Octave,Jétais résolue à ne plus jamais vous écrire, mais ma volonté faiblit désormais. Votre lettre a écorné ma détermination et les derniers événements vous ont imposé à mes pensées. Me voilà contrainte de vous adresser ces quelques mots, mais sachez que je suis toujours fâchée des vôtres, durs et injustes. Sans doute laurez-vous dailleurs perçu en débutant cette lettre : vous voudrez bien comprendre quil me faudra laisser passer encore un peu de temps avant de vous faire entendre de nouveau combien vous mêtes cher. Aussi devrez-vous vous contenter de votre prénom sèchement tracé sur le vélin pour quelques temps. Nétant cependant pas sans cur, je veux bien accepter que la situation actuelle qui vous occupe vous égare et que vous vous laissiez dépasser par vos émotions. Si jétais assurée dêtre lunique réceptacle de vos débordements émotionnels et si je pouvais être certaine de la sincérité de votre réjouissance amicale, sans doute cela faciliterait-il ma digestion de votre avant-dernière missive. Mais la versatilité de vos écrits minterroge : vous avancerez-vous à ma rencontre le cur sincère ce premier juillet, ou feindrez-vous de lêtre ?
Jai tant de choses à vous écrire que je ne sais plus par où commencer. Tout semmêle dans ma tête et au bout de ma plume ; tant et si bien que je ne sais plus si je dois débuter par les bonnes nouvelles ou les mauvaises. Je crains quen choisissant de vous annoncer en premier lieu les choses joyeuses, le pire ne vienne ensuite ternir votre plaisir. Mais quen faisant linverse, vous ne restiez trop concentré sur le mauvais pour apprécier la suite. Peut-être devrais-je juste laisser venir le flot de mots et les dérouler sous ma plume, sans ordre ni logique. Juste comme ils naissent dans mon esprit ?
Mes prières ont été entendues, oui : vous nabreuvez pas les fossés de votre sang, vous ne fertilisez pas la terre de votre corps. Je nai jamais prié que pour vous, pour votre sauvegarde. Votre victoire, vous ne la devez quà vous-même et votre équipe. A votre talent, vos compétences et votre charisme. Je ne peux aucunement me vanter davoir participé au succès de votre élection, mais je peux me réjouir de vous savoir vivant et sans blessure, car vous me lauriez écrit, nest-ce pas, si la guerre vous avait abimé ? Tâchez de rester debout jusquau premier juillet, car nous sommes deux à espérer votre venue.
Vous avez su en si peu de temps vous attacher Caia. Je nai jamais vu enfant plus attachante. Elle a même su séduire Dana, ce qui nest pas chose aisée. Elle a ce don dattirer à elle la sympathie de tous. Vous rappelez-vous notre première rencontre avec elle ? Cest un souvenir encore frais dans ma mémoire et qui me paraît pourtant si lointain. Caïa a tellement changé depuis, elle a évolué si positivement. Jai cette impression davoir déjà vécu mille ans avec elle, comme celle de vous connaître depuis cent ans. La distance efface-t-elle des curs et des mémoires ? Je crains quelle ne moublie tout à fait quand elle sera aspirée par sa vie et quelle aura tant à découvrir. Mon cur se brise à cette idée. Mais il fond, de fierté et de tendresse, quand elle fait entendre sa voix : Caïa parle, Octave. Elle ma fait don de sa voix, à plusieurs reprises. Cest encore plus doux que le chant des anges. Chaque fois que je lentends, mon cur senorgueillit, il enfle, se gonfle et explose. Cest un flot démotions que je ne maîtrise plus. Elle parle, Octave !
Cela mamène donc à vous annoncer quArnoul à une fois de plus disparu. Je ne métais pas trompée : dire la vérité à un enfant nest pas une bonne chose. IL faut savoir la taire parfois. Lucie et moi-même étions en désaccord. Jai refusé plusieurs jours dexpliquer à Arnoul les mots malheureux de sa mère : elle avait couché sur le vélin sa déception et le reniait. Elle reprochait à son fils de nêtre encore arrivé à Montauban, mais comment aurait-il pu, alors que jétais contrainte de rester à Périgueux dans lattente de mon procès ? Lépouse de mon cousin a jugé préférable de lui expliquer les mots de sa mère, aussi blessants fussent-ils. Je voulais lépargner. Pourquoi le faire souffrir inutilement ? Dautant plus si les mots dAxelle étaient dictés par la colère et la déception.
Le petit cur, et croyez-bien que je nimaginais pas quelques mois plus tôt subir son absence, a laissé une lettre cette fois-ci. Il nous à Cassian et moi-même confie Caïa pour quon ne soit pas triste. A peine avais-je trouvé sa lettre que je partais déjà sa recherche. En vain. Jai cherché tout le jour mais lorage ma arrêtée. Jai dailleurs bien cru perdre Artémis : affolée par le tonnerre, alors que javais mis pied à terre pour appeler Arnoul, la bougresse a pris la poudre descampette, me laissant seule à plusieurs lieues de Périgueux, les mains brûlées et le séant mouillé. Rassurez-vous, Archibald la depuis retrouvée et nous lavons faite examiner par le maréchal-ferrant. Elle va bien. Si daventure vous deviez entendre parler dun enfant errant, seul, et sans doute la peau sale, ne manquez pas de men informer. Je nai pour lheure aucune réponse de sa mère, mais je compte bien en obtenir une rapidement.
Le Périgord na pas à envier lA&C en ce moment. Nous sommes en état dalerte. Des rançonneurs encerclent Périgueux. Je n'en sais pas plus, et je crains que mon ignorance ne soit renforcée ces prochains jours.
Enfin, je peux vous annoncer la fin de mon procès. Le verdict a été rendu, et si jai échappé, grâce à mon ingénieuse auto-défense (jai préféré me passer des services de lavocat incompétent qui métait proposé) à la peine capitale, je suis tout de même reconnue coupable de haute trahison. A moins que ce ne soit grâce à vous ? Avez-vous Octave influé de quelques manières que ce soit sur la décision ? Si tel est le cas, je vous en suis extrêmement reconnaissante et serai votre obligée. Lon me condamne à une marche de la honte dans les rues de Périgueux pendant laquelle je devrai porter une ridicule pancarte sur laquelle sera inscrit « jaime la chouquette du Périgord » après quoi je serai conduite aux geôles. Ma tête ne roulera pas à vos pieds, Octave, mais elle souffrira de cet isolement forcé : je serai incarcérée du vendredi midi au lundi midi.
On me laisse une journée de répit avant lapplication de ma peine. Je lemploierai au repos et à la prière. Mais cest une journée de trop : je me sens déjà coupée du monde : toutes mes pensées convergent vers cette cellule qui naura rien à voir avec celle que joccupais à Ste Illinda. Puis-je vous avouer, Octave, que je redoute finalement bien plus ces trois jours dintrospection induite par mon incarcération que le son de lair fendu par une lame affilée ? Je crois pouvoir dire aujourd'hui quil aurait été préférable que finalement ma tête roule jusquà vos pieds. Votre compagnie aurait été bien plus appréciable que la mienne.
Rendez-vous compte, Octave, je serai seule et ne pourrai parler à personne durant trois jours plein. Je naurai pour seule compagnie que les rats et mes pensées perverses. Je serai seule avec mes doutes et mes craintes. Avec mes regrets et mes remords. Avec mes espoirs fous et mes rêves vains. Tout tourbillonne déjà dans ma tête, tout semmêle, je me sens oppressée rien quà lidée de les voir surgir et prendre corps dans ma geôle.
Je mégare : je ne devais vous écrire que quelques mots. Ils sont déjà bien trop nombreux. Ecrit-on autant aux gens avec lesquels nous sommes fâchés ? Jimagine que la réponse est non, mais vous serez lexception. Vous lêtes en tout.
Retournez à vos affaires comtales, je ne vous ai que trop occupé inutilement. Que le Très-Haut vous garde Octave. Mes prières et pensées vous accompagnent.
Isaure
PS : Je joins à ce vélin un mot que Caia vient de me remettre. Je nai pas le temps de lire et den corriger les fautes, nous sommes attendues. Aussi, vos yeux ne seront pas épargnés, mais jespère que vous trouverez la force de me pardonner cette paresse-là, comme je vous pardonne déjà tout le reste.