mot de l'histoire ? Peut-être a-t-elle envie de respecter le mystère du grand retour de la Hache...
_________________
Samsa
    "Les années passeront vite, on rejouera
    Les anniversaires, les Noël et caetera.
    Comme tous les soirs y'aura ta mère qui attendra
    Que tu reviennes.
    Quand j'aurai besoin de toi, où seras-tu ?
    Quelque part en voyage, sur une plage, répondras-tu ?
    Je rêverai de ton visage, je ne saurai plus
    Quel est ton âge."
    (Claudio Capéo - Riche)



-Tu me proposes du vin d'Anjou et c'est moi qui me fou de toi pardi ?!

Ce qu'il ne fallait pas entendre, quand même. Samsa rejetait en bloc tout ce qui venait d'Anjou depuis bien longtemps, depuis qu'elle avait découvert cet archiduché avec la violence de celle qui se fait rosser pour quarante-deux stères de bois et que les habitants de cette contrée avaient participé à la mort de Zyg, sans doute de façon indirecte et inconsciente.
La Baronne tira une chaise et s'y posa avec la lourdeur qu'on connaissait à sa carrure guère en surpoids mais aux os lourds. Confortablement installée, le dos reposant plaisamment contre le dossier, le bras de Cerbère se tendit pour saisir le vin servi au Bordeaux, donc, et lever le verre avec un sourire. Yohanna lui parlait des couleurs et Samsa humait le liquide violacé pour s'assurer qu'il n'y avait pas tromperie sur la marchandise. Ses petits yeux sombres se détournèrent vers les oiseaux et sa tête s'inclina sur le côté, imitant les volatiles entre deux périodes remuantes et croassantes. Pourquoi les barbares de l'Est peignaient-ils leurs oiseaux ? Ne savaient-ils pas voir la beauté du monde dans sa sobriété ? Mais il n'était pas temps de philosopher sur les cultures des autres peuples car Yohanna venait d'avouer qu'il n'y avait pas de licorne. Samsa avala de travers et manqua de recracher la gorgée de vin qu'elle avait absorbée.


-QUOI PARDI !
Tu t'moques de moi, hein pardi ?

L'Anjou ça pue, c'est moche, c'est froid té. Impossible de ne pas remarquer qu'on est pas en Anjou pardi. Tu t'es juste pris un moucheron dans l'oeil pardi, c'est tout té, c'est bon, n'ai pas honte pardi.


Nulle allusion n'est faite à la transformation en corbeau, et pourtant la Cerbère n'y croit guère. Elle voulait bien croire à une raison tout à fait surnaturelle pour expliquer le retour de Yohanna, mais certainement pas à la métamorphose. Les loup-garou et les vampires, ça ne prenait pas sur Samsa qui était plus encline à croire en la mythologie. La licorne, d'accord. La métamorphose en corbeau, non. Peut-être Yohanna essayait-elle simplement de sauver l'honneur des nobles créatures équines ? Samsa ne chercherait pas plus loin ; il pouvait y avoir milles raisons derrière cette histoire et l'ingérence, l'indiscrétion, n'était pas un trait de la Prime Secrétaire Royale.

-En plus je ne vois pas en quoi on ne te brûlerait pas pour être revenue en licorne té. C'est un peu perché aussi pardi. Si ça se trouve t'as juste été droguée et ramenée en charrette pardi. Mais c'est clairement moins glorieux té...

Clairement. Et puis ça impliquait pour Cerbère de remonter la piste : qui ? Quoi ? Comment ? Où ? Pourquoi ? Tout ceci, Samsa n'en avait actuellement pas la force. Après des années à avoir couru partout pour tout le monde, avoir haï autant qu'aimé, elle endurait désormais l'inactivité et la solitude quotidienne, celles qui ne se choisissent pas pour quelqu'un comme Samsa, celles qui rongent comme pour tout Chien. Il semblait bien y avoir quelque chose de physique pourtant, mais Cerbère, quand elle acceptait d'y penser plus de deux secondes, en venait à la conclusion que c'était une conséquence et non une cause. Elle n'était pas vouée à savoir si elle avait raison ou pas, uniquement condamnée à juger l'état comme temporaire -et cela n'était pas si erroné. Les autres, eux, l'expliquaient par une crise existentielle, paraissait-il, mais de cette expression, seul le mot de "crise" était vrai, sous-entendant un mal plus insidieux qui ne ferait que croître et se manifester plus violemment, plus souvent, avant de mener à la fatalité. Mais aujourd'hui, Samsa était auprès de Yohanna et se ressourçait. La Hache était l'épaule sur laquelle Cerbère pouvait s'appuyer le temps que la douleur dans la patte s'en aille, mais elle était aussi celle qui avait besoin de force et lui en donner en redonnait également à Samsa.
La Prime Secrétaire Royale fit tourner son vin dans son verre, en admirant la robe, avant de lever les yeux vers Yohanna.


-Et donc pardi... Tu es partie pendant des mois, à l'autre bout du monde, pour confirmer que les soldats du Grand Khan sont de vulgaires barbares qui peignent les oiseaux et qui boivent de la pisse de moutons té ? ... Je préfère une expédition en Anjou pardi.

Samsa lui sourit et se leva pour s'approcher des oiseaux qui poussèrent quelques cris stridents. Un rictus plus tard, Cerbère leur caressait une patte, attentive à tout coup de bec intempestif. Qu'est-ce que Yoh avait ramené de ces contrées, sinon le néant et des problèmes ? Qu'avait-elle gagné, sinon de la fatigue ? La gloire, les honneurs, ils étaient difficiles à avoir mais en France, on était sûr de les avoir. Les vents de l'Est n'amèneraient le nom de personne jusque dans les plaines de Beauce et les montagnes de l'Auvergne. Le jeu n'en avait jamais valu la chandelle et Hache le savait. Peut-être, alors, que Samsa lui demanderait ce qu'elle avait fui, ce qu'elle avait cru pouvoir trouver là-bas, mais pas tant que ces questions sonneraient comme des reproches qui n'en étaient pas. Comme un chien découvrant un nouvel endroit, le regard furtif de Samsa se déplaça dans la pièce, se posa sur les objets, se concentra sur des coins de la pièce pour ouvrir ses sens ; ça sentait la carotte. C'était certain. Un sourire naquit sur les lèvres bordelaises. Peu importe comment allait la vie, comment les gens allaient et venaient, les carottes étaient une constante qui rassurait Samsa, un pilier dans les sables mouvants, et elle apprécia l'attention.
Ses mains nues caressèrent quelques étoffes posées sur la table. Certaines, connues, n'eurent aucun effet sur Samsa mais d'autres, plus exotiques, douces ou rêches, l'étonnèrent. Il y avait là un mélange de tissus très légers que même les bédouins du désert ne portaient pas et des fourrures, des mailles très serrées. Quelle était donc la mode de ces gens ? Telle était la question dans les yeux sombres de Samsa quand elle les reposa sur Yohanna.


-Sont-ils fous au point de ne pas savoir s'il fait excessivement chaud ou excessivement froid chez eux té ?
_________________
Yohanna.

Pour tout ce qu'on a pas encore fait
Même si nos chemins se sont séparés
Je garde au frais pour toi, pensées et bons vins
Pour mon pote, je ne serai jamais très loin

La vie nous donne ces presque rien
De l'air, de la force, du temps sans fin
Et puis, tout ça nous manque
C'est là qu'on comprend
La vie donne
Elle nous donne et nous reprend
(La Vie Nous Donne - Yannick Noah)





Bon, bon, j'avoue tout ! C'était pas un moucheron. C'est que les piafs, c'est un peu stupide ! Ca pense qu'à bouffer, et à rentrer à la maison ! Comme les pigeons voyageurs. Bah là, j'ai pensé au maïs qui m'attendait dans les caves de ma baraque d'Anjou, et paf ! Mon cerveau de corbac a fait le reste. Mais tu as raison. L'Anjou, ça pue. Vraiment.

Y'a que le Bordeaux qui est bon. D'ailleurs, ses lèvres s'y trempent, pour clore le sujet. L'Anjou, c'est un chapitre trop long, trop vaste, trop dangereux ce soir. L'Anjou, c'est le passé qui les a réuni, mais qui les a vu souffrir. C'est la douleur d'avoir vu le temps ôter la vie de leurs camarades. D'avoir vu des armées piller, ruiner la terre, vider les caisses. Alors oui, elles étaient du bon côté, du côté des vainqueurs, mais à quel prix ? Toutes deux avaient encore des attaches parmi les rangs angevins. Toutes deux avaient laissé un morceau de leur être, là bas… Ce n'était pas le soir pour ressortir le débat. Ce soir, elles parlent d'un pays inconnu, elles parlent d'un ailleurs qui les dépassent vraiment. D'une contrée reculée où le temps est différent, où les saisons passent autrement, où les gens sont étonnants, où même les animaux n'ont pas la prétention d'être dans le bestiaire habituel de la Grande France. Peut-être qu'au fond d'une de leurs forêts, tout le monde connaît ce chien qui possède trois têtes, qu'ici on prend pour une légende. Peut-être encore plus loin y a-t-il un renard à neuf queues ? Peut-être que là bas, les hommes ne sortent que la nuit, par crainte du soleil, pour se nourrir du sang de leurs victimes… La bas, la H aurait encore eu tellement de choses à découvrir… Et pourtant elle est de retour, avec ce minuscule échantillon de vie qu'elle a ramené dans ses souvenirs.

Il fait excessivement chaud là bas. Et excessivement froid.
Imagine… L'été, c'est pire qu'en Béarn. Le soleil tape et les arbres sont tout secs ! J'ai failli crever une ou deux fois. Heureusement, on allait au bord du lac.


Le lac. Ce lac où ils ont lancé leur fête bretonne, sans elle. Ce lac où l'homme qu'elle croyait être enfin le bon a essayé de la tuer, après l'avoir ligotée. Ce lac où elle a voulu se couler seule tant la chaleur, la fatigue et la désillusion lui pesait sur les épaules. Ce lac qui pour elle n'a pas de nom, mais qu'elle ne pourra jamais oublier.
Une main passe machinalement sur le poignet opposé, les cicatrices des cordes pas encore toute-à-fait estompées, tandis que son regard se voile à ces souvenirs douloureux… Il lui faut changer de chapitre rapidement.


L'hiver en revanche, il fait plus froid qu'en Alençon ! Plus froid encore qu'en Artois ! T'es déjà allée en Artois ? Il parait que ça pèle sévère là bas ! Bah pas autant qu'à Snagov ! Et encore, j'me suis enfuie alors que le froid n'est pas encore installée…. Ma pauvre Susi qui est encore là bas… Elle risque de souffrir cet hiver.
Elle qui espérait qu'on fête la Noël tous ensemble en Béarn, dans sa vicomté… Elle me manque…

Et toi ? Comment vont tes filles ?


Les enfants. Yohanna avait eu une réelle révélation à ce sujet au bout du monde. Rien ne pouvait compter plus pour elle que sa descendance au moment de mourir. Il y avait Kaghan, son fils, qui lui manquait terriblement. Adopté, venant d'un peuple semblable à celui qu'elle était partie combattre, elle ne s'était jamais sentie si proche et si loin de lui en même temps. Si elle est là aujourd'hui, c'est en grande partie pour ce besoin de le serrer dans ses bras. C'est en premier lieu pour lui qu'elle est restée en vie. Et puis elle avait vu Susi pleurer pour sa fille, et avait pris conscience que c'était sa propre petite fille, et qu'elle ne l'avait vu qu'une seule fois. Comment avait-elle pu passer à côté d'un trésor aussi précieux sans le savoir ? Un petit être qui ne demandait qu'à porter l'histoire de sa famille, connaître les siens et les faire perdurer à travers le temps ?….
Samsa avait la chance de posséder deux petits trésors de son propre sang. Jamais il ne lui faudrait les oublier.

_________________
Samsa
    "Chaque fois que tu as cru en moi
    Tu sais bien que j'ai gagné pour toi.
    Ton amour me suffirait
    Pour te donner un monde entier,
    Et ce monde sera fait pour toi,
    Et personne n'y viendra que toi."
    (Richard Anthony - Ce monde)



Samsa se déplace dans la pièce avec lenteur, sa cape noire trainant derrière elle et lui donnant des airs de diplomate prête à annoncer d'une seconde à l'autre qu'une guerre serait inévitable, que le froid éternel s'abattrait sur le monde ou, en plus joyeux -quoique-, qu'elle était enceinte. Aucune de ces trois nouvelles ne franchira la bouche de Cerbère qui se tait, qui écoute Yohanna, se remémore la période angevine avec, sans doute, moins de souffrance que son amie. Cette période lui a donné le commandement d'une armée, elle a montré au monde entier de quoi elle était capable, elle a tenu tête aux angevins, elle a gagné le respect de tous. Elle a gagné une baronnie. Elle a perdu sa rage, aussi. L'Anjou, c'était de la souffrance mais également un sommet, une libération, une victoire. Une victoire qui est loin de sentir le marécage pourri, elle.
Samsa passe devant quelques nourritures présentes et sa main vient piocher un petit quelque chose à se mettre sous la dent avant de se retourner vers Yohanna.


-Je ne suis jamais allée plus haut que la Normandie pardi. Ou que la Champagne té. Que Paris en général pardi. En bonne fille du Sud, je préfère éviter le froid pardi.

La peau un peu hâlée par le soleil et l'air marin apporté par la Garonne, par l'extérieur en général, on devinait en elle le sang bouillonnant mais contenu. Le froid, elle n'aimait pas ça, malgré ses origines bretonnes et normandes par sa mère et la carrure trapue qui en ressortait, semblant prête à affronter le froid. Mirage seulement car si Cerbère ne craignait pas la pluie, l'orage, le vent, la grêle ou même la neige, le froid mordant la faisait grogner, inconfortable ; origine bordelaise de son père. Un jour cependant, elle irait. En été.
Elle ressent la tristesse de son amie, dans sa voix, sa façon de parler qui est plutôt volatile. Une ombre de compassion passe dans le regard sombre de Cerbère qui s'approche avec un petit morceau de viande grillée trouvée sur la table pour le tendre à la Hache. Maigre consolation mais qui lui assure qu'elle perçoit et comprend sa douleur. Sujet sensible à présent qui est abordé : les filles de Samsa. Les enfants en général. Dès que la descendance prend un visage humain, c'est toute une histoire pour la Treiscan. Elle se détourne pour gagner une place près du feu, appuyant une main contre le rebord pour regarder les flammes dévorer le bois à grands coups de langues rouges-orangées.


-Bien pardi. Elles grandissent bien té. Nolwenn est... taciturne pardi. Elle l'a toujours été té. Quand elle était bébé, pleurer pour s'exprimer lui semblait une épreuve pardi. Je n'arrive pas à savoir ce qui se passe dans sa tête té, elle regarde le monde comme si elle avait tout vécu, à cinq ans pardi ! Pourtant elle sait sourire et je crois... je crois que si quelqu'un sur cette Terre devait avoir le titre du plus beau sourire pardi, ce serait elle qui l'aurait té. Même si ton sourire est très beau aussi pardi !
Et Gwenn... Gwenn prend toujours le monde pour une gigantesque pâte à modeler té. Un jour elle s'est brûlée en voulant toucher du feu, tu sais, comme tous les enfants pardi. Mais là où toi et moi on aurait compris que le feu brûle, elle a tenté encore par cinq fois de le toucher té. Quand je lui ai demandé pourquoi elle s'obstinait à vouloir toucher du feu, elle m'a regardé avec ses yeux à la fois complètement naïfs et totalement bornés et elle m'a répondu : "je ne veux plus que le feu brûle pardi, j'ai envie de le toucher parce qu'il est joli té, alors je fais des voeux tous les jours pour ça et parfois je vérifie té". Sauf qu'elle n'a pas mes tics de langage pardi, heureusement té...


Samsa pousse un soupire en levant les yeux au plafond. Elle avait deux filles jumelles aux antipodes caractériellement, chacune ayant une facette du Cerbère poussée au paroxysme ; Nolwenn, le prochain Cerbère, se révélait froide d'abord, taciturne, discrète, observatrice et sans doute calculatrice, probablement très protectrice et excessivement loyale. Gwenn, elle, avait les traits de Samsa dans sa jeunesse, butée, naïve, extravertie, généreuse partout avec tous, volontiers bavarde et rieuse, dotée d'une intelligence insoupçonnée derrière ses actes immatures. Il était difficile pour Samsa de composer avec ces deux caractères extrêmes car elle craignait que cela ne les desserve. Et pourtant, qu'y pouvait-elle ? Rien, sinon leur apprendre ses valeurs : la loyauté, la bienveillance, la protection, le courage. Toutes ces valeurs qui étaient celles d'un Cerbère, d'une Treiscan. Son éducation, bien que sommaire et décousue, semblait pourtant s'ancrer avec succès. Consolation à ses nombreuses absences, à sa conscience d'être une mauvaise mère à sa façon, puisque la préoccupation première de Samsa n'était pas d'aimer ses filles -même si elle leur portait cet amour maternel commun à toutes les mères- mais de les armer contre la vie en faisant d'elles des Treiscan dignes qui prendraient un jour sa succession, seraient les meilleurs témoins de son existence et de ce qu'elle a été. Descendance basique, dirons-nous.
La Baronne retira la cape sur ses épaules et la déposa sur une chaise en même temps que de reprendre une gorgée du vin que Yohanne lui avait servi. Ce soir était une parenthèse dans leur vie effrénée, un instant de repos et de bonheur agrémenté d'un feu, de nourriture, de vin et de l'autre. Elles ne parleraient des choses désagréables que de façon agréable, uniquement pour se soulager, seulement pour partager. Elles viendraient chercher chez l'autre le réconfort et la force d'avancer, le réconfort et le repos avant. Cerbère prend sa chaise et s'assoit face à Yohanna, à califourchon sur le siège pour s'appuyer sur le dossier placé devant elle. Elle la regarde en faisant tourner le peu de vin qu'il reste dans son contenant. Les hostilités, c'est toujours elle qui les ouvre.


-Pourquoi t'es partie de là-bas té ? Tu es allée à l'Est avec presque tous ceux que tu aimes pardi, mais tu es revenue seule té. Pourquoi pardi ?

Yohanna aurait pu s'être disputée avec les autres mais Samsa n'en croyait rien. Quand bien même ce fut vrai, elle ne la voyait pas les abandonner à la barbarie et au froid ; revenir de l'Est, ce n'était pas une décision qu'on pouvait annuler facilement. Il ne suffisait pas de faire demi-tour, de retraverser quelques villes ; c'était un retour sans retour. Partageant son reste de vin, Cerbère lui tendit avec l'ombre d'un sourire imperceptible pour rendre la question moins douloureuse. "J'espère que tu as prévu le stock d'alcool".
_________________
Yohanna.
Si tu savais à quel point ma vie a été solitaire avant
Et combien de temps j'ai été si seule
Et si tu savais comme je voulais que quelqu'un vienne,
Et change ma vie, comme toi tu l'as fait

Et j'ai l'impression d'être à la maison, j'ai l'impression
d'être à la maison
J'ai l'impression d'être à nouveau là d'où je viens
- ( traduction de Feels Like Home - Chantal Kreviazuk )




Le froid. Yohanna avait une histoire toute particulière avec le froid. Les grands moments de sa vie se sont souvent passés dans la neige, en Empire. Il y a eu cette flèche qui a tout brisé, et surtout sa jambe. Puis son chien qui s'est fait embroché par un sanglier avant de souiller le blanc immaculé d'une marre de sang et de mort. Et pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de l'aimer.
Ce qu'elle aimait dans le froid, surtout dans la neige, c'était le calme, le vide, le silence absolu. C'était cette paix qu'on pouvait obtenir, même en forêt, alors que la forêt en été grouille de bruit, de vie, de panique. On ne trouve jamais de calme dans la forêt. On se ressource, mais des bruits de la nature. Sauf l'hiver, où seul un vent glacial peut briser ce silence en secouant les branches mortes ou en sommeil, jusqu'à nous casser les oreilles et nous chasser au fond d'une grotte. Une grotte aussi ne retrouve son silence absolu que l'hiver, quand l'eau est trop gelée pour courrier sur ou sous la pierre.
Et puis, plus que tout, elle détestait la chaleur. Ce soleil qui tanne sa peau en la rendant sombre, l'envie de se dévêtir alors qu'on est déjà presque nu. La moindre couche de vêtement semble un poids insurmontable, et même les lacs ou les rivières ne suffisent plus à la rafraîchir, car rien que l'idée d'avoir la peau qui colle de chaleur la rend nerveuse. Et la fait transpirer. On n'est mieux nulle part ailleurs que devant un bon feu de cheminée, avec une peau de bête sur les épaules, car il pèle dehors.

Vient ensuite le chapitre des enfants avec le morceau de viande qu'elle mâchonne en écoutant religieusement. C'est que là encore, Cerbère va donner une grande leçon de vie à la Hache, qui pourtant a cette impression d'avoir longuement progressé côté lien du sang. Mais non, elle est encore bien loin de ce qu'elle imagine. Les bourgeons Treiscan n'ont que cinq ans. Cinq minuscules petites années, et Samsa en parle comme des êtres à part entière, capables de qualités, de défauts, de pensées, de décisions même. Comment un être aussi petit et fragile peut avoir une telle force de volonté ? L'histoire du feu perturbe un peu la H, qui là encore se retrouve un brin. Elle peut passer des heures à contempler les flammes, méditer sur leur fonction, leur pouvoir, leur envoûtement, sans pour autant réussir à les comprendre vraiment. Pourquoi tout ce qu'elles semblent caresser avec une douceur infinie finit par être totalement détruit, réduit en cendres ? Le feu ne fait pas le moindre bruit quand il s'attaque sauvagement à un vélin, et pourtant, il le fait se recroqueviller comme en lui infligeant la pire des douleurs, jusqu'à le faire disparaître totalement. Le feu, qui a le pouvoir de transformer la neige en eau, et l'eau en fumée. Le feu… Qui vit un peu en chacun d'eux… Ce feu-là est analysé par un petit être haut comme trois pommes.
Et comme Noël arrive à grands pas, elle repense à Blanche. La fille de Susi qui est restée en Béarn à attendre sa maman. La fille de Susi pour qui elles avaient promis de se rejoindre avant la fin de l'année dans le domaine pour lui faire passer quelques jours avec autant de famille que possible. Parce qu'elles avaient besoin de croire, d'espérer qu'avant la fin de l'année, elles seraient rentrées. Mais non, ce ne sera pas le cas. Maman était restée là bas. Et Mamie était de retour… Allez savoir pourquoi…

D'ailleurs, la question vient, tranchante, touchant au plus précis le problème qu'elle s'efforçait pourtant de cacher. Mais elle me peut rien face à Samsa. Samsa voit tout, Samsa a le flair qu'il faut pour dénicher le gibier le plus profondément enfoui.

Le verre est bu d'une traite, et ses yeux en brillent soudain de retenir en bouche une brûlure trop soudaine. Puis elle débarrasse dextre pour faire face à son amie posée à l'envers de la chaise. Une main brûlée et une main saine viennent entourer le visage ami, pour en repousser les cheveux, et le front se colle à son jumeau, leurs nez se frôlant presque. Le regard est intense, complet. Presque autant que le baiser de bienvenue. Il lui faut au moins ça pour oser avouer. Pour parler sans détour, et lâcher, lâcher tout ce qui lui étouffe le cœur.
Mais elle reprend place, la croupe en appui sur la table, à un pouce de Samsa, pour capter encore son aura, sa chaleur, et n'avoir qu'à tendre le bras pour récupérer charcuterie et alcool fort, afin d'avouer.


La réponse est dans la question Samsa. Ceux que j'aime ne sont plus ceux avec qui je suis partie. Ceux que j'aime sont ici, et ceux là bas ne sont plus ceux dont j'ai besoin.
J'avais peur de perdre le lien avec vous. Toi, Kaghan, Léorique, Kyara… Et pourtant, le lien s'est finalement brisé entre moi et ceux qui sont encore là bas.


Le sujet le plus délicat pour commencer :

Je crois qu'y'a un truc de cassé avec Andréa. Pour toujours. J'suis allée trop loin. Mais je l'ai peut-être fait exprès. J'sais pas. On ne se comprend pas, de toutes façons. Je regrette, car elle a toujours été là pour moi… Toujours au bon moment. Maintenant faut que je la laisse faire sa vie sans m'en mêler. Je n'sais pas l'aider.

Le plus complexe :

Avec Susi ça va, mais elle est plus heureuse là bas. Elle a besoin de se réaliser dans quelque chose, et je sais que ça ne changera rien entre nous. Elle est ma fille. Ce lien là est immuable, pas vrai ? On peut en venir par changer, évoluer, avoir des routes différentes, mais elle restera toujours ma fille, et moi toujours sa mère.

Enfin, le plus sombre :

Pour l'homme avec qui j'étais… Soit on se ressemblait trop, soit on se voilait la face. Je crois qu'il n'y aura jamais un homme qui pourra me correspondre autant. Mais c'est bien la preuve que je ne suis faite pour aucun homme. Car ça s'est fini comme ça. Sans un mot, sans une explication. C'était… Vide. J'ai tourné la page sans doute aussi vite que lui. Pourtant il est sans doute celui à qui j'ai le plus donné. Peu importe à présent. Je n'aime pas déprendre d'un homme. Tu me connais, et tu peux me comprendre mieux que quiconque.


Comme toujours, Samsa, toi seule peux comprendre.
Et puis, histoire de finir le sujet sur un point plus léger, le dernier à citer, peut-être histoire de garder le meilleur pour la fin.


Et puis si on doit parler d'Ansoald, le mari de Déa… Je crois que sa présence grisante m'avait beaucoup trop grisé. J'ai perdu la tête. Une fois. Deux fois. Dix fois… En fait… Je crois qu'il a souvent été la lame qui a coupé les liens fragiles me tenant aux autres. M'a-t-il isolée ou libérée, va savoir… Je suis tellement heureuse d'être à nouveau ici. En vie. Avec toi….

Pas besoin d'un mot de plus, le regard traduit tout le reste. L'air devient lourd, chargé de tout ce qui les unit. Cette complicité, cette ambivalence, cette complexité qui rend leur amitié semblable à de l'amour, cet amour qui le tient plus liées que des sœurs, cette envie de la sentir à nouveau tout contre elle, plus proche encore. Plus proche que jamais...
_________________
Samsa
    "C'est toi et moi
    Contre le monde entier,
    Toi seul à mes côtés
    Comprenant mes tristesses.
    Tu es l'ombre de ma peine,
    Le chagrin de mon chagrin.
    Oui, toi et moi, contre le monde entier,
    Et tes soldats de bois, et tes armées entières ;
    Je te vois gagner la guerre et je n'ai plus peur de rien."
    (Claude François - Toi et moi contre le monde entier)



Intense, oui, le regard et le geste de Yohanna le sont et Samsa ne faiblit pas. Ses petits yeux sombres, enfoncés sous des arcades sourcilières marquées, plongent dans ceux de son amie, ils cherchent à la déchiffrer, à lui donner de la force, comme un soldat fanatique transmettrait son ardeur à son capitaine en train de lui faire un discours de motivation. Par le regard, Samsa pousse Yohanna à parler, à vider son sac sans détour, sans crainte, sans hésitation. Et cependant, que serait Cerbère sans ses autres facettes ? N'était-ce pas une des raisons de son surnom ? Si. Un léger mouvement de tête bordelais vient se faire frôler les deux nez, contact bref et léger, geste de tendresse dans cet instant si difficile, encouragement plutôt qu'incitation. La Hache se rassoit sur la table et parle, sans pour autant que Cerbère n'intègre toute la réponse. Avoir besoin des gens, c'est quelque chose de tabou pour Samsa ; c'est mal vu, de dire qu'on a besoin des gens et qu'on les quitte quand on a pris ce qu'on devait prendre. A l'instar de beaucoup de choses, Cerbère s'imagine au-dessus de ces lois universelles, capable de ne ressentir aucun besoin, seulement de l'affect. C'est peut-être parce qu'elle n'intégrait pas cette variable dans ses relations qu'elle réussissait l'exploit d'être aimée de tous. Femme-enfant, Samsa restait complètement sceptique et paralysée devant certains concept comme l'injustice ou le besoin, et, si elle en souffrait souvent, elle parvenait à en faire une force plutôt qu'une faiblesse. Elle occulte ainsi involontairement la phrase de Yohanna sur le besoin, incapable de l'intégrer plus avant.

Accoudée d'un bras sur une cuisse de Yohanna, Samsa tend la main pour attraper de la nourriture et remplir son verre. On n'écoute pas autant de choses profondes sans donner contenance, sans créer une soupape de sécurité, sans boire ou manger. C'est trop compliqué sans. Gratuitement, Samsa ressert la brune et rapproche une assiette. C'est important.


-J'suis désolée pour Andréa pardi. Je sais combien tu l'aimais té. Vous aviez l'air tellement fusionnelles pardi... A votre façon hein té. Vos routes se recroiseront, plus tard té. Pour l'instant, vous devez faire du chemin l'une sans l'autre pardi, sans vous tirer dans les pattes ni vous expliquer avec de la bière et des câlins té.

Les liens du sang ne changent jamais -et du coeur au point du sang non plus pardi. Ils donnent autant d'amour que de haine, de fierté que de déception té. Susi se réalise dans une cause que tout le monde croit perdue, moi la première té. Mais... Ce sont souvent les gens qui se réalisent dans des causes perdues qui font de grandes choses pardi.


N'était-elle pas elle-même dans le cas ? Roturière de naissance, hors de politique, elle serait un jour reine. Quelle était la différence avec Susi qui voulait vaincre le Grand Khan ?
Un sourire doux vient en réponse aux paroles de Yohanna sur la liberté. Oui, elle la comprenait mieux que quiconque, détestant dépendre des autres, détestant les attaches. Et pourtant, Samsa était Cerbère, son bonheur dépendait des autres et elle avait des attaches partout. Bonheur paradoxal. Jusqu'au bout, elle écoute, jusqu'à ce que sa main vienne saisir de celle de Yohanna pour la serrer délicatement.


-Quoique tu fasses pardi, essaye toujours de le faire parce que tu en as envie et parce que les conséquences te rendront heureuse. C'est le secret pardi. Et puis... Des fois, oublier les conséquences possibles, c'est bien aussi té.

Un grand sourire habille les lèvres de Samsa avant qu'elle ne reprenne une généreuse gorgée de vin. Profiter de l'instant présent, faire ce dont elle a envie, oublier un peu les conséquences, elle ferait bien de s'y mettre un peu ; il n'y avait pas mille façons de remonter une pente aussi raide que celle qu'elle dévalait en ce moment. Elle se leva et tira un peu Yohanna pour l'inciter à faire de même.

-Viens pardi ! T'as déjà dansé té ? Et sans musique pardi. Je ne sais pas danser alors ne me sors pas l'excuse té.

Personne, ici, ne serait en capacité de juger. Personne ne se moquerait, personne ne critiquerait, personne ne les regarderait même. Femme galante par nature autant que par obligation, puisque apparemment proche d'un être masculin, Cerbère invite sa partenaire d'un soir sur la piste éclairée par le feu crépitant. Le rythme n'est pas au point mais la mélodie reste agréable. Loin, donc, de savoir danser la pavane ou de connaître la basse danse, la Baronne place ses mains dans le bas du dos de la Hache ; elle ne sait pas si c'est ainsi qu'on danse, mais c'est ainsi qu'elle a envie de poser ses mains, laissant libre la mercenaire de son choix également. La Cerbère lui adresse un sourire et fait quelques pas, aussi petits qu'incertains, tentant en vain de se remémorer les rares danses auxquelles elle a pu assister. L'absence de musique n'aide guère sa mémoire, mais qu'importe car passées quelques minutes, la Prime Secrétaire Royale se détend parfaitement, allant jusqu'à poser son menton sur l'épaule amie, le côté de leur visage se touchant paisiblement. Subrepticement, les doigts bordelais passent sous la chemise de Yohanna, ouvrant le passage à ses mains qui se calent ainsi dans la chaleur du creux de ses reins, osant par instant de petites caresses comme une mère caresserait la joue de son enfant pour l'endormir.

-Quand j'étais petite pardi, les autres enfants voulaient tous devenir de grands marchands pour partir à l'aventure pardi, ou bien chevaliers té. Les filles voulaient épouser un prince charmant pardi. Ils voulaient tous sortir de la médiocrité pardi. Moi je voulais juste reprendre l'élevage de mon père pardi.
Il vendait des roussins et des palefrois pardi, mais pas de destriers té. Il disait que ces chevaux-là devaient s'élever à part pardi, parce qu'ils avaient des missions à part té. Ses chevaux n'étaient pas extraordinaires té, il les vendait à des petits seigneurs pardi. Mon père n'avait pas plus d'ambition que ça pardi, ça suffisait à le rendre heureux et à nourrir sa femme et sa fille té. Longtemps pardi, j'ai été comme lui té ; je voulais juste rendre les gens heureux pardi, c'était ma façon de vouloir changer le monde té, je ne m'occupais pas des hautes affaires de ce monde pardi. Et puis Zyg est morte pardi. Et j'ai commencé à me battre contre tout té. Aujourd'hui je me suis élevée bien plus que mon père ou ma mère avant moi té, je vois encore plus grand pardi mais... Est-ce que je suis faite pour ça pardi ? Le sang qui coule dans mes veines est issu de la roture té, d'un éleveur de chevaux et d'une voyageuse qui n'avaient pas d'ambition ou qui n'ont jamais combattu pour changer les choses à grande échelle té ; en quoi serais-je différente d'eux pardi ?


Cerbère s'arrête de bouger et redresse la tête pour regarder Yohanna. Son regard a beau être abrité par ses arcades sourcilières marquées qui lui donnent un air de prédateur acharné, ses yeux n'en restent pas moins d'un brun sombre expressif qui se trouve perturbé en ce moment. Morts à ses quinze ans dans l'incendie de l'écurie familiale, Samsa n'avait jamais pu savoir s'ils seraient aujourd'hui fiers d'elle ou si elle avait transgressé trop de limites, explosé trop de barrières, s'ils la soutiendraient ou chercheraient à le ramener dans le droit chemin de la vie tranquille. Samsa soupçonnait sa mère, Adalarde Treiscan, d'avoir eu quelque force de tempérament bouillonnant en elle mais elle ne l'avait jamais vu l'exprimer. Son père, Gauderic, avait été le parfait pacifiste qui n'avait rien eu d'un lâche pour autant. Rien n'aurait dû prédestiner Samsa aux chemins de la lumière, aux champs de bataille et aux combats moraux.

-Tu crois que j'ai tort pardi ? Tu crois que je suis orgueilleuse té ? Tu crois que je vais tomber avant d'avoir atteint mon but parce qu'il est écrit dans mon sang, mes ancêtres et ma destinée que je n'ai pas les épaules pour ça pardi ?

Les questions sont sincères mais aucun doute ne transparait dans la voix de Cerbère pour la dernière car elle sait qu'atteindre son but, ce but ultime qu'elle s'est fixée de changer le monde, lui sera fatal. Samsa a toujours eu une force explosive mais peu endurante ; changer le monde devrait être à sa portée, mais pas l'accompagner. Ainsi Cerbère était-il condamné à ne pas vivre dans le monde qui serait pourtant le sien, à l'image de son homonyme de la mythologie. Peut-être, finalement, toute la destinée de Samsa n'était-elle écrite que dans son surnom.
_________________
Yohanna.
I'd get it if you need it
I'll search if you don't see it
you're thirsty, I'll be your rain
you get hurt, I'll take your pain.

My aim is so true
I wanna show you
I'll try forever
I'm never gonna say "surrender".

When you get worried I'll be your soldier.


    J'aurais ce dont tu as besoin
    Je chercherai ce que tu ne vois pas
    Si tu as soif, je serai ta pluie
    Si tu es blessé, je soignerai ta douleur...

    Mon objectif est si réel,
    Je veux te montrer
    J’essaierai pour toujours
    Je ne dirais jamais « abandonner »

    Si tu es soucieuse, je serais ton soldat





Et pourtant Samsa, si tu savais comme le Besoin de l'autre est une constante chez Yohanna. Elle a besoin des gens. Elle a besoin d'avoir des plans, des projets, de la famille. Elle a besoin de servir une personne, ses idées. Elle a besoin de monde pour voyager, pour choisir des destinations, pour avancer. Elle a besoin d'écrire des courriers, elle a besoin de vivre des aventures avec toujours des nouvelles têtes, des nouveaux visages. Elle a besoin d'amis, d'amants, elle a besoin de combler ce vide, de taire cette peur qui lui vrille les tripes chaque nuit qu'elle passe seule : celle de finir totalement abandonnée.
Et l'avenir proche lui apprendra qu'elle n'a jamais autant eu besoin de toi. Mais elle aussi, sans le montrer, sans le dire. Elle s'accroche à une branche, et quand la branche casse, elle se rattrape à une autre…

L’assiette est tendue, encore de la nourriture à mâchouiller, et, comme elle a la bouche pleine, elle arrive à peine à répondre :

J'crois que j'suis à court d'idées côté causes perdues… J'ai quelques projets, mais des trucs de vieux fainéants. Ou de gens qui n'ont pas ce grain de folie qu'il me faut.

Mais déjà elle était entraînée sur la piste de non-danse.

Han ! Bien sûr que j'sais danser ! J'sais tout danser ! J'dansais avec ma grande sœur ! J'sais faire la bourrée, la saltarelle, la volte, la…

Souffle coupé par les gestes totalement inattendus, si la fille de noble sait danser à peu près tout ce qui se fait à l'époque, elle déteste le pratiquer, sans doute parce qu'elle tenait toujours le rôle de l'homme avec sa sœur, et qu'aucun homme n'a jamais voulu prendre les pas de la femme. De fait, l'ensemble donnait toujours quelque chose de très approximatif si elle ne dansait pas avec une femme, mais jamais les corps étaient aussi proches qu'à présent. L'évidence est faite : Samsa ne sait pas danser. Ou bien elle tente de lui apprendre quelque chose d'original, qui est sorti aux bals de la couronne depuis que la brune est partie à l'autre bout du monde. Malgré tout, et parce qu'elle n'entend aucune musique, H se laisse guider et bercer par les mouvements, le souffle de sa partenaire, puis par ses mots.
Si les doigts samiesque la font carrément frissonner, ce n'est certainement pas à cause de leur fraîcheur, mais bien parce qu'encore une fois, l'audace du geste la surprend. Elles sont là, devant le feu, au chaud, et elles fêtent leurs retrouvailles, à leur manière. Il n'y a qu'elles pour les voir, et deux oiseaux diurnes qui dorment déjà sûrement, eux aussi bercés par le crépitement du feu. Finalement, baronne contre Baronne s'y fait, les mains trouvant naturellement leur place sur les hanches de la partenaire et, comme à son aimante habitude, sa truffe se fourre dans le cou, à la recherche de ce flux chaud, imperceptible, et qui pourtant véhicule la vie. Parfois, elle y déposera doucement ses lèvres, tandis que chaque parole est réfléchie, ruminée, pour en extraire tout le sens, comprendre son amie, percer sa personnalité puisée dans son passé. Aider à tirer des leçons s'il le faut.

Moi quand j'étais petite, je voulais être chevalier. Ma sœur était aussi réfractaire à l'idée que ma mère. Et ça faisait rire mon père, qui s'efforçait de toujours plus m'apprendre à me comporter en vraie femme noble. Parce qu'au fond, j'étais destinée à ça. Épouser un riche titré, avoir des enfants, récupérer la terre de mon père perdue par amour pour une ennemie jurée de la famille, noble aussi malgré tout. L'avenir était écrit pour moi. On attendait ça de moi.
Ma sœur voulait être médecin, peut-être nonne pour pratiquer son art-métier en paix. Et mon frère voulait juste être un homme respecté. Finalement, il est parti encore plus loin que moi et je n'ai aucune nouvelle. Ma sœur est morte d'une forte maladie, et moi, je ne suis ni noble, ni chevalier.

Je crois, au fond, qu'il y a trois chemins. Celui que les gens veulent pour nous. Celui qu'on veut pour nous, et celui qu'on emprunte réellement. Par choix ? Par dépit ? Doit-on s'en plaindre ? Qu'est-ce qui est le mieux pour nous ? Qu'est-ce qui aurait été mieux ?
La vie n'est pas manichéenne. Toi et moi, on a sacrifié beaucoup pour être ce qu'on est, et si on avait sacrifié moins, on aurait été autres, mais aurait-on été plus heureuses ?
Je me suis enfuie en pensant que c'était la seule façon de réussir à être Chevalier. Aujourd'hui, quand on me propose de l'être, je refuse. Et tu sais que j'ai souffert, autant que toi.


Il n'y a plus de pas de danse à présent. Il n'y a plus de nourriture pour servir de tampon aux mots et amortir leur poids. Il n'y a plus personne dans leurs têtes, que de vieux fantômes qui dansent parmi les ombres sur les murs de la maison. Il n'y a plus rien, sinon le feu qui les entoure et les mots qui raisonnent. Et les mains de la brune quittent les hanches de son amie pour venir encadrer son visage, et transmettre par ce geste le sens lourd de ce qui va suivre.

Je pense que la place que tu as, tu la mérites, et tu la portes avec le plus grand des panaches. Et si tu dois encore poursuivre sur ce chemin, tu en trouveras les moyens.
Et surtout Samsa, n'oublie pas que, quoi qu'il arrive, je suis là.


Sa main glisse vers sa jumelle pour y entremêler les doigts, et brusquement, le visage de la brune change d'air. Un grand sourire l'illumine, et elle l'attire vers un autre coin de la pièce. Parmi les objets en tout genre ramenés de Valahia, tous de couleurs plus bariolées et folles les unes que les autres, un petit écrin de bois sculpté est dégagé et tendu à l'Amie.

Tiens. C'est pour toi. Ce n'est pas grand-chose mais… Ca vient de là bas.

Dans l'écrin, posé sur un coussin de petit velours sombre, un oeuf décoré avec une finesse rare


C'est une tradition là bas… Et j'aime le symbole de l’œuf. On le retrouve dans de nombreuses légendes, car il signifie la vie, son début, la création, mais aussi le cercle, la plénitude…
Bon d'accord… J'te ramène un œuf parce que j'ai pas trouvé de chien à trois têtes. Mais au moins c'est quelque chose de typique !**





** Pour les connaisseurs, pardon, les vidéos officielles n'existant plus sur youtube, ça reste un régal de redécouvrir un épisode connu archi par cœur ! Même si on ne garde que le son...

_________________
Samsa
    "Parce que toi et moi on le sait bien,
    Au fond le monde nous appartient
    Et y'a rien d'autre à en dire
    Que le silence forge des liens
    Dont le temps a le souvenir."
    (David Portelance - Toi et Moi)


Yohanna connait beaucoup du passé de Samsa. Elle sait que ses parents sont morts à ses quinze ans, elle sait pour Zyg, pour ses tentatives de suicide, pour la naissance de Cerbère. Yohanna sait tout de sa vie mais Samsa, elle, en connait finalement très peu sur la Hache. C'est un fait qui l'étonne presque tellement elle a la sensation de la connaître par coeur et pourtant, elle se rend compte qu'elle ne lui a jamais vraiment posé de questions depuis qu'elles avaient joué au jeu de "qui a eu la vie la plus pourrie". Aucune n'avait gagné mais Cerbère n'avait, depuis, plus jamais rien demandé. Un chien, ça ne parle pas ; ça ne fait qu'écouter.
Un petit sourire illumine le visage de Samsa aux paroles rassurantes de Yohanna, à son murmure à son attention. Ça ne lui confirme pas que son chemin est glorieux, mais s'entendre dire qu'elle est méritante, c'est déjà mieux que rien. La main serre un peu la sienne avant que l'oeuf ne lui soit offert. Bleu et blanc, les couleurs de la bordure componée de son blason, la loyauté et la pureté. Parfait. Le regard plein de reconnaissance se relève vers la brune.

    "Je suis content de te retrouver,
    On s'est pas vu de toute la semaine.
    Faut dire que notre amitié
    Me rappelle à moi-même.
    Il s'passe rien d'particulier
    Mais d'entendre dire "je t'aime" par un ami qu'on voit souvent,
    Par un ami important,
    Ça fait du bien."


-Merci pardi. Mais tu sais, le Cerbère est toujours là té.

Samsa montre le fourreau de son épée où est accroché le petit Cerbère sculpté, offert par Hache lors de son arrivée à la guerre d'Anjou. Elle avait promis de le garder et il ne l'a pas quitté. La Baronne en profite pour détacher son épée de sa taille et la dépose contre un mur. Le geste est profond de sens car jamais Samsa ne se sépare de son arme hors de son lit et de ses ablutions. Lui retirer est une torture, elle se sent démunie, pas sans défense mais sans attaque. Si un assassin surgissait tout de suite pour les tuer, elle ne pourrait pas protéger Yohanna et si celle-ci venait à mourir, elle s'en voudrait toujours de ne pas avoir gardé son épée. Même si, jusqu'à preuve du contraire, aucun assassin ne devrait venir.

    "Je sais pas pourquoi je me sens fébrile,
    Je sais que ça te dérange pas mais
    J'ai les yeux humides ;
    J'm'excuse toujours dans ces cas-là.
    Peut-être qu'aujourd'hui plus qu'hier,
    La vie me glisse des doigts.
    Le quotidien a ses p'tites misères,
    Tu sais c'que c'est aussi bien que moi, pas vrai ?"


-C'est voulu que tu aies offert un des objets les plus fragiles du monde à une des femmes les plus brutes de la Terre té ?

La Cerbère lui sourit, embrasse la main qu'elle tenait toujours en remerciement supplémentaire et contourne son amie pour soigneusement déposer l'oeuf sur la table. Si elle le garde sur elle toute la soirée, il a de fortes chances de finir en omelette. Elle en profite pour resservir deux verres de vin et ramène celui de Yohanna. Elle s'assoit par terre, sur la peau d'ours étendue devant le feu. Elle n'a jamais caressé d'ours. Sa main gauche scarifiée passe sur les poils, ses doigts filent entre eux ; quel étrange animal. Elle relève le nez vers la brune et l'invite d'un tapotement de la main. Elles ont tout le temps qu'elles veulent mais la magie de la nuit, de cette nuit, n'est pas éternelle. Sans précipitation, Cerbère l'entame.

    "Alors j'nous ai apporté deux verres et une bouteille presque pleine.
    Ce soir on a le monde à refaire avant de commencer la semaine.
    Sers-moi un coup, serre-moi bien fort,
    Et surtout faut me promettre que le bonheur est un abreuvoir
    Et que ce soir on boit cul sec. A ta santé."


-A ta santé pardi.

Elle entrechoque légèrement son verre avec le sien avec un sourire et le vide rapidement. Ce soir, le bonheur est un abreuvoir et elle boit cul sec même si, vis à vis du vin, c'est un peu un sacrilège. Tant pis. Au moins il en reste un fond, assez pour la contenance.


    "Parce que toi et moi on le sait bien,
    Au fond le monde nous appartient
    Et y'a rien d'autre à en dire
    Que le silence forge des liens
    Dont le temps a le souvenir."


Le bras libre de Samsa entoure les épaules de Yohanna, la calant contre elle. Son pouce caresse doucement l'épaule opposée dans une tendresse amicale. Elle est bien, là. Les problèmes n'existent plus, le monde non plus, les projets, les blessures, le passé et l'avenir se sont effacés. Ne reste que le présent, cet instant où les crépitements du feu résonnent doucement aux oreilles des deux femmes. Elles se sont promises que si Yohanna survivait au Grand Khan, elles passeraient une nuit l'une contre l'autre, au calme, loin du chahut du monde. La réflexion de l'oeuf, sa fin, arrive enfin à la tête de Cerbère.


-Je n'ai rien pour toi pardi, je suis désolée té.

    "J'm'excuse d'être venu comme ça
    A l'improviste jusque-ici.
    Dimanche, il est tard, je sais tout ça mais
    Il m'fallait ta compagnie.
    On n'a pas toujours pris le temps pour se parler pour se dire,
    Toutes les émotions que l'on ressent
    Quand on apprend à mentir,
    A se mentir."


La Baronne retire sa toque qu'elle pose plus loin, faisant de même pour ses bottes et ses bas. Rien ne vaut de sentir la chaleur du feu lécher ses pieds, rien ne vaut de sentir une peau d'ours sur leur plante, le tout avec -encore- un peu de vin. Elles ont encore tant de choses à se dire que la pudeur retient. Leur force de caractère les font encaisser un peu tout et n'importe quoi. Les choses, entre elles, ne sont jamais avouées qu'à demi-mots ; c'est plus facile pour protéger, pour se protéger.


-Elle me manque pardi.

    "Et puis avec l'âge sur les épaules,
    Devenus un tout p'tit peu moins cons,
    Notre amour propre se dépose
    A bonne distance de nous.
    T'as deviné, elle est partie,
    Sans doute que c'est comme mieux comme ça mais
    Je donnerais ma chemise pour la reprendre dans mes bras,
    Dans mes bras."


La tête du Cerbère se pose sur l'épaule de son amie, sa main serrant doucement la sienne. Elle n'a pas encore plongé, moralement parlant, mais elle sait que cela arrivera bientôt, que dans quelques jours elle sera bourrée et en train de hurler à la mort, résistant à tout et à tous jusqu'au bout. Elle aurait pu en mourir et si sa simple phrase précédente en est un signe annonciateur, elle est tellement banale que rien, pourtant, ne laisse présager. Presque. Ses yeux se ferment alors que sa mémoire retrace dans le noir de sa tête les traits de Shawie, ses courbes, leurs souvenirs, toujours les bons, tout ce qu'elles ont traversé ensemble. Une partie des gens en manque irait simplement voir ailleurs, se soulager ailleurs, considérant ainsi que toutes les femmes sont interchangeables, qu'elles n'ont pour but que de soulager des besoins amoureux et charnels, mais Cerbère ne remplace pas. Cerbère n'est pas trompable. C'est son coeur qui est pris, pas uniquement son corps, c'est pourquoi personne ne peut remplacer Shawie ; c'est pourquoi Samsa ne cherche même pas à la remplacer.

    "Mais au moins toi t'es là, tu demeures,
    Même si je perds le goût d'aimer, même si j'implose, même si je pleure,
    Même si mon orgueil est touché.
    Et même si la leçon est dure et que j'ai mal à en crever,
    Toi tu fais partie d'l'aventure,
    Tu comprends tout et tu attends le bon moment."


-Je suis contente d'être là avec toi pardi. Tu sais pardi, je crois que c'est une des premières fois que l'on passe vraiment du temps ensemble té, en dehors des guerres, des moments de paix, des voyages pardi... Pourtant j'ai l'impression que tu sais tout de moi té, passé, présent, futur pardi... Moi je ne connais pas grand-chose de ton passé finalement té, un peu de ton présent, très peu de ton futur té.

Une seconde de réflexion passe et Samsa se lève, un peu soudainement. Dehors, le froid doit être mordant à présent, mais ici il fait bon grâce au feu, grâce à leur proximité, pas seulement physique mais également morale ; elles se transmettent leur énergie mutuellement. Il est temps de se mettre à l'aise, de ne plus craindre une attaque, de se moquer de si une bataille devait maintenant avoir lieu dehors. Ce soir, cette nuit, la Couronne peut tomber, l'Anjou être prise, la peste se répandre et n'importe quel courrier urgent arriver, Samsa s'en fiche ; le monde tournera sans elle. Tournant le dos à Yohanna, elle retire sa chemise grise, exposant sa cotte de maille bien entretenue. Penchée en avant, la Baronne s'applique à la retirer, libérant son dos et ses épaules qui semblent s'ouvrir et se grandir sans ce poids, et il émane ainsi de Cerbère une force différente, moins brute mais plus grande. Il ne reste sur elle que la chemise de lin qui protège habituellement sa peau du fer et on devine en dessous les bandes qui maintiennent sa poitrine. Sans cotte de maille, elle fait déjà plus femme et sa peau de femme sera peut-être plus exposée, plus tard, sans jamais, cependant, que son intimité ne le soit ; le no man's land a ses limites, mais Samsa se souvient des mots précis de la lettre de son amie, elle sait ce qu'elle a promis.

    "Alors je veux te dire merci, tout simplement,
    Comme un frère parce que dans ce vieux monde pourri,
    Toi et moi on fait la paire.
    Aujourd'hui devenus des hommes,
    On a toujours su être fous,
    Mais pour être vraiment ce que nous sommes, qu'avons-nous fait, que ferons-nous ?
    Jamais assez, jamais assez."


Elle revient, en braies blanches et chemise de lin, et s'allonge sur la peau d'ours pour poser sa tête sur les genoux de son amie. Ses petits yeux sombres, abrités par des arcades sourcilières marquées, renvoient le reflet des flammes vers Yohanna alors que Samsa la regarde. Elle n'est pas en position de protectrice mais, en bon Cerbère, on croirait voir un chien qui regarde son maître, attentif à tout ce qui se dira désormais, manifestant son affection par ses yeux.

    "Parce que toi et moi on le sait bien,
    Au fond le monde nous appartient
    Et y'a rien d'autre à en dire
    Que le silence forge des liens
    Dont le temps a le souvenir."


-Parle-moi pardi. De ton passé, de ton présent, de ton avenir, de ce que tu veux pardi. Raconte-moi des épisodes de ta vie, des anecdotes, des projets té. Prends tes aises et parle librement té.

La Prime Secrétaire Royale se redresse un instant, le temps de déposer sur la joue amie un baiser tendre et, avec un sourire qui éclaire son visage tragiquement martial alors qu'il aurait pu être pleinement avenant pour peu que la vie l'ait un peu plus épargné, elle repose sa tête sur ses jambes. Yohanna peut bien lui raconter le jour où elle est tombée après avoir trébuché sur un caillou que le jour où elle a perdu son fils, la même attention compréhensive lui sera offerte, la plus grande. Ce jour, elles étaient dans une passe de construction de leur amitié importante, elles posaient un pilier qui deviendrait inébranlable.

    "Mais toi et moi on le sait bien,
    L'amour bien plus que le temps,
    L'amour bien plus que le temps,
    Aime prendre son temps."

_________________
Yohanna.
Et d'abord, le regard
Tout le temps du prélude
Ne doit pas être rude, ni hagard

Dévorez-moi des yeux
Mais avec retenue
Pour que je m'habitue, peu à peu


(Ycare - Déshabillez-moi)



-C'est voulu que tu aies offert un des objets les plus fragiles du monde à une des femmes les plus brutes de la Terre té ?


C'est bon de progresser. Et toi et moi on a toujours besoin de s'améliorer. J'me suis dit qu'un cadeau pour un peu d’entraînement t'aiderait à devenir aussi habile avec tes doigts que forte avec tes poings.

En réalité, elle n'y a pas pensé un seul instant, elle-même sachant faire preuve d'équilibre dans le maniement d'objets délicats, à force de jouer avec les fioles d'essences curatives ou de poison. Elle en avait presque oublié la force brute et directe de Samsa. Mais finalement, sa réponse taquine a quelque chose de vrai. Et son sourire l'est encore plus. Sincère et amical.

Je n'ai rien pour toi pardi, je suis désolée té.


Je n'ai besoin de rien d'autre que toi. Ca tombe étrangement bien car...

Le reste se passe de commentaire. Avoué dans un sourire mutin, elles savent. Elles savent ce qui les attend ce soir, ce qu'elles vont trouver, s'échanger. Bien plus qu'une simple étreinte, c'est leurs âmes qu'elles vont lier à jamais.

Elle me manque pardi.


Cette fois, H ne répond pas. Ce que fait Shawie à Samsa est cruel. Yohanna a fait bien pire à d'autres, et elle s'en flagelle. Par contre, aucune tolérance n'est laissée pour ceux qui touchent ses proches. Si les deux brunes ne se haïssaient pas déjà, Yohanna serait bien prête à lui déclarer guerre ouverte juste pour son absence auprès de son amie. Son départ à l'autre bout du monde avec une simple promesse de retour. Pour Yohanna, l'amour a distance est plus qu'inconcevable. L'esprit humain ne peut pas aimer sans voir, sans toucher. Il a bien trop vite fait de remplacer l'être aimé par un autre plus présent. Que ce soit d'un côté ou de l'autre, il lui est impossible de croire que les deux sont fidèles, si loin. Et le dernier cadeau en date de l'Espagnole témoigne de la force de son amour. Quand on aime, on met la plus grosse valeur, on offre tout. On promet la lune même si on ne la ramène pas, uniquement pour tenter d'aviver la flamme qui risque de s'éteindre sur le vent froid de l'absence… Mais elle n'est pas là pour parler de ça ce soir, et tout ce qu'elle dirait ne pourrait qu'agrandir la peine de son Autre. Alors elle se tait et réconforte par ses gestes, ses caresses, et se promet d'être là pour elle quand elle aura besoin de remonter la pente. Là, elle saura faire, elle saura pousser vers le haut. Aujourd'hui le risque est trop grand de la pousser vers le bas. Offrant sa tendresse et ses sourires, elle reste silencieuse jusqu'à ce qu'enfin Samsa se mette à l'aise.

Yohanna comprend aussi que dans l'évocation de l'Espagnole, Samsa pose les limites subtilement en rappelant ce qu'elle ne fera pas. Mais c'était acté depuis le début. Depuis le jour de cette promesse d'une soirée, et même bien avant. Yohanna ne franchira pas les barrières qu'elles se sont imposées. Elle sait ce qu'elle y perdrait. D'ailleurs, elle est si sage qu'elle s'installe, à genoux sur la peau d'animal, et, les mains au sol, elle la regarde faire, les yeux écarquillés, et le visage dans une contemplation quasi béate d'une apparition divine.

Les noisettes sont braquées sur le dos de Cerbère, comme si enfin une révélation va lui être faite. C'est d'ailleurs un peu le cas. Elle qui n'hésite jamais à se mettre à nu, elle qui n'a jamais rien eu à cacher de son corps, depuis le jour où on lui a volé toute sa dignité. Elle qui utilise même souvent ses courbes comme une arme ou un argument... Voici devant elle son parfait opposé. D'âme, elles sont jumelles. D'actions, les situations peuvent faire d'elles de parfaites opposées. Surtout quand ça concerne la chair et l'amour. Et de chair samsaesque, Yoh n'en connaît que trop peu.
D'ailleurs, elle ne doit encore que la deviner, sous ce tissus de lin et ces braies blanches qui ne quittent jamais Cerbère. Un peu comme une seconde peau qui avait sans doute elle aussi une histoire bien particulière à raconter.
Durant tout le temps où son amie s'est mise à l'aise, Yohanna n'a pas bougé, comme si le moindre souffle pourrait perturber ce moment de quasi recueillement. Comme si elle ne voulait pas effrayer le petite oiseau rare qui venait se poser sur la route à quelque pas d'elle, et se permettre ainsi d'observer son plumage coloré. Peut-être même était-elle restée en apnée, et elle se trouvait presque ridicule, ainsi immobile, quand Samsa revient pour poser sa tête sur les genoux encore vêtus de cuir. Il n'y a rien sous cette couche sombre qui couvre sa peau en l'épousant parfaitement. Alors elle n'ose pas l'enlever, et gardera sans doute ça pour plus tard, quand il faudra se blottir dans la douceur des draps, cachée par la pénombre de sa chambre. Pour l'instant, une main se porte à son verre, tandis que l'autre vient délicatement, du bout des doigts, frôler la peau cachée par du lin. Elle peut sentir la chaleur à travers le tissus, la chaleur naturelle que son amie dégage, maintenant qu'elle est bien à l'aise.

La Baronne demande à parler. Elle veut connaître. Sa vie. Les moments clés de sa vie plutôt… Yohanna prend le temps de replonger, captivée par la subtile découverte des courbes trop souvent cachées, replonger loin dans ses souvenirs, et chercher les plus importants. Samsa sait que sa vie n'a pas été toute rose. Aucune n'a gagné au jeu des pires choses vécues. Elle connaît la douleur qu'elle a pu ressentir en perdant un ami, en perdant un membre de sa famille… Ce soir en dansant, elles ont un peu parler…
Quel est le sujet que la brune tient au plein centre de sa vie actuellement ? Ses enfants…

Ce lien de famille qu'elle a pu ressentir dans sa jeunesse, qui ne l'a pas quitté jusqu'à ce qu'elle décide de fuir pour voir si l'herbe est plus verte dans le champs d'à coté. Jusqu'à ce rendre compte qu'elle courrait surtout après le vent. ''Vanité. Tout est vanité''



Je crois que j'ai envie d'orienter ma vie en fonction de mes enfants. Tu sais, je me suis rendue compte à Snagov que c'était une valeur sûre, immuable, qu'ils seront là toute ma vie. Et qu'il me faut être là pour eux toute leur vie aussi. Je les ai choisi. Je ne peux plus en avoir par moi-même, alors ils me sont d'autant plus précieux…
Susi parlait beaucoup de sa petite Blanche, là bas. Je suis sa grand-mère, et je ne l'ai vue que le jour de son baptême. N'est-ce pas un peu incohérent ? Tout ce qu'on bâtit, tout ce qu'on amasse, finalement, ça ira à nos enfants, non ?
Kaghan veut un enfant aussi, il en est dingue. Dans ces lettres, il me parle de cette envie comme d'un besoin viscéral. Je ne suis pas très enfant, tu le sais, mais, j'imagine que si on peut ressentir un besoin si fort, c'est que ça peut être important… Capital d'en avoir, mais surtout de savoir les garder, d'être proche d'eux…


Son visage s'était illuminé quand elle parlait de son fils, mais à présent il redevient sombre. Elle est partie loin de sa fille, comme un nouvel abandon, et n'a jamais su garder son fils auprès d'elle plus de quelques jours. Et pourtant, avant, ils étaient si proches. Avant, ils étaient si semblables…
Les lèvres sont humidifiées de vin avant de poursuivre.



Je ne dois pas les abandonner. C'est dur. J'ai toujours fui. J'ai toujours préféré tout laisser tomber qu'affronter certaines situations que je croyais trop pesante. On me croit forte, on me croit fonceuse… Ha ça oui, je fonce ! Mais dans le mauvais sens quand il s'agit de responsabilités. J'ai peur de ne pas être à la hauteur. Comment puis-je donner à ces enfants ce que je n'arrive pas à garder ? L'amitié, l'amour, la stabilité…
Susi se débrouille bien sans moi, tu sais ? Elle croit toujours devoir s'améliorer pour être à mon niveau, mais si elle savait qu'elle semble être une femme cent fois plus accomplie que moi… Elle réussit en politique, en jardinage, en cuisine… Elle aime la dentelle, les jolies robes, elle sait parler calmement quand ça ne va pas. Ma mère serait si fière d'avoir une petite fille comme ça. Tout ce qu'elle a toujours cherché à m'apprendre, Susi sait le faire, comme si c'était naturel pour elle. Kaghan, lui, c'est un esprit sauvage, un enfant de la forêt. Un petit être perdu qui a besoin de la lumière de sa maman de temps en temps. Un bon câlin quand la vie ne peut plus être affrontée.
Je les aime si fort tous les deux, Samsa, si tu savais… Cet amour me paraît tellement étrange… Il est dévorant, il est gorgé de jalousie, je deviens une louve quand on veut les approcher. J'ai envie de déchirer la moindre personne qui leur ferait du mal… L'amour d'une mère n'est en rien comparable à celui d'une femme. C'est… Tellement plus violent. C'est ainsi que je le ressens… Pas toi ?


Noisettes se posent sous les arcades foncées pour viser les petits yeux sombres. Et le sourire est paisible, joyeux du vin et des révélations qu'elle vient de faire. Parler lui fait un bien fou. Pourquoi ne parle-t-elle jamais d'elle comme ça ? C'est si bon de se vider l'esprit, de poser des mots sur des pensées, de laisser les choses se matérialiser entre ses lèvres sans forcer.
Le visage se penche, encore et encore, tandis que mains caressante revient sur l'épaule, et un baiser est déposé sur le bout du nez. Il est tant de changer. A la Hache de venir s'allonger sur le ventre de son amie. Heureusement, la peau d'ours est spacieuse et confortable. Ha… Non.. Il faut raviver le feu, pour que le foyer ne réduise pas. Quelques braises crachotent, une bûche est rajoutée, et les femmes à nouveau se croisent. Têtes, ventres, doigts mêlés. Elles ne sont plus qu'un seul élément, là, devant ce foyer rassurant.


A toi…
_________________
Samsa
    "Voudrais-tu me voir,
    M'oublier,
    M'approcher,
    Me croire,
    M'inviter,
    Ou n'pas savoir,
    Quand viendra la fin ?"
    (Grégory Lemarchal - Écris l'histoire)


Les petits yeux sombres, abrités sous des arcades sourcilières marquées, regardent Yohanna d'en bas, depuis ses genoux. Samsa a ce regard qui, quand il fixe, a toujours un petit quelque chose de dérangeant parce qu'il est attentif. L'esprit n'est pas occupé à détailler les nuances des iris amies, à méditer sur les traits du visage, à chercher imperfection ou à, au contraire, constater perfection, non ; l'esprit est tout aux paroles, les yeux sont inutiles et reflètent largement, par conséquent, toute l'attention qui est portée. Sa fille aînée, Nolwenn, a ce même regard, mais plus dérangeant encore car elle n'a pas la chaleur qui l'habite, cette bienveillance évidente. Plus tard, peut-être, quand elle aurait appris le sens de ces mots, leur application, et que le mur entre elle et le monde serait tombé.
Ce sont les enfants qui reviennent d'ailleurs, faisant définitivement prendre conscience à Samsa de l'importance qu'ils ont pour Yohanna. Pourtant, elle ne l'imagine vraiment pas en mère. C'est comme ça. De la même façon qu'on n'imagine pas Samsa capable de souplesse, Yohanna n'était pas imaginable en rôle de mère. Vision biaisée, peut-être, de celle qui la regarde trop pour l'imaginer en un quelconque rôle autre que celui qu'elle lui connait. Lentement, Cerbère vient tapoter la main amie de la sienne avec un sourire tendre.


-Ce n'est pas parce que tu n'arrives pas à garder certaines choses que tu ne peux pas les donner pardi. Ce genre de chose vient de toi, pas de ta vie ou des autres té. Regarde-moi pardi, je suis incapable de faire preuve de prudence raisonnée pardi. Pourtant té, je l'enseigne à mes filles pardi. Tu peux tout leur transmettre, si tu le désires pardi ; ça ne vient que de toi té, ton toi profond pardi, pas celle que tu crois voir dans un reflet té.

Samsa lui offre un franc sourire qui n'en reste pas moins rassurant. Ne dit-on pas que les enfants sont des versions améliorées de nous-même ? Les erreurs, les défauts, génération après génération, tentent d'être effacés. C'est ainsi que l'Humanité est censée avancer, dans un monde idéal. Un monde qui ne contient aucun enfant abandonné, aucun enfant non-désiré, aucun enfant blessé par la bêtise ou la vie en elle-même. Dans un monde idéal, tout le monde serait gentil, aimable, brave, honnête, loyal et capable de remise en question. Le compte était loin.
La tête de Samsa se penche légèrement à la question de la mercenaire sur la force de l'amour maternel. Cerbère n'est pas bien placée pour en parler. Ses filles, elle ne les a pas voulu. Elles sont un accident, conséquence cependant logique d'un mariage avec un homme qu'elle a aimé. Elle n'a jamais été capable de leur témoigner un amour profond et maternel, comme la plupart des femmes. Samsa n'a jamais été douée pour les border, les bercer, leur faire des câlins ; c'est avec un certain détachement qu'elle les regarde, comme si l'idée qu'elles soient ses filles, la chair de sa chair et sang de son sang, ne lui rentrait pas dans le crâne. Ses filles, Samsa était probablement exigeante avec elles ; dure, peut-être. Elle les voyait comme ses héritières, la perpétuation de son nom et de son image, ce qui subsisterait d'elle après sa mort. La descendance au sens quasi strict du terme. Pourtant, elle ressentait bien ce lien qui les unissait, elle était capable de tendresse et d'amour envers elles, elle aussi elle déchiquèterait le premier qui les toucherait. C'était certain même. Non pas parce que l'inconscient aurait porté la main sur les mini-Samsa, mais parce qu'il aurait porté la main sur ses filles. La nuance était de taille, effaçant ainsi tout égoïsme et narcissisme éventuels. Peut-être, finalement, son amour maternel était-il simplement un peu différent et plus enfoui. Un baiser sur son nez tire la Baronne de sa réflexion intérieure et lui étire un sourire. Elle laisse son amie remettre une bûche dans le feu et accepte de laisser sa tête reposer sur la peau d'ours pour accueillir celle de Yohanna sur son ventre. L'endroit, bien que musclé, reste moelleux et la respiration n'est guère très dérangeante car ce sont surtout les côtes qui se meuvent sous l'impulsion des poumons. Des mouvements vitaux pour celle qui portait toujours une cotte de mailles et qui finirait rabougrie si elle venait à respirer trop bas.

Et elle, donc.

Que pourrait-elle raconter ? Elle ne veut pas parler de Shawie. Elle a mal de son absence, elle en a déjà fait le tour ; il n'y a rien à ajouter, rien qui ne pourrait arranger la situation, soudainement, parce qu'elle n'a besoin de rien sinon d'elle. Elle est en manque, cruellement, et si les effets ne sont pas encore visibles pour autrui, Samsa les sent déjà. Chute dans 3, 2, 1... Pas ce soir.
Ses doigts tapotent légèrement ceux de Yohanna en réflexion. Elle pourrait lui dire tant de choses, éclairer tant d'aspects de sa vie que la mercenaire ignore, lui montrer à quel point elle a sombré, à une époque. Mais elle n'en a pas envie. C'est trop laid. En redressant un peu la tête pour regarder son amie, elle trouve finalement son sujet, réponse involontaire à une question précédemment intérieure de la brune. Les cheveux semi-roux se reposent pleinement sur la peau animale et les yeux s'accrochent au plafond pour raconter.


-Tu sais pardi, mes braies blanches té... Les gens disent que je ne devrais pas les porter pardi. Je m'habille en noir et gris, le blanc dénote té. Le blanc, c'est salissant pardi, surtout pour mes activités pardi. C'est gênant aussi à la mise à l'eau pardi. Et chaque fois pardi, je me contente de sourire en haussant les épaules té. Chaque fois, tous les jours, je les porte pardi, sauf mission de discrétion extrême té.

Quand je suis arrivée à Chinon pardi, j'avais été battue et dépouillée par une armée brigande pardi. Sans doute des angevins té. Je n'avais pas grand chose mais ils m'ont tout pris pardi. A Chinon té, j'ai dû recouvrer des vêtements décents pardi. La première chose que j'ai acheté té, ça a été des braies. Blanches pardi. J'étais très joyeuse pardi, le noir ne m'aurait pas sied et le gris était trop terne pour un premier vêtement té. Le blanc, c'était lumineux pardi. C'était positif té.
Avant même la mort de Zyg pardi, je me suis dirigée vers des vêtements gris et noirs pardi. J'avais prévu de changer mes braies blanches té, pour toutes les raisons que l'on m'évoque chaque fois pardi. Mais Zyg est morte pardi.


Une main de la Baronne se cale sous sa tête, comme l'oreiller d'une femme qui regarderait des nuages, paisiblement. La raison de la garde de ses braies blanches n'était pas que c'était son premier vêtement ou que c'était celui qu'elle portait quand Zyg a disparu avant de mourir. La raison est plus profonde, plus déchirante.

-J'ai gardé mes braies blanches pour qu'elle me retrouve pardi. Pour que, si elle devait revenir pardi, si elle devait être quelque part et me chercher té, si elle devait avoir un doute quant à mon nom, mon physique pardi, n'importe quoi té, ces braies blanches, achetées à Chinon, dénotant sur le gris et noir, restent pour elle un point de repère immuable pardi. Une preuve que j'étais Samsa pardi ; sa Samsa té.

Aveu déchirant qu'elle n'a fait à personne d'autre qu'elle-même, qu'à Yohanna désormais. L'explication des braies blanches. L'attente qui n'a jamais cessé. L'espoir qui n'a jamais rendu les armes, qui, aujourd'hui encore, n'est pas mort. Fol espoir, loyauté au paroxysme de l'imaginable, qui a pris une signification bien plus grande désormais, celle du symbole. La cotte de mailles de Samsa n'était pas ce qu'elle portait de plus lourd ; le passé, lui, était son véritable poids. Il était sa croix et, pourtant, elle ne la déposerait pour rien au monde parce que c'était, à ses yeux, tout ce qu'elle avait de sûr, de bien à elle. Le passé, figé, ne changerait jamais, ne tolérait rien d'incertain, au contraire du présent et de l'avenir. C'était son cocon en attendant que son avenir prenne vie et quand son présent partait en sucette. Le passé n'était-il pas, de toute façon, le refuge de chacun aux portes de la mort ?
Sa main lui servant d'oreiller se retire de sa pose et va atterrir sur le front ami alors que Cerbère, ayant décalé un peu sa tête, la regarde en souriant. De la même façon que Yohanna avait la hache participant à son identité, les braies blanches étaient un élément de celle de Samsa, et l'explication était là.


-Je les garde comme une cicatrice pardi. Comme... un "au cas où" pardi, parce que je ne sais pas abandonner pardi. Je n'apprendrai jamais pardi ; j'en suis incapable, ce n'est pas inscrit dans ma nature té, même s'il est scientifiquement évident que les morts ne reviennent pas pardi. Je suis incapable de dire sérieusement "Zyg ne reviendra jamais" té ; il y a quelque chose, dans cette phrase, qui ne sonne pas juste à mes oreilles pardi, qui a le goût d'un mensonge dans ma bouche té. Je préfère vivre avec ces sensations 'absurdes' que de paraître saine d'esprit té, parce que vouloir paraître est ce qui m'a mené à ma perte autrefois pardi. Je ne paraitrai plus jamais té ; je serai pardi. Je suis, pardi.
Ces braies blanches, je les garde parce que je vois si loin pardi... j'ai besoin de repères té. De choses qui me rattachent té, afin que, lorsque je me retourne, je puisse suivre et comprendre ma vie pardi, me comprendre moi té. On croit à tort que je vis trop dans le passé pardi, mais celui qui ne sait pas d’où il vient ne peut savoir où il va car il ne sait pas où il est té. En ce sens pardi, le passé est la rampe de lancement vers l’avenir té.*


Un nouveau sourire éclaire le visage de la Baronne. Elle est une femme étonnante et détonnante qui, tout en étant parfaitement naturelle, parvient à utiliser chaque seconde de sa vie, chaque expérience, bonne ou mauvaise, pour servir son avenir, comme si rien n'était capable de la prendre durablement au dépourvu, comme un chat qui retombe toujours sur ses pattes. L'image était belle, la réalité était autre. Bien sûr que Samsa ne faisait pas exprès de se servir de son passé pour servir son avenir. Bien sûr qu'à l'époque, elle cherchait plus un moyen de mettre fin à ses jours plutôt que d'écrire sa campagne des royales. Mais aujourd'hui, elle était Cerbère, force de la nature presque malgré elle, au moins pour les autres. C'est de leur admiration qu'elle puisait sa force.
Sa main, calée au front brun dégagé de toute chevelure, descendit un peu pour caresser sa joue avec tendresse, s'offrant comme support aussi.


-Quel avenir veux-tu toi pardi ? Indépendamment de ce que tu crois être capable de faire ou pas té.

Le repos de la mercenaire à la retraite ? Retrouver la fougue de la jeunesse ? La vie de famille ? La découverte du monde peut-être ? Ou alors la gloire, la richesse et la luxure, le palpitant du crime ou la discipline du Bien. Tant de chemins de vie s'offraient, tous les jours déjà, mais pour Yohanna qui revenait bredouille de Valachie, quelque peu boiteuse, fatiguée sinon lassée, le carrefour semblait évident et Cerbère était prête à la porter sur tous les chemins, pour peu que le bonheur soit au bout pour la Hache.


* = citation d'Otto de Habsbourg

_________________
See the RP information
Copyright © JDWorks, Corbeaunoir & Elissa Ka | Update notes | Support us | 2008 - 2024
Special thanks to our amazing translators : Dunpeal (EN, PT), Eriti (IT), Azureus (FI)