Sandhor
Il n'a jamais eu d'histoire avec une femme, si l'on passe cette prime amourette, avant qu'il ne rejoigne le bord d'un deux mâts, ses treize ans sonnant à peine.
C'était un béguin sans importance, l'un de ces élans adolescents qui vous échauffent un peu trop le bas ventre sans que vos mains ne se résignent à avoir le courage de délacer vos braies ou de cueillir un sein trop vert, trop plat, mais sur lequel vos yeux se perdent un peu trop souvent. La petite était mignonnette et un peu marginale ; c'était le genre d'enfant qui avait vieilli un peu trop vite, et qui trouvaient qu'être tout seul à deux, c'était pas si mal. Elle l'avait regardé avec l'admiration naïve d'une gosse qui idéalise l'autre quand il montait ses lignes, et il avait fait semblant qu'il connaissait quelque chose à ce qu'il faisait, pour se donner de l'importance, pour paraître expérimenté. En guise de signe d'intérêt et en réponse à ce qu'elle lui tenait compagnie, il avait détaillé les hameçons, les lignes et les nuds qu'il apprenait. Taciturne, taiseux mais ayant compris sans se l'avouer que le petit cur flanchait pour le sien, son regard de glace avait fui les prunelles scintillantes autant qu'il l'avait pu, pour ne pas avoir à dire, alors, qu'elle lui plaisait aussi.
C'est spécial, les garçons. Ca vous montre qu'ils vous aiment par les gestes, et pas par les mots. Regardez un gamin qui détourne le regard quand une mouflette lui tend une fleur ou lui envoie des petits curs avec les yeux ; c'est ça la pudeur, et c'est ça l'attachement, paradoxalement. On mesure à quel point un petit a flanché à la manière dont, son torse bombé d'un souffle lui manquant quand elle est à côté de lui, il s'arrange pour ne pas la regarder et ne pas trahir les airs experts qu'il prend en parlant de la pêche, du sport, ou de tout ce qui, soudain et depuis elle, a perdu cette aura de la passion pour la nimber elle. Les faux détachements des garçonnets signent qu'ils sont amoureux, à l'encre indélébile.
Il était devenu mousse à l'âge où s'amuser tout seul suffisait encore* ; la môme devait avoir grandi, maintenant, peut-être épousé contre son âme un triste bigot et elle devait avoir, à l'heure qu'il est, deux ou trois marmots qui pleurent pour avoir leur lait**. C'est à elle qu'il avait pensé quand les marins du bateau où il officiait l'avait emmené à un bordel dans une escale. Ils l'avaient encouragé, bruyants, hué presque comme il était monté avec une jeune femme prête à lui offrir ses charmes contre la bourse où ses camarades avaient cotisé pour lui offrir ce « cadeau ».
Jamais il n'avait oublié ce sentiment de gêne, assis au bord d'un matelas sans forme, les mains sur les cuisses, le regard à ses chausses ; cette impression d'être encore un petit garçon devant une femme qui savait ce qu'elle devait faire. Et elle avait su. Patiemment, le rassurer. Lui parler avec douceur, le réconforter. Le guider, aussi, lui apprendre. Lui dire de placer sa main là, de ne pas presser trop fort, voyons, ce ne sont pas des balles de soule !, de glisser la pulpe là, ou encore là. De se laisser faire, de ne pas avoir peur, aussi. Oh bien sûr, ça n'avait pas duré bien longtemps, forcément. Mais au milieu d'un quotidien de tapes viriles sur l'épaule, d'éclats de rire gras et masculins, ça avait été une bulle de douceur. De celles qu'on se remémore au milieu d'un nuit de tempête, quand le bateau craque et crie sa peine d'être ivre d'un vent furieux vous hurlant votre petitesse à tous et d'une mer impétueuse, qui cabre, impulsive, pour vous déloger de dessus son dos.
De celles à qui on fait appel quand la solitude vous prend au soir et se rappelle à vous sous les draps.
Elle avait été gentille, il avait été doux, d'après elle. A son abandon précoce, elle avait souri sans se moquer de lui, lui avait embrassé la joue en lui chuchotant que c'était pas si mal, et lui avait adressé un clin d'oeil tendre. Ils étaient restés une dizaine de minutes dans la pièce, histoire de prétendre que la reddition n'avait pas été si rapide. Elle s'était lavée et refardée, il avait refait des dizaines de fois le lacet de son col ou de ses chaussures, pour passer le temps, sans trop avoir s'il fallait qu'il sorte ou non de la pièce. C'est au bas de l'escalier qu'elle avait prétendu qu'il avait été honorable, et qu'il avait compris ce qu'elle voulait leur signifier à tous. Qu'il n'avait pas été un garçonnet ; qu'il avait été comme les autres, comme eux tous.
C'est là qu'il avait pleinement fait partie de l'équipage. Les hommes se reconnaissent deux choses : le courage du labeur, et la virilité aux femmes. Alors il était devenu un homme par deux fois ce soir là ; la première en s'abandonnant pour la première fois au giron d'une femme, dont il se souviendrait jusqu'à sa mort, la seconde dans le regard de ses pairs pères, qui l'avaient accueilli dans leur monde sitôt en avait-il visité l'origine.
Etait-ce pour cela qu'il avait toujours eu cette tendresse particulière pour ces filles qui n'ont pas de manières, les hospitalières, les dociles, que d'autres appellent les filles faciles ?*** Etait-ce pour cela qu'il avait instantanément noté le harassement dans le regard de cette rouquine qui se tenait auprès de lui ? Toujours est-il que la main qu'il avait glissé à sa nuque se voulait protectrice, que celle qui avait cueilli son menton l'avait fait sans violence, et que le baiser à sa chevelure ait été tendre, sans qu'il ne réfléchisse à ce qu'il faisait. C'était naturel, étrangement, avec elle.
Ce corps frêle contre le sien, ça lui avait fait quelque chose, ça lui faisait quelque chose, même. Comme une envie de parler d'hameçons, de lignes ou de nuds... C'est pour ça qu'il a reculé la nuque, aussi, au sourire qu'elle lui a lancé. Pour ça qu'il a essayé de ne pas noter le mordillement de la lèvre inférieure féminine par les nacres, qu'il aurait voulu assister dans cette tâche, et qu'il s'est résolu à ne pas aller remplacer par les siennes, de justesse. Pour ça aussi qu'il a changé de sujet, qu'il a proposé de boire, après avoir tout à l'heure parlé du bois qui craque, banalité énoncée pour éviter à sa bouche de trahir ses pensées.
- Oui, merci je veux bien... Et euh... sans vous déranger... pourrais-je avoir de quoi débarbouiller... tout ça ?
Le geste qu'elle ajoute est explicite, et il allait opiner quand elle s'est hissée sur ses orteils pour venir lui grignoter le flanc de la mâchoire d'un baiser, entre la commissure de la bouche, la barbe et l'os, sorte de triangle des Bermudes où il voudrait qu'elle se perde.
Ca le sonne, un instant ; ça le désarme, presque littéralement, cet élan adorable qui lui fait ajouter ce murmure et qui, lui, le mène à échapper un soupir où elle pourra lire sans équivoque l'envie réciproque, la satisfaction aussi, d'avoir entendu cela. Elle repose les talons au sol, comme pour ponctuer le moment. Il allait grommeler quelque chose d'inaudible pour garder la face, mais il y a ce je-ne-sais-quoi chez elle qui lui fait faire machine arrière. La main, refermée, vient se poser sur la joue, les doigts recroquevillés contre le derme encore caché d'une poudre en rideau. Le pouce, lui, vient dessiner la pommette, avec lenteur, avec tendresse, avant qu'il ne fasse un pas en arrière, à regrets, le regard fuyant un peu.
Il lui désigne l'espace de la pièce, un peu reculé, où se trouve un baquet de bois recouvert d'un linge pour éviter les échardes, dans lequel lui peut se tenir debout, s'agenouiller sans doute. Il y a aussi un seau, au dessus duquel il se rase ou se rince le visage et les mains au besoin. Il s'y rend, et ouvre la porte de deux placards, pour cacher à la vue cet espace réservé à l'hygiène, lui faire un petit paravent improvisé avant l'heure. Pour conclure, il sort une chemise propre de l'un des meubles à la porte ouverte, et la pose sur le battant, à disposition
- Tu trouveras ce qu'il te faut là. Je te mets ça si tu veux te changer. Ca sera trop grand, j'imagine, t'es taillée comme une brindille. Enfin, une très jolie brindille, mais...
Il ajoute, après un raclement de gorge.
- Je vais aller te chercher de l'eau.
Il la plante un peu là, c'est vrai. Mais c'est pour la bonne cause. Déjà, lui, doit prendre l'air, pour essayer de se calmer, de trouver en lui la force de résister à être un type comme les autres devant elle. Muni d'un seau, il sort de la cabine, pour aller chercher ça, et revient, ci-fait, vers elle.
Est-elle entrée, déjà ? se demande-t-il à passer la porte. Dans tous les cas, il va poser le seau d'eau claire près de l'endroit désigné, et va servir à boire, histoire de s'occuper.
Ensuite, il sera toujours le temps de s'asseoir au rebord du lit, dans l'attente qu'elle ait terminé.
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C'était un béguin sans importance, l'un de ces élans adolescents qui vous échauffent un peu trop le bas ventre sans que vos mains ne se résignent à avoir le courage de délacer vos braies ou de cueillir un sein trop vert, trop plat, mais sur lequel vos yeux se perdent un peu trop souvent. La petite était mignonnette et un peu marginale ; c'était le genre d'enfant qui avait vieilli un peu trop vite, et qui trouvaient qu'être tout seul à deux, c'était pas si mal. Elle l'avait regardé avec l'admiration naïve d'une gosse qui idéalise l'autre quand il montait ses lignes, et il avait fait semblant qu'il connaissait quelque chose à ce qu'il faisait, pour se donner de l'importance, pour paraître expérimenté. En guise de signe d'intérêt et en réponse à ce qu'elle lui tenait compagnie, il avait détaillé les hameçons, les lignes et les nuds qu'il apprenait. Taciturne, taiseux mais ayant compris sans se l'avouer que le petit cur flanchait pour le sien, son regard de glace avait fui les prunelles scintillantes autant qu'il l'avait pu, pour ne pas avoir à dire, alors, qu'elle lui plaisait aussi.
C'est spécial, les garçons. Ca vous montre qu'ils vous aiment par les gestes, et pas par les mots. Regardez un gamin qui détourne le regard quand une mouflette lui tend une fleur ou lui envoie des petits curs avec les yeux ; c'est ça la pudeur, et c'est ça l'attachement, paradoxalement. On mesure à quel point un petit a flanché à la manière dont, son torse bombé d'un souffle lui manquant quand elle est à côté de lui, il s'arrange pour ne pas la regarder et ne pas trahir les airs experts qu'il prend en parlant de la pêche, du sport, ou de tout ce qui, soudain et depuis elle, a perdu cette aura de la passion pour la nimber elle. Les faux détachements des garçonnets signent qu'ils sont amoureux, à l'encre indélébile.
Il était devenu mousse à l'âge où s'amuser tout seul suffisait encore* ; la môme devait avoir grandi, maintenant, peut-être épousé contre son âme un triste bigot et elle devait avoir, à l'heure qu'il est, deux ou trois marmots qui pleurent pour avoir leur lait**. C'est à elle qu'il avait pensé quand les marins du bateau où il officiait l'avait emmené à un bordel dans une escale. Ils l'avaient encouragé, bruyants, hué presque comme il était monté avec une jeune femme prête à lui offrir ses charmes contre la bourse où ses camarades avaient cotisé pour lui offrir ce « cadeau ».
Jamais il n'avait oublié ce sentiment de gêne, assis au bord d'un matelas sans forme, les mains sur les cuisses, le regard à ses chausses ; cette impression d'être encore un petit garçon devant une femme qui savait ce qu'elle devait faire. Et elle avait su. Patiemment, le rassurer. Lui parler avec douceur, le réconforter. Le guider, aussi, lui apprendre. Lui dire de placer sa main là, de ne pas presser trop fort, voyons, ce ne sont pas des balles de soule !, de glisser la pulpe là, ou encore là. De se laisser faire, de ne pas avoir peur, aussi. Oh bien sûr, ça n'avait pas duré bien longtemps, forcément. Mais au milieu d'un quotidien de tapes viriles sur l'épaule, d'éclats de rire gras et masculins, ça avait été une bulle de douceur. De celles qu'on se remémore au milieu d'un nuit de tempête, quand le bateau craque et crie sa peine d'être ivre d'un vent furieux vous hurlant votre petitesse à tous et d'une mer impétueuse, qui cabre, impulsive, pour vous déloger de dessus son dos.
De celles à qui on fait appel quand la solitude vous prend au soir et se rappelle à vous sous les draps.
Elle avait été gentille, il avait été doux, d'après elle. A son abandon précoce, elle avait souri sans se moquer de lui, lui avait embrassé la joue en lui chuchotant que c'était pas si mal, et lui avait adressé un clin d'oeil tendre. Ils étaient restés une dizaine de minutes dans la pièce, histoire de prétendre que la reddition n'avait pas été si rapide. Elle s'était lavée et refardée, il avait refait des dizaines de fois le lacet de son col ou de ses chaussures, pour passer le temps, sans trop avoir s'il fallait qu'il sorte ou non de la pièce. C'est au bas de l'escalier qu'elle avait prétendu qu'il avait été honorable, et qu'il avait compris ce qu'elle voulait leur signifier à tous. Qu'il n'avait pas été un garçonnet ; qu'il avait été comme les autres, comme eux tous.
C'est là qu'il avait pleinement fait partie de l'équipage. Les hommes se reconnaissent deux choses : le courage du labeur, et la virilité aux femmes. Alors il était devenu un homme par deux fois ce soir là ; la première en s'abandonnant pour la première fois au giron d'une femme, dont il se souviendrait jusqu'à sa mort, la seconde dans le regard de ses pairs pères, qui l'avaient accueilli dans leur monde sitôt en avait-il visité l'origine.
Etait-ce pour cela qu'il avait toujours eu cette tendresse particulière pour ces filles qui n'ont pas de manières, les hospitalières, les dociles, que d'autres appellent les filles faciles ?*** Etait-ce pour cela qu'il avait instantanément noté le harassement dans le regard de cette rouquine qui se tenait auprès de lui ? Toujours est-il que la main qu'il avait glissé à sa nuque se voulait protectrice, que celle qui avait cueilli son menton l'avait fait sans violence, et que le baiser à sa chevelure ait été tendre, sans qu'il ne réfléchisse à ce qu'il faisait. C'était naturel, étrangement, avec elle.
Ce corps frêle contre le sien, ça lui avait fait quelque chose, ça lui faisait quelque chose, même. Comme une envie de parler d'hameçons, de lignes ou de nuds... C'est pour ça qu'il a reculé la nuque, aussi, au sourire qu'elle lui a lancé. Pour ça qu'il a essayé de ne pas noter le mordillement de la lèvre inférieure féminine par les nacres, qu'il aurait voulu assister dans cette tâche, et qu'il s'est résolu à ne pas aller remplacer par les siennes, de justesse. Pour ça aussi qu'il a changé de sujet, qu'il a proposé de boire, après avoir tout à l'heure parlé du bois qui craque, banalité énoncée pour éviter à sa bouche de trahir ses pensées.
- Oui, merci je veux bien... Et euh... sans vous déranger... pourrais-je avoir de quoi débarbouiller... tout ça ?
Le geste qu'elle ajoute est explicite, et il allait opiner quand elle s'est hissée sur ses orteils pour venir lui grignoter le flanc de la mâchoire d'un baiser, entre la commissure de la bouche, la barbe et l'os, sorte de triangle des Bermudes où il voudrait qu'elle se perde.
Ca le sonne, un instant ; ça le désarme, presque littéralement, cet élan adorable qui lui fait ajouter ce murmure et qui, lui, le mène à échapper un soupir où elle pourra lire sans équivoque l'envie réciproque, la satisfaction aussi, d'avoir entendu cela. Elle repose les talons au sol, comme pour ponctuer le moment. Il allait grommeler quelque chose d'inaudible pour garder la face, mais il y a ce je-ne-sais-quoi chez elle qui lui fait faire machine arrière. La main, refermée, vient se poser sur la joue, les doigts recroquevillés contre le derme encore caché d'une poudre en rideau. Le pouce, lui, vient dessiner la pommette, avec lenteur, avec tendresse, avant qu'il ne fasse un pas en arrière, à regrets, le regard fuyant un peu.
Il lui désigne l'espace de la pièce, un peu reculé, où se trouve un baquet de bois recouvert d'un linge pour éviter les échardes, dans lequel lui peut se tenir debout, s'agenouiller sans doute. Il y a aussi un seau, au dessus duquel il se rase ou se rince le visage et les mains au besoin. Il s'y rend, et ouvre la porte de deux placards, pour cacher à la vue cet espace réservé à l'hygiène, lui faire un petit paravent improvisé avant l'heure. Pour conclure, il sort une chemise propre de l'un des meubles à la porte ouverte, et la pose sur le battant, à disposition
- Tu trouveras ce qu'il te faut là. Je te mets ça si tu veux te changer. Ca sera trop grand, j'imagine, t'es taillée comme une brindille. Enfin, une très jolie brindille, mais...
Il ajoute, après un raclement de gorge.
- Je vais aller te chercher de l'eau.
Il la plante un peu là, c'est vrai. Mais c'est pour la bonne cause. Déjà, lui, doit prendre l'air, pour essayer de se calmer, de trouver en lui la force de résister à être un type comme les autres devant elle. Muni d'un seau, il sort de la cabine, pour aller chercher ça, et revient, ci-fait, vers elle.
Est-elle entrée, déjà ? se demande-t-il à passer la porte. Dans tous les cas, il va poser le seau d'eau claire près de l'endroit désigné, et va servir à boire, histoire de s'occuper.
Ensuite, il sera toujours le temps de s'asseoir au rebord du lit, dans l'attente qu'elle ait terminé.
* Brassens, Supplique pour être enterré à la plage de Sète, allusion
** Brassens, Je suis un voyou, citation.
*** Jean-Jacques Goldman, Filles faciles.
** Brassens, Je suis un voyou, citation.
*** Jean-Jacques Goldman, Filles faciles.
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