Samsa
- "[...] Tout est plus joli.
Reviens-moi
De tes voyages si loin,
Reviens-moi.
Tout s'ajoute à ma vie.
J'ai besoin de nos chemins qui se croisent." (Jean-Jacques Goldman - Ensemble)
Cerbère,
Je me rappelle d'une promesse.
Je t'attends à mon appartement pour t'en acquitter.
Tu m'as tant manqué...
H.
Samsa n'avait pas attendu cette lettre salvatrice pour accourir vers la ville d'où provenaient de folles rumeurs de licorne. On racontait qu'une femme disait être revenue de l'Est en une nuit, après avoir enfourché une licorne dont la robe et les spécificités divergeaient en fonction du badaud qui parlait. Son nom, elle l'avait demandé, mais les gens étaient plus concentrés sur la créature mystique que sur la femme concernée, qui pourrait partant passer pour une déesse, ou au moins une demi-déesse. Ce n'était pas tous les jours qu'on croisait une licorne, qu'on grimpait sur son dos et qu'on parcourait des milliers de lieues en une nuit avant qu'elle ne disparaisse au petit matin sans même laisser quelques crins dans la main ou poils sur les braies. Yohanna aurait au moins mérité une légende, sinon une statue, mais force était de constater que La Hache incarnait très mal le mythe de la Dame à la Licorne et que les prétendues vertus médicinales et aphrodisiaques de la corne de l'équidé intéressaient bien plus. Monde vénal, loin des idéaux de gloire et de légendes que prônait Cerbère. Qu'importe, finalement, puisque si personne n'avait réellement aperçu la licorne, la lettre, elle, était bien arrivée sous les yeux de la Prime Secrétaire Royale, comme un dernier miracle dans la vie des deux femmes, le dénouement d'un prologue bien trop long.
Sa promesse, elle ne l'avait pas oubliée : c'était celle de passer une nuit avec La Hache, nuit plus ou moins chaste -sur le papier, elle devait en tout cas l'être-, dans le but de se retrouver et d'évacuer la peur, la pression, la tension, simplement s'enfermer dans une bulle, un monde et une nuit qui n'appartiendraient qu'à elles, hors de la réalité commune.
Depuis plusieurs années maintenant, Samsa revêtait souvent son tabard en damier noir et bleu bordé de jaune et décoré d'une fleur de lys de même couleur sur le côté gauche de la poitrine ainsi qu'une plus grande dans le dos. Ce côté très officiel en jetait et lui permettait de voyager sereinement, sans se préoccuper de faire valoir ses droits et privilèges de Prime Secrétaire Royale fieffée, mais en dehors de ces moments, elle retirait simplement son tabard pour ne plus porter que sa chemise grise par dessus sa cotte de maille, reposant elle-même sur une chemise de futaine. Assise sur la paillasse louée, c'est donc ce vêtement d'arme qu'elle retire, abandonne, parce que pour retrouver Yohanna, elle ne veut pas être la Prime Secrétaire Royale, la Baronne, la future reine. Elle veut simplement être elle, tendre de nouveau vers la roture, la simplicité, sa nature profonde qui ne retire rien à son panache.
Cela faisait des mois que la Baronne n'avait pas vu Yohanna, depuis que la première a quitté l'Anjou avant la seconde, d'abord, puis depuis que La Hache s'est embarquée dans une folle aventure pour combattre le Grand Khan à l'Est. Malgré les mises en garde de Cerbère, Yohanna n'en avait fait qu'à sa tête et c'est à l'aube de la mort, comme un testament, qu'elle lui avait confié par écrit cette volonté de passer une nuit avec elle, à parler, à boire, à profiter l'une de l'autre. Samsa avait promis sans hésiter. Sa relation avec Yohanna pouvait paraître ambigüe mais, au moins pour elle, elle savait parfaitement où elle se situait, entre l'Amour et l'Amitié, dans ce no man's land où il n'y a que la tendresse des gestes et l'affection des sentiments, où aucun n'est accordé entre les deux, où rien n'est défini, où tout est mouvant entre deux tranchées. Ils étaient moins de trois dans cette mince bande de terre, jouant involontairement avec la Cerbère à une guerre qui n'en est pas une.
C'est en fin d'après-midi, quand le soleil de novembre commence à décliner dans le ciel pour le colorer de rose pâle et de violet, que Samsa s'extirpe de sa chambre pour marcher vers l'appartement de Yohanna. Son pas martial, un peu lourd, frappe à cadence régulière les pavés froids des rues qui renvoient le son sourd des bottes en opposition aux cliquetis de la cotte de maille sous sa chemise et à l'épée à sa hanche gauche. Son col noir entoure négligemment son cou et il serait aisé de le croire totalement inutile alors que le froid mord chaque parcelle de peau découverte. Il n'aura pas les mains, celles-ci étant dans des gantelets de combat, de cuir plaqués de métal sur le dessus. Dans la fraîcheur du soir, les respirations de Cerbère dégagent une vapeur blanche qui se perd dans l'air après avoir glissé sur son visage aux traits fermes, pour beaucoup figés mais avenants, marqués d'estafilades sombres en guise de cicatrices sur la joue gauche, au-dessus du sourcil du même côté et à la tempe droite. Elle tourna à l'angle d'une rue, après l'enseigne abîmée d'une taverne ; Cerbère connaissait le chemin. Plus elle se rapprochait, et plus il lui semblait qu'elle devenait faiblarde sur ses jambes, comme si l'émotion allait la tuer. Nerveusement, elle rassembla ses cheveux semi-roux, légèrement ondulés et tombant jusqu'au bas de ses omoplates, et les relâcha pour s'assurer de leur bonne tenue.
La porte de bois joliment renforcée attira l'oeil de Samsa quand elle passait à côté et la Prime Secrétaire Royale s'arrêta devant, n'osant frapper. Comment allait Yohanna ? Il semblait à Cerbère que les traits de son visage s'étaient estompés dans les affres du temps, pas si grand encore mais il lui semblait double. Serait-elle entière ? Défigurée ? Boiteuse ? Amaigrie ? Vieillie ? "Merde Hachy, t'as pas le droit de vieillir, même si tu es déjà plus vieille que moi". Samsa regarda à droite et à gauche, cherchant un début de bagarre qui pourrait la détourner de sa venue initiale, comme craignant l'attente qui allait séparer son signe à l'arrivée de son amie. Un renâclement agacé vint mettre fin aux tergiversations de Samsa et elle frappa franchement à la porte avec le côté du poing ; elle détesterait avoir à frapper de nouveau, alors autant être claire dès la première fois.
Et si elle avait pu avoir une oreille à l'intérieur, sans doute Cerbère aurait souri de constater que les battements de son coeur auraient calqué le rythme des pas de Yohanna venant lui ouvrir.
_________________