Anaon
Malgré lheure peu tardive, Paris semble déjà plongée dans les profondeurs les plus noires de la nuit. Lhiver a noyé le paysage de sa teinte deigengrau, transformant les quelques gargotes animées en niches lumineuses mouchetant l'obscurité. Derrière les pierres spéculaires de lun delle, lambiance semble pourtant plus au chaos quà la chaleur et la bombance. Lépaisse vitre enchâssée dans ses croisillons de plombs ne laisse apercevoir que les silhouettes déformées par sa facture grossière, à demi-opacifiée par la saleté accumulée dans ses recoins. Même au plus près de sa vitre, on ne saurait dire réellement ce qui se trame en son sein, si ce n'est qu'il y règne une atmosphère contrastant nettement avec le silence des faubourgs figés dans leur froid. Une ombre fuse tout à coup et écrase sa masse informe contre la verrière dans un bruit sec et net. Le cul dune timbale vient de percuter les carreaux.
La porte souvre brutalement, révélant l'ouverture qui vocifère son vacarme intérieur : jurons et empoignades, poings que lon fracasse sur le plateau des tables. Une femme vient de la pousser de lépaule pour s'engouffrer à l'extérieur, faisant craquer la mince couche de givre qui recouvre la rue dune fine percale blanche. Elle recule de plusieurs pas, le nez rivé dans le giron de la taverne grande ouverte dont la lourde porte en bois peine à refermer le cénacle. Le tripot a pris des airs de basse-cour dans laquelle les coqs et les cochons se disputent le bout de gras sous le clairon des oies qui essaient de remettre de lordre dans leur foutoir. La porte pivote un instant, grassement, grinçante, avant que la gravité ne fasse son office et ne la ferme dun coup sec, abaissant à nouveau le rideau sur la scène. La sortante, une pipe au bec même plus allumée, des bleus sur la mâchoire qui ne semblent pas dater du jour et un sourcil vaguement perché sur le front, demeure un instant contemplative de cette pagaille refermée par lhuis. Dans lépaisseur de la nuit, on entend désormais plus que le bourdonnement assourdissant des pochards en pleine rixe doù perce quelques fois une note plus fracassante que les autres.
Lair digne et nonchalant, l'Anaon réajuste son col dun geste propre et net. Ah ! Que voilà-là un beau nid à rustres et à pochards ! Ses yeux dun bleu de Prusse se tournent vers la noirceur des alentours, le silence à peine perturbé par la ruche qui bruisse derrière elle. Le souffle filant de ses lèvres entrouvertes crée un spectre vaporeux qui trouble sa vision. Janvier a sorti sa morsure la plus cinglante, et sil est beau dans son apparat hiémal, ces baisers ne sont pas pour autant des plus aimants. Sa main droite, seule dégantée, ne semble pas pour autant sen offusquer. Lattention se porte sur le bout de sa pipe où elle ne constate plus aucune fumerolle. Dans un réflexe immédiat, les mains tâtent le pourpoint de cuir à la recherche de son attirail dallumage. Sa taille, son escarcelle et Elles se figent brutalement. La sicaire se tend dans un léger sursaut, les yeux plus arrondis. Elle se tourne derechef, retourne vers la taverne. Un pied sur le perron, la main attrape la porte du bouge quelle ouvre à la volée et l'ouverture lui crache une envolée de pans noirs qu'elle esquive in extrémis. La masse sombre séchoue plus loin, mollement, dans le bruit moelleux des tissus qui saffaissent. Son mantel ! Parfait ! Le visage se retourne prêt mander son reste quand son tas de cartes suit à son tour le chemin de la sortie. Le regard suit, dépité, les maigres feuilles qui séparpillent dans le givre au bon vouloir de la bise. La soirée avait si bien commencé ! Le tripot, déjà peu coquet à la base, n'est plus désormais qu'un splendide champ de bataille : les soulards jouent les soudards, saignant du vin sans même savoir, très certainement, dans quel camp ils se trouvent réellement, ni pourquoi, d'ailleurs, camp il y a. La mercenaire n'attend pas plus pour en refermer la porte avant d'avoir à essuyer l'attaque d'une poulaine qui ne lui serait assurément- point destinée.
Les bottes quittent le perron pour rejoindre son mantel. Elle soulève l'amas de cape qu'elle époussette vigoureusement puis s'en couvre les épaules, noyant sa silhouette à la tenue masculine dans la discrétion de son drapé. Un soupire frémit dans l'air alors qu'elle s'affaire à rassembler son jeu de cartes tel le Petit Poucet récupérant ses pierres. Le pauvre infirme se voyait déjà amputé de l'un de ses valets, elle espérait grandement ne pas avoir à déplorer de nouvelles pertes dans l'obscurité. Le genou ploie dans la corolle sombre de son mantel pour récupérer les dernières cartes de son jeu boiteux.
Ensuite il faudra prendre la poudre d'escampette avant que les mauvaises langues ne se souviennent du visage à l'origine de ce joyeux foutoir
| © Images Avatar & Signature : Mehmet Turgut & Luis Pacho |
A N A O N
A N A O N