[RP] Montre moi ailleurs

Alphonse_tabouret, incarné par Axelle

Plusieurs heures d’une course brumeuse avaient blêmi les lèvres et alourdi les cheveux jusqu’à les dessiner au front, virgules noires à la peau blanche, échevelant de froid la tête brune d’Alphonse.
La lettre de Pernette avait précipité son emploi du temps d’un élan chaotique. Cheval avait été scellé et les gants rajustés, conjurant les frimas, cachant l’handicap que la rigueur des températures exacerbait toujours ; les petits matins blancs n’épargnaient pas les os abimés et cristallisaient à la base du pouce, des épines de givre s’enfonçant jusqu’aux nerfs.
Au troisième jour, enfin, Labrit apparaissait, et avant elle, embourbant les vallons et les bosquets dépenaillés, les camps érigés par les armées ayant gagné la ville aux mains de la Navarre. L’albe des campagnes passées n’était ici que souvenir ; la boue partout, avait enseveli la toile, dévorant les reliefs jusqu’à les aplanir, noyant si bien et la terre et le ciel, qu’on ne voyait finalement plus rien que la ceinture grouillante d’hommes grignotant les abords de la ville. Arrêté à l’entrée du campement par la main levée d’un soldat, il ouvrit son manteau pour en sortir un pli parfumé aux couleurs du Béarn, et délaya le temps de la lecture à l’étude des tentes montées dans l’enceinte gardée.

Spoiler:

Citation:

A Orthez, ce dix-neuvième jour du mois de janvier 1466,
Calypso d'Ascoli,
Comtesse du Béarn.

Au hochement de tête acceptant l’intrusion, il talonna l’animal, avançant dans un monde qu’il ne connaissait pas, une terre où les fleurs se revigoraient au pourpre des hommes ; çà et là, les noirs glissèrent sur les silhouettes sillonnées de mauves, ecchymoses délavées ponctuant les visages de la majorité, sans même chercher à en discerner une, connaissant sa destination à défaut du chemin. La lettre de la nourrice avait été concise et claire ; Axelle, ballerine chevronnée, quelque part à ses gouffres, dansait encore une fois toute de noir vêtue.
L’effervescence autour de la tente des blessés acheva d’attirer son attention, et délaissant son cheval à une barre d’attache, il saisit à l’épaule une petite blonde portant à bout de bras un fatras de chiffons, prononçant simplement le nom du Coquelicot en guise de sésame :

- Axelle Casas.

Le doigt lui indiqua la tente l’abritant, changeant la ligne des pas pour le mener au bout de ce voyage, et si tout jusque-là avait été d’une mécanique horlogère, les tempes enfin, si près du but, cédèrent une parenthèse aux pensées simplifiées de ces dernières heures. Le bruit d’abord, le frappa, puis les plaintes effilées mêlant les mourants et les blessés à la même symphonie, et enfin l’odeur, qui, malgré l’anesthésie du givre, ensemençait les terres de fragrances noircies ; la guerre, partout la guerre et ses ravages.
Dextre empoigna l’épais tissu barrant l’entrée et faisant un pas, il fut dedans, au cocon dénudé de la convalescence, laissant derrière lui l’agitation militaire pour trouver sur son lit, Boucle Brune endormie, respiration gonflée de douleurs brodées et les yeux endeuillés clos sur ce jour sans fin.
Alors seulement, un soupir de soulagement creusa ses poumons tandis qu’une grâce maternelle montait dans un murmure à l’aparté cédé au divin quelques heures plus tôt ; elle vivait.

Axelle

Depuis combien de temps le regardait-elle, ce plafond de toile sans âme, battu par le vent et la pluie raide qui le tambourinait la nuit ? Elle ne savait pas trop bien, quand finalement, ce néant était son allié. Bout de toile défraîchi qu'elle faisait écran, y projetant ses souvenirs en une ronde sans fin. Tristes ou gais, peu importait tant ils étaient tous préférables au présent. Quant à l'avenir, malgré tous ses visages si plein d'amitié et de fidélité qui restaient auprès d'elle, emplissant ses regards d'une reconnaissance que les mots ne savaient dire, elle n'y pensait pas. Parce qu'il lui semblait bien trop obscur, bien trop incertain, au-delà d'un ventre cicatrisant avec une lenteur affligeante. Impatiente, tel était et resterait son pire défaut.

Oui, choyée, gâtée, elle l'était, plus certainement, qu'elle ne le méritait. Sa poitrine résonnait si fort de toutes ses preuves déposées à ses pieds sans rien en attendre en retour, qu'elle en était presque gênée, doutant un jour pouvoir leur rendre autant qu'ils donnaient. Trop sensible, peut-être, sous la prison volubile de ses boucles noires.

Quand la toile se froissa sous une poigne régulière, elle délaissa le ressac de sa vie aux plis du plafond informe et roula la tête sur le côté. Et la silhouette qui se dessina, brisa les dernières berges de sa fierté mal placée et les larmes roulèrent en silence à ses joues, éclairées d'un sourire fatigué mais sincère à en crever.

Puis remontant lentement sa main pour essuyer ses yeux du bout des doigts, laissa simplement glisser d'une voix rocailleuse de se taire, trop.

Tu me l'as dit pourtant, là-bas, en haut de Notre Dame. Je suis là. Pardonnes-moi d'avoir douté. Màćka .
_________________

_alphonse_tabouret

Les maux, toujours les mots en guise de ponts.
Axelle et Alphonse n’avaient jamais eu le gout du verbe quand ils cultivaient celui des bleus, et chacun d’eux était si savamment pesé qu’il ne leur était resté que la franchise comme assurance d’aller au plus court; l’essentiel n’avait besoin ni d’apparats, ni de fioriture, parfois juste, après de trop longs silence, des toits de Notre Dame.

Qui d’autre pour divertir la foule quand tu fais un faux pas ?, demanda-t-il à voix basse, se penchant sur le front brun pour y poser l’empreinte d’un baiser. Je suis là Ballerina, bien sûr que je suis là…, répéta le souffle chaud à la peau écaillée, la voix brodée de ces serments auxquels on a failli, un jour, et qui restent ensuite, vigies indélébiles aux terres retrouvées.
S’asseyant en rebords de couche, il avança un pouce délicat à la joue tuméfiée, capturant une larme échappée à la pulpe, senestre outrepassant les courbes alitées pour nouer ses doigts aux siens ; aux lèvres du jeune homme, un sourire apaisé inscrivait un pli tendre sur le visage fatigué. La route et les intempéries prenaient enfin le temps de saluer la chair jusque-là dédiée à d’autres perspectives et quand chaque os réclamait le repos, le cœur soulagé s’irradiait d’un espoir exaucé, nourrissant les muscles d’une énergie solaire.

Elles sont rares, tes larmes… lui fit il doucement remarquer, jouant d’une boucle trop sage sur un revers d’oreiller, les souvenirs d’autres coussins aux prises serpentines venant piquer la mémoire d’une nostalgie aimable. Les cheveux d’Axelle étaient faits pour battre le vent, ou encore la cadence ; alités de silences, c’était un vrai gâchis. D’habitude, je ne les aime pas beaucoup, lui confia-t-il, à l’aube d’un aveu heureux, mais celles-là me plaisent un peu… Il posa un temps de silence, oubliant les marques et les pourpres dont elle était couverte pour ne garder, précieux, que l’éclat des yeux au-dessus du gouffre aux noirceurs érodées ; pour la première fois depuis des semaines, il lui semblait percevoir l’autre côté.
Je ne voudrais pas être ailleurs.

Axelle

Des mots pour les maux. Souvent. Oui. Toujours. Non.

Le regard relevé vers le visage doux penché vers elle, la gitane laissait ses yeux trop grands sur cette mine trop maigre raconter tout. Les souvenirs d'une leçon de natation avortée, d'un coquelicot déposé sur un coffret délicat un matin de noël, les souffles réguliers du sommeil d'une nuit oubliée sous le crachin breton, la place du jambon et du fromage sur une tartine.

Tout était là. Intact au fond de ses prunelles. Sans éraflures, sans salissures, comme lui, portant dans chacun de ses gestes cet étrange bien être qui, méticuleusement, avait toujours su panser ses plaies. Même celles qu'il infligeait lui-même.

Se faire petite, se faire minuscule, pour qu'en la serrant dans ses bras, elle s'y perde et s'y cache, pour que personne ne la retrouve. Pas même lui. Ce tour de passe, c'était ce qu'elle désirait. Mais les poches vides de magie, elle fit que serrer sa main sur la sienne, fort. Aussi fort qu'elle le pouvait, dut-elle s'en épuiser.

Ce n'était pas dans une ruelle étroite de Paris qu'elle l'avait retrouvé, pas plus que sur les toits battus par la pluie de Notre Dame. C'était là, maintenant, sous la prison d'une morne toile de tente. La raison se taisait entre les tempes manouches et l’instinct dictait sa loi. Chaque mot choisi vibrait de toute leur signification. Il savait. Elle savait. Mais les enfants perdus étaient trop pudiques pour se perdre dans trop de pastel. Tous deux, c'était du vif du rouge, du jaune et du bleu qu'ils aimaient à se peindre. Alors un sourire taquin ourla les lèvres manouches.

Pas être ailleurs ? Màćka, tu as parfois des goûts bien étranges tu sais ! Il n'y a rien de plus laid qu'ici. Moi, j'aimerais aller dans cette Florence que que tu m'as racontée, ou sur cette plage sans fin que l'on m'a dite non loin d'ici. Il paraît que l'océan y gronde sans cesse. Le temps s’effilocha, installant au creux de ses prunelles d'ombre une lueur impérieuse. J'étouffe dans cette tente. Sur ce lit. Je veux sentir le vent, je veux voir loin. Alphonse, fais-moi sortir. Juste un peu. S'il te plaît.

Ne sois pas sage. Toi seul le peux. Ne crains rien, j'ai décidé de mourir sous la chaleur du soleil. Et il fait moche.
_________________

_alphonse_tabouret

Le sourire fleurit, tendre pousse au vert si pâle qu’il semblait en sursis ; en réponse, celui d’Alphonse s’étira à la façon d’un chat, plantant ses griffes dans une fossette tendrement goguenarde.

La plage…, répéta-t-il cherchant du regard dans l‘austère cadre de cette chambre de fortune, quelques affaires qui pouvaient la couvrir pour affronter le temps ; janvier n’épargnait pas les terres et leurs rivages. L’océan et ses vagues, chimères réclamées, s’abritaient derrière une terre gelée étendant ses ornières à des lieux à la ronde ; la ligne d’horizon pansant ses plaies guerrières ne valait pas plus cher qu’un plafond de toile en guise d’échappée.
Les noirs s’arrêtèrent enfin sur une épaisse couverture rigoureusement pliée et abandonnée à un siège reclus, et, délaçant lentement ses doigts de ceux de la gitane, se leva pour la prendre; l’état était préoccupant, et s’il ne connaissait pas l’étendue nouvelle des plaies, la fragile silhouette témoignait d’une chute dont elle chancelait encore, cherchant désespérément pour enfin respirer, un remède que la médecine ne savait lui fournir. Je suis étonné que tu n’aies pas déjà essayé… je m’attendais à te trouver plus sévèrement gardée, la taquina-t-il en dépliant l’ouvrage.
Les gestes s’éprirent de lenteur et de délicatesse, chassant les draps, relevant le buste sans un mot pour dévoiler le corps malmené de barbaries martiales quand la mâchoire s’enhardissait, discrète, d’une crispation blême ; la maille épaisse et chaude fut passée aux épaules, les jambes enveloppées et bientôt, tout entier, le corps de la gitane fut bordé pour mieux se soulever
Dieu, tu ne pèses rien, lui reprocha-t-il à voix basse un affichant un air sévère au visage. Te forcent-ils à manger ta propre cuisine pour que tu n’engraisses même pas à ta convalescence ? , lui demanda-t-il en présentant le dos à la porte toilée pour, d’un pas reculé, les livrer aux rigueurs spartiates de janvier.

Le camp et son effervescence brutalisèrent l’espace, écorchant d’un ongle jovien la parenthèse jetée au comble du fossé. Le cou fut tendu pour étudier les alentours, et, apercevant les hauteurs d’une petite butte où s’entreposaient quelques caisses et ballots de fourrages, Alphonse fendit la foule occupée jusqu’à destination. Il avait le savoir, elle avait l’imagination ; les enfants perdus lorsqu’ils se tenaient la main, aux lignes de leurs complémentarité, bâtissaient des mondes grands comme des rêves. A la paille la plus sèche, il y assit Axelle, offrant à ses yeux noirs l’horizon saturé qu’elle n’avait pas rêvé. Rejoignant ses flancs, félin à la chaleur diffuse, il enroula son bras autour de ses épaules et l’attira à lui pour contempler à deux, la véritable magie.

Là, c’est l’Arno, commença-t-il, en dessinant la boucle du fleuve d’un tracé aérien. Il coupe la ville en deux et ce que tu vois, jeté au-dessus, c’est le « Ponte Vecchio », le Vieux Pont… de fait, il n’est plus si vieux que cela. Une crue l’a emporté au siècle dernier et ils l’ont reconstruit, en pierres cette fois ci... Toutes les façades que tu vois dessus sont des ateliers installés à même le pont. D’ici c’est une splendeur… Et c’en était une ; sur ses bordures étroites, le Ponte Vecchio abritait les altérations de plusieurs étages étriqués fourmillant de vie, et de bruits à toute heure de la journée. Florence, toujours chantait aux voix des sujets. … mais si le vent tourne vers toi… Il attendit qu’une brise imaginaire vienne cueillir le minois attentif…, tu auras au nez les effluves de tous les tanneurs, bouchers et tripiers qui y travaillent… Quand le soleil de mai commence à se faire sentir, c’est une véritable horreur, lui céda-t-il dans un sourire désœuvré de devoir jeter ainsi le trouble sur le paysage.

Axelle_casas.

Emmitouflée comme une enfant malade, et somme toute c'était bien ce qu'elle donnait à voir, les bras enroulés au cou du Chat, si la manouche se blottissait tout contre le torse mâle, acculée contre lui comme à un phare indestructible, le regard noir s'ouvrait grand sur le chahut de ce camp en plein repli, comme si le temps avait passé sans elle. Elle découvrait de grands espaces rendus au vide et au calme, les empreintes de bottes comme seuls témoins de l'agitation qui les avaient chahutés des semaines durant. Comme bien d'autres, les couleurs de Bouillon ne claquaient plus au vent. Et gonflant ses poumons d'air froid et humide, mais ô combien vivifiant et salvateur, elle s'en fichait éperdument.

Oh, si, j'ai été surveillée ! Je le suis encore, c'est bien pour cette raison que je ne pouvais demander cela qu'à toi. Toi, tu sais ce dont j'ai besoin. Et sans doute, la plupart avait autre à faire. J'crois que c'est surtout ça, en fait.

Et d'un sourire en coin, elle poursuivit sur un ton badin, fermant les yeux un instant, la tête rejetée vers l'arrière pour mieux inspirer le vent auquel elle offrait son visage. Je te promets que si un jour tu gouttes leur gruau, ma tambouille te manquera. Un petit rire s'échappa d'entre ses lèvres en se calant avec précaution dans la paille avant de laisser sa tête retomber, confiante et déjà rassasiée, sur l'épaule d'Alphonse.

Et il fit encore bien plus qu'elle ne l'avait espéré.

Il l'emmena ailleurs. Loin du marasme. Vidant sa tête du carmin de la douleur pour la remplir de paysages qu'elle imaginait baignés de soleil, peuplés d'hommes et de femmes couverts de velours et de soies, les visages joviaux se saluant aimablement en échangeant quelques mots dans une langue aussi inconnue que chantante. Petites cigales joyeuses d'un livre d'images pour enfants.

Dans sa tête, les explications d'Alphonse se mélangeaient aux dessins dont regorgeaient le livre qu'il lui avait offert il y avait si longtemps. Livre sur lequel elle avait usé ses yeux à étudier chaque détail et le bout de ses doigts à en tourner chaque page avec un soin méticuleux. Alors sous ses yeux pourtant plissés d'être studieux, s'invitaient aussi de colorées mosaïques berbères qui n'avaient pas leur place dans ce décor planté pour eux seuls. Qu'importait, le décor n'était que pour eux et le voyage n'en était que plus beau, laissant la manouche pantoise de nuances, de formes et d'horizons inconnus. Aux paroles d’Alphonse elle plissa le nez d'un air dégoûté, libérant le point qu'elle fixait sans le voir pour mieux en étudier un autre et porta son regard plus au nord, au-delà de l'Arno, sur cette fabuleuse façade toute travaillée de marbres blancs, verts et roses, en savants motifs géométriques. Elle tendit alors doucement l'index vers le toits rouges avant d'esquisser dans le vide l'impossible coupole.

Et elle. Santa Maria del Fiore. Elle me fascine. Tu peux me parler d'elle, encore ? D'elle et de ce fameux Brunelleschi ? Raconte-moi encore. S'il te plaît.

_alphonse_tabouret

La demande appuya un sourire à la commissure des lèvres ; Sante Maria del Fiore l’avait happé dès qu’il l’avait aperçue, madone élégamment coiffée pointant dans les cieux de Florence l’extravagance de sa hauteur, étendant sur la ville et son temps, l’ombre d’une supériorité que rien n’égalerait jamais. Chaque instant à la contempler avait été un temps suspendu entre l’œuvre colossale et lui, abimé par cet amoncellement de détails qui n’en finissaient pas de se découvrir quand ils n’apparaissaient tout simplement pas à la fin d’un chantier jusqu’alors entrepris; la cathédrale était depuis des années le théâtre d’une effervescence digne de ses ambitions, et chaque artiste reconnu pour ses œuvres, mettait un point d’honneur à en signer une pierre ou un panneau de bois.

Voilà qui nous occuperait des heures… A Brunelleschi, on doit la coupole… fit il en en dessinant l’ovale de l’arrondi à la ligne d’horizon. C’est une œuvre d’art à elle toute seule; il s’est battu pour l’élever car plus le chantier avançait, moins cela semblait possible … Le Capomaestro * était mort sans fournir d’indications précises et Brunelleschi en héritant du poste refusait de présenter ses plans de peur qu’on les lui vole… Ce fut une épreuve de foi, conclut-il dans un sourire pensif. A sa mort, rien n’a été retrouvé concernant les techniques qu’il a employées pour y parvenir et les rares notes qui ont été achetées sous le manteau aux héritiers sont parait-il codées, et incompréhensibles...
Il observa un instant de silence, les noirs perdus à l’horizon, le fil de la mâchoire venant s’appuyer aux boucles brunes courant sur son épaule, poursuivant sur le ton de la confidence :
Tu sais Axelle, ce qui fait leur extraordinaire virtuosité, aux hommes comme Brunelleschi ? C’est qu’ils ne sont pas maitres en un seul domaine… Chacun d’eux est peintre, mais aussi orfèvre, sculpteur, architecte…et s’ils ont des affinités, ils sont complets, de bout en bout… Il est là, le secret de leur art, dans le partage évidemment, mais dans l’appropriation… dans la diversité de leurs compétences maitrisées… Il n’y a que quelqu’un qui comprend les limites d’un ensemble qui peut les repousser…

Alphonse parlait et cela ne lui ressemblait pas. Esclave privilégié, l’Italie avait été une cage faite d’émerveillements tout autant que de solitude ; Leone l’avait promené comme un objet à chacune de ses sorties, à chacune de ses orgies, et Florence, Venise, Rome, avaient été livrées en pâture à ses yeux curieux, dévoilant l’opulence de cette renaissance antique où partout, les contes fleurissaient en scènes incroyables, délaissant l’austérité des peintures religieuses pour arborer les profondeurs des temps anciens, plus colorés, plus vénéneux, plus dénudés. Heureux spectateur de l’avènement du Quattrocento, il avait pressenti qu’il se jouait là quelque chose de nouveau, de révolutionnaire, que là où certains parvenaient à maitriser la poudre, d’autre parvenaient à couronner la grâce, alors avait il regardé, encore, toujours. Ou peut-être avait il simplement espéré pouvoir les lui raconter un jour , ces fresques improbables, ces sculptures assourdissantes, ces édifices si majestueux au point de les graver un à un à l'iris...

A l’intérieur, il y a tant de peintures, tant de maitres cohabitant… L’œil noir se parfuma brusquement, quittant la langueur de la nostalgie pour s’éclairer d’un souvenir précis. L’un deux, Del Castagno… Oh Dieu Ballerina, tu devrais voir cela…, fit il en secouant la tête, amusé à la façon des enfants qui n’ont pas fini de s ‘émerveiller d’un détail. Ses personnages à la Villa Legnaia sortent de leurs cadres, lui annonça-t-il encore charmé au point d’en laisser un sourire sans fin à ses lèvres. C’est tellement … inhabituel… tellement beau cette distance qui soudain n'existe plus… conclut-il en reportant le regard sur le vide agité qui leur faisait face.
Le soleil décline, lui fit-il remarquer. La journée avait été passée pour l'essentiel à cheval, et janvier envoyait à la nuit les terres dès la fin de l’après-midi ; dans une heure, on n’y verrait plus rien que ce que la lune laisserait à son halo. Que souhaites-tu voir pendant qu’il fait encore jour ? Les vitraux, ou La Porta del Paradiso ? lui demanda-t-il, guide prévenant prenant le temps de faire claquer l’accent florentin à son oreille comme un rayon d’été.

* Capomaestro: maitre architecte

Axelle_casas.

Blottie contre lui, comme une gamine sage, elle écoutait chaque explication et s'en nourrissait, forgeant un rêve nouveau, découpant au creux de son crâne des palais impossibles, des machines folles, les mécaniques alambiquées et de calculs sans fin. Tout lui semblait irréel, et pourtant, devant le tableau que lui dressait Alphonse, tout prenait forme dans l'esprit exalté de la manouche. Le secret de Brunelleschi serait-il découvert un jour, ou bien, des siècles plus tard, à grands renfort de maquettes et d'essais, le secret demeurerait-il impénétrable ? Au creux de la cervelle romanesque de la manouche, l'espoir que rien ne pourrait être vraiment deviné de la toile d'araignées de fils tendus pour parvenir au prodige résonnait avec force. *

Cet art-là était aussi impressionnant qu'impensablement dangereux. D'une seule clef de voûte qui ne trouvait pas sa place, et tout s'écroulait. Elle en frissonnait tant cela lui paraissait hors de portée. Comme sans doute, ces personnages sortant de leurs cadres dans une modernité qui la dépassait, se tenant prêt à prévenir la catastrophe de pierres mal ajustées, ou tout au contraire, pour saluer le génie de ses êtres hors norme pour l'éternité.

Alors, les yeux perdus sur l'horizon d'un ailleurs bien plus enchanteur que la guerre et ses massacres, ne su que répondre d'une voix fluette que le froid et la fatigue commençaient à mordre cruellement. Je veux voir. Oh oui, j'aimerai tant voir et m'y perdre pour ne plus jamais revenir.

S'arrachant à la contemplation d'un rêve qu'elle ne pouvait saisir alors qu'il s'effondrait pour ne laisser à ses yeux que la brume d'illusions propice à toutes les légendes les plus nébuleuses, où dames blanches, fées et sorcières dansaient en rondes ininterrompues, elle tourna la tête, son regard tout occupé par le profil d’Alphonse se découpant si nettement dans son ciel.

Je suis jalouse, égraina-t-elle, laissant pour une fois prochaine vitraux et Porta del Paradiso. Jalouse de toi d'avoir vu tout cela. Puis pinçant sa bouche en fronçant les sourcils. Et jalouse de ces grands maîtres de m'avoir volé mon modèle.

Alphonse_tabouret

Je veux voir. Oh oui, j'aimerai tant voir et m'y perdre pour ne plus jamais revenir.

Existaient-ils, ces endroits d’où on n’avait envie de ne jamais revenir ? Y avait-il, quelque part, une plage ou un flanc de montagne, une rue pavée ou une plaine empêtrée de fleurs où l’on se disait, une fois la couleur des saisons consumée, c’est ici que je veux vivre pour ne jamais repartir ?
Lui, revenait toujours. Combien de fois avait-il regardé les toits de Florence aux parures des journées et des nuits, émerveillé et pourtant insensible aux charmes bouillonnants qui s’offraient à lui. Le vin y était bon, les femmes belles, les hommes plus encore, tout y fourmillait de vie, de génie et d’opulence jusque dans l’eau que crachaient des gueules de calcaires sur les places publiques, sans jamais avoir réussi à attendrir le cœur et ses lianes décharnées. Flandres, Bourgogne, Bretagne, Italie, chacun d’elles l’avait fatalement renvoyé aux portes de Paris, de gré ou de force, espoir foulé aux pieds, bris de rêves aux semelles ; la capitale qui l’avait fait naitre à la bouche de ses quatorze ans avait gardé malgré ses trahisons et ses déceptions, l’étonnant parfum de l’horizon premier ; là-bas plus qu’ailleurs, tout était possible. Là-bas, les fleurs poussaient aux pavés inondés.

Je suis jalouse. Jalouse de toi d'avoir vu tout cela. Et jalouse de ces grands maîtres de m'avoir volé mon modèle.

Le sourire s’étira jusqu’au presque rire, devinant à la voix et la moue et l’expression, chassant d’un air d’orgueilleux blessé, le reproche léger.

On peut tout juste parler d'infidélité... Je n’ai posé qu’une fois, pour un jeune apprenti du nom de Botticelli. Tu me reconnaitras peut être au second plan d’une scène de crucifixion… Si la mode s’épuise au profit d’autres thèmes, l’église comme partout, reste un mécène des plus voraces et il parait que j’ai un excellent profil d’homme éploré… acheva-t-il en cueillant son regard à l’amusement du sien, y attardant la coupe au silence de quelques secondes avant de reprendre, d’une voix plus basse, sincère bien qu'embuée des entrelacs du jeu cherchant à faire éclore le sourire au milieu des bleus et des fêlures en grappe sur sa peau.
Je t’y amènerai.
Toutes les semaines, d’énormes caraques partent de Marseille et rejoignent les côtes italiennes. Un jour, nous en prendrons une et nous descendrons jusqu’à Naples. Nous remonterons alors par Rome, Sienne, Florence, Venise, Milan…
Aux villes, tu peindras, et je poserai. Aux routes, nous avancerons au rythme du soleil et de ses couleurs. La nuit, tu pesteras qu’il manque de lumière pour tes croquis, et le jour, je ronchonnerai, trouvant le ciel trop lumineux pour ma gueule de bois, la taquina-t-il d’un sourire.
Légères, les lèvres vinrent apposer aux siennes l’effleurement pudique d’un baiser sans sel et sans brulure, clôturant le serment du chat à la danseuse.
Il n’y a rien là-bas, qui ne te mérite pas.
Il te faudra seulement tenir sur tes jambes, conclut-il en la mouchant d’un regard sévère. Allons, je te ramène, décida-t-il en quittant la chaleur de son corps pour l’élever aux airs, poupée ragaillardie qui commençait à retrouver l’appétit. Je ne voudrais pas qu’à ton absence, on sonne l’alarme et me retrouver à expliquer à tes chefs d’armée que Florence t’attendait dans le ciel de Labrit …
_________________

Axelle_casas.

" il parait que j’ai un excellent profil d’homme éploré…"

Évidement que la remarque la fit rire. Rire qui aurait sans doute pu durer de longues minutes si la douleur à son ventre ne lui avait pas coupé le souffle aussi sec, la rappelant à l'ordre pour la ramener brutalement à une réalité qui n'avait rien de légère ni d'agréable. Refusant néanmoins qu'Alphonse ne s'inquiète plus que de raison, elle esquissa un sourire à la promesse. S'il la faisant en l'air, il s'en mordrait certainement les doigts, car de promesse, la manouche était très douée pour ne jamais oublier celles qui lui tenaient à cœur. Et celle-ci, devant tous les horizons que le Chat lui avait ouvert au travers de ses récits et explications, ne s'accrochait pas seulement à son cœur, mais à ses yeux, ses oreilles, ses jambes, ses bras, son ventre. Alors, le regard accroché aux lèvres mouvantes lui dessinant déjà le voyage, elle arrondissait la sienne en osmose, répétant de-ci de-là après lui, comme pour le figer en certitude.

Un jour...Rome... Sienne... Florence... Venise... Milan… tu peindras, et je poserai... au rythme du soleil et de ses couleurs. La nuit, tu pesteras... le jour, je ronchonnerai... ... Tenir sur mes jambes...

Alors sage, elle noua ses bras au cou flamand, opinant. Je suis pourtant certaine que tu parviendrais à les faire voyager, eux aussi. Puis fronçant les sourcils en secouant la tête. Non, en fait, je mens. Ramènes moi, je ne veux partager cela avec personne. Elle était surtout épuisée. Épuisée, mais pleine d'une force nouvelle qui peuplerait l'immonde toile de tente pour les jours à venir. Sur eux, aux creux de ses tempes convalescentes, elle peindrait toutes les couleurs de l'Italie, tordant le cou à l'ennui en infinis voyages immobiles. Et alors, tout irait mieux.

Déposée de nouveau sur ce satané lit, fourrures remontées sous le nez, ses yeux papillonnaient déjà vers le royaume de Morphée. Alphonse, sur la table, il y a un carton à dessin. Prends-le avec toi. A l'intérieur, se nichait les traits délicats d'un enfant de 6 ans. Ses yeux noirs, grands et curieux. Ses boucles un peu trop longues, certainement. Ce visage d'ange, reflet de son père. Ce père même dont elle saisit la main pour y déposer ses lèvres, paupières closes, pour y laisser, au dos, l'empreinte humide d'un baiser aussi doux, aussi sincère et tendre, que le merci ténu qui s'échappa de ses lèvres, alors que déjà, un sommeil enfin paisible l'enlevait à celui qui malgré les absences, resterait toujours précieusement... Màćka.

Alphonse_tabouret

Les doigts s’étaient crispés au vélin en y découvrant les traits d’Antoine, et à la respiration endormie de la gitane, il était resté quelques minutes immobile au milieu de la tente, immolé autant qu’émerveillé par l’image retrouvée de ce fils au fil de deux années d’exil, ses boucles brunes et ses grands yeux noirs. Le dos du pouce avait prestement chassé les larmes qui menaçaient à cette plaie ouverte dont il ne pouvait que subir les règles que son absence avait infligé au nid savamment bâti de leurs mains abimées, et sans trembler, avait roulé le papier pour le réserver à la protection du manteau.

Un baiser avait été déposé sur le front d’Axelle, et le départ pris, embourbé de pensées, repu de troubles rouges, parfumé d’accalmies; contre son cœur, Antoine dormait.
_________________

Montre moi ailleurs

Axelle_casas.

Alphonse_tabouret

Axelle_casas.

_alphonse_tabouret

Axelle_casas.

Axelle

_alphonse_tabouret

Alphonse_tabouret, incarné par Axelle

Spoiler:

Citation:

A Orthez, ce dix-neuvième jour du mois de janvier 1466,
Calypso d'Ascoli,
Comtesse du Béarn.

Support us

[RP] Montre moi ailleurs