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[RP] Les Nuits de Paris

Alphonse_tabouret
Sourire aux sirupeuses verdures s’étira placidement à la semonce d'une ponctuation marquée.

 _ J’accepte !

Pas une lézarde ne venait égayer l’existence même précaire d’une probabilité ; Anaon portait déjà au front l’orgueil de la victoire, en reflétant les éclats aurifères jusque dans les prusses.
L’assurance, qu’elle soit volatile ou minérale, avait toujours eu le don de charmer chez Tabouret une curiosité avide de traits épais aux tracés de ses leçons. Langage aux multiples visages, elle exprimait tantôt le parcours, tantôt l’instinct, ou bien encore, l’ignorance la plus décomplexée, et tout en elle avait de quoi séduire l’appétence des tempes brunes, jusqu’à ses dénouements, vérités ou mensonges dont chaque écueil vibrait alors plus fort, aux courbes encensées de l’orgueil ; chute inattendue ou triomphe prévu, peu de choses avaient autant d’intensité à la prunelle Homme que le feu brut qu’un égo à vif.
Le prochain verre qui se porterait aux lèvres envahirait l’ultime rempart des héroïques résistances, et il ne demeurerait plus qu’une trainée de Fée aux nerfs en guise de pigment ; à ce rythme, absinthe obtiendrait son dû ce soir et sicaire son garçon à coucher, mais pour l’heure, encore privé de la défaite, Alphonse se réjouissait simplement des mises s’échelonnant. Loin des enjeux florentins et de leur gout de fer , ceux de l’Ainée ne précipitaient aucune chute dont on peinerait à se relever une fois les tempes desserrées, et il ne doutait pas que la qualité de la compagnie compenserait l’inénarrable gueule de bois dont il serait couronné à l’aube.

L’énoncé des règles trouva une oreille attentive, quoique bordée d’embruns, quand la silhouette étonnement discrète de l’hôtelier venait les alléger de leurs restes, trésors abandonnés loin de leurs nouvelles occupations.

Diable, vous y mettez les formes… , lui céda-t-il aux collisions acidulées de leurs regards, Il existe pourtant des façons bien plus simples de me mettre à nu, Dénée…

Aux premières ivresses, si le corps cédait ses liminaires démissions au travers d’infimes modulations, éthylique connivence s’affranchissant de quelques retenues, il n‘en restait pas moins encore au jeune homme assez d’emprise à ses finesses pour ne pas en perdre le fil. D’un nom, d’un seul, discret tout autant qu’assuré, Anaon adoubée devenait Dénée; au serment de janvier, ride du lion dessinée à la faveur de sombres formules était désormais de sa responsabilité, et cela serait une chose dont il s’acquitterait à leur futur avec une étonnante sincérité.

Les jais se posèrent sur le paquet de cartes scindé s’offrant à eux.
Alphonse n’avait jamais vécu que de secrets, d’abord à son propre toit où l’étude appliquée de la maison avait révélé l’incroyable poids des silences éventés, dans ses amours, mâles étreintes nécessitant le vœu des façades pour se vivre, jusqu’à ses chiffres, ses précieuses perles qui se tissaient de fils en fils jusqu’aux plus irréfutables témoignages. Peut –être était-ce cela qui le fascinait tant aux entêtantes calligraphies d’un point d’interrogation, créature à l’avide recherche de ces points d’exclamations se faisant rarement sans quelques suspensions ; quoi de plus parlant que ce que l’on tait ?
Quelle confidence choisirait-il, quel aveu aurait sa faveur s’il perdait dans les plus grandes largeurs, duquel distinguerait-il les effets à l’abri de ses méticuleuses frontières ? Enjeu posé avait beau être accordé, il n’en demeurait pas moins quelques vérités qui nécessiteraient bien plus que le hasard et l’alcool pour cheminer des lèvres jusqu’aux lobes.

Je vous en prie…, l’invita-t-il en la laissant jouer de ses propres entrelacs à la faveur du choix premier avant de s’intéresser au sien, et quand la manne femelle posa son égide sur le paquet à sa droite, la dextre de Tabouret s’attarda sur l’autre, effleurant de la pulpe le dos parcheminé d’un destin imminent avant d’en marteler doucement les contours.
Vous n’avez aucune chance, la brava-t-il d’une remarque crâne en s’appropriant au pouce et à l’index le coin de sa convocation aux arènes Dénéides ; ababils de papier défiant les oliphants aux cortèges de Tyché s’éprirent du même envol et révélèrent à la table deux cartes de la même famille.

Cinq et huit de cœur se toisèrent dans la seconde d’un silence duelliste avant qu’un sourire ne se dessine plus largement aux traits verts d’une satisfaction qui ne songea pas un instant à s’adoucir.


Je crois , Dénée, que vous me devez une histoire, fit-il d’une voix rauque quand ses doigts victorieux saisissaient le verre à sa portée, fêlant les règles énoncées à la faveur seule de la débâcle ; il n’était pas exclu qu’il faille du courage au perdant pour trouver à se confier et au vainqueur pour en entendre les rondeurs.
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Anaon



       Fanfaronnades amicales d’adversaires aux rivalités conviviales. La défaite hasardeuse, certes, pourrait faire mal, mais la mercenaire ne manque pas de répondre à la bravade de son comparse, car l’orgueil ne saurait être réellement vexé : consenti et accordé en pâture à Tyché , l'ego pourrait-il être pleinement bafoué ?

       _ Alphonse ! Plutôt qu’à la chance, je préfère me fier à mon talent qui saura de toute manière vous mettre à nu même si je perds. Et entendez bien que je ne manquerai pas d’explorer la moindre façon d’y parvenir, qu’elle soit simple ou non.

       Un clin d’œil cavalier vient ponctuer cette bousculade toute en surenchère et le sérieux revient quand la pression et le suspens nouent leurs deux regards. Le geste. Le son du papier qui se courbe puis s’abat. L’œillade...

       _ Je crois, Dénée, que vous me devez une histoire...

       L’Anaon retire sa main du paquet comme si la défaite venait soudainement de lui brûler les doigts. D’un désappointement presque théâtrale, elle peste sa déveine d’un grommellement breton.

       _ L’écart est petit ! La révélation en sera tout autant !

       Bonne joueuse, elle remplit son verre comme convenu et avale ce gage supplémentaire d’une seule traite dont elle ne parvient plus à déterminer si le flot est brûlant ou indolore d’en avoir trop anesthésié le trajet. On sait que la marche arrière n’est plus possible quand l’alcool à l'étrangeté de se faire à la fois plus prégnant et moins fort. L’estomac et le palais ont compris qu’il était temps de sonner l’arrêt, mais le cerveau, déjà trop imbibé, zappe dangereusement l’alerte de ses confrères : ainsi, plus l’on est ivre… plus l’on boit avec insouciance.
       Se carrant dans son assise, un poing serré de concentration sur la table, l’autre appuyé d’un air pensif sur son menton, l’index bat la mesure de ses réflexions sur une pommette songeuse avant de couper court à toute future impatience de l’Adonis :


       _ L’exercice est difficile.

       Et cette justification n’est en rien une excuse : à ne jamais rien avouer de soi, la moindre révélation sonne comme un cataclysme d’aveux ; le moindre détail : une mise en croix sans autre forme de procès. Les cobalts jaugent l’écart de valeur et l’Anaon constate qu’il lui aurait été plus simple de trouver du choquant que du menu surprenant. Après de longues secondes qui paraîtront sans doute une éternité, la posture se détend pourtant et l’ourlet des lippes se défroissent avec précaution :

       _ Il me semble ne vous avoir jamais dit…

       Un instant de doute tout de même...

       _… avoir été durant de très longues années un flambeau de la justice. J’étais Lieutenant de Maréchaussée. Je courais après les marauds et punissais les malandrins. Je faisais la chasse aux spéculateurs ; rodais toutes les nuits sur les remparts… Un vrai petit soldat du Bien.

       Un sourire en coin. L’ironie est signée. L’Anaon, apparente mercenaire, sicaire en réalité, hérétique, vénale assumée, cauchemar de bien des innocents et alliée des coupables a un jour été de l’autre côté du bureau… et des barreaux.

       _ J’ai géré des brigands et des guerres. Des villageois en crise à cause des épidémies... J’ai dû faire face à une peste qui a sévi pendant des mois et qui a décimé notre population. J’y ai par ailleurs survécu, par je ne sais quel miracle. Cela avait même ravagé nos duchés voisins. C’était il y a très très… trèèèèès longtemps et j'étais bien jeune.

        Il n'y avait pas encore de rides. Pas de sourire postiche. Une seule et unique vielle cicatrice pour blasphémer la peau blême. Point de fantômes enfantins pour entacher la mémoire. Le temps était doux, même dans ses plus sombres noirceurs, et jamais l'on aurait pu lire sur le visage de l'Anaon une seule once de chagrin. Elle était une façade. Une façade de sourire et d'espoir constant ; incessamment elle irradiait de l'idéalisme des rêveurs de monde meilleur. Naïve, elle ne l'était point : on peut être parfaitement réaliste en abreuvant ses dessins du plus bel optimisme. Et si l'on voyait, un jour, l'ombre d'un nuage passer sur le visage éternellement serein, l'on savait bien que l'averse serait brève : une fois enfuie, aussi discrètement qu'elle était arrivée, les jardins de ses pensées enfin rassasiés de pluie offraient à nouveau leurs plus belles humeurs.
       Le silence guette sur le minois de son semblable la surprise ou bien "l'attendu". Les questionnements ou l'acquiescement. En fin de compte, commencer doucement n'aura pas été une mauvaise chose... il est des souvenirs bien agréables à la mémoire.





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Les verres se firent écho, et tandis que Dénée se drapait au fil d’un inventaire, Alphonse diverti plantait un coude à la table et recueillait un menton à l’appui d’une paume. Spectacle était de choix ; accusant la défaite aux auspices nouveaux des révélations, les yeux d’Anaon nouaient en guise de paroles, des bribes de verdures à ses brèches les plus immédiates et sa bouche se pinçait d’une moue étonnamment coquette.
Fin saoule, au même titre que lui, Sicaire chancelait à leurs funambules harmoniques et faisait son marché aux étals memento.

_ Il me semble ne vous avoir jamais dit… commença-t-elle enfin en retrouvant ses yeux pour s’y poser, équilibriste aux cils tressés de pampres offrant à l’auditoire, la rançon attendue.

Le parfum de l’anecdote étonna des tempes trop grises pour réfréner la surprise qui passa aux traits où s’assit l’intérêt. Il n’avait jamais prêté de passif à Anaon ; les quelques trames laissées à portée de regard n’avaient pas sous-entendu une vie de lignes droites et de fait, n’auraient jamais trouvé le comptable au profit de celle-ci. Emportée d’artifices sous les toits d’une auberge, négociatrice à son bureau, nue aux bains d’un bordel, bouche ensanglantée aux rues sombres de Paris, il découvrait au port de Janvier, les gestes élégants des usages, la maternité épanouie, les heures solaires d’Anaon, et s’en trouvait chanceux; Dénée ce soir, pointait, un doigt aux lèvres, d’inédits coulisses à un visiteur attentif.

Par Dieu, quelques traces de moralité en guise de terreau… Sachant cela, je ne vous aurais jamais employé, fit il dans un sourire discret, à l’aplomb d’une conclusion de scène, étirant les doigts vers la bouteille dont la moitié déjà baignait leurs veines. A une porte restée entrouverte, bruits de vaisselle indiquaient que l’heure tardive ne verrait plus d’assiettes se remplir et sonnaient l’appel d’une rue les attendant; la Casa Verde fermait ses portes.

Je ne vous laisserai pas en reste, fit il en se levant, chancelant un bref instant, surpris autant que ravi de trouver à la terre, ces allures océaniques ne naissant que des éthyliques rencontres ; tournant la tête vers l’hôtelier, dextre cherchant l’aumônière, il lui adressa quelques mots brodés d’accent auxquels il reçut en réponse une main épaisse les chassant des murs sans discuter. Repas soi-disant mis sur une note refusaient toujours tout règlement pour rejoindre les caisses de la cantine.
Bon gagnant, je vous fais moi aussi la faveur d’un premier secret. Commerçant, Tabouret n’oubliait jamais d’échantillonner avant d’espérer séduire une quelconque clientèle capable de faire fructifier sa mise. Le suivant sera forcément payant…
Manteau passé aux épaules, le bras fut tendu à sa nocturne compagne et les pas suivants la dernière tablée qui quittait les lieux, les dirigèrent à la porte.

Buena notte *, les salua l’aubergiste amenant les visages son attention en même temps que la bouche mâle à l’oreille garçonne, frôlant le lobe surpris d’une haleine herbacée:
Ce ne sont pas vraiment dans les jupons de sa nièce que j’ai passé le plus de temps. Buena notte Giuseppe ! claqua-t-il en écho en laissant Anaon faire ses adieux au ventre chaud de l’ilot italien. Habile conteur, Alphonse laissait de la largeur à l’éventail, un soupçon de mensonge aux imaginations les plus sages quand passait la silhouette longiligne de la patronne sortant de ses cuisines, mais ceux qui avaient déjà vu l’ensemble de la famille, auraient sans nul doute, comme lui, préféré les charmes du neveu à ceux de sa sœur.



Paris gelait ; faute de neige pour l’étouffer ou de vie pour le briser, le givre avait contaminé la ville et s’étendait en océan de tuiles pelliculées jusqu’aux maigres résistances de quelques cheminées; seules les plus grandes artères auxquelles potron-minet amenait les premières livraisons, offraient une route que l’on pouvait espérer sans chute, ni glissade.
Attendant l’Ainée pour reprendre la marche, la buée du souffle se répandit en fumée blanche, étirant un sourire vacillant au visage du jeune homme ; s’il tenait encore droit, il se savait condamné. L’absinthe avait fait son œuvre et emporté les noirceurs les plus systématiques, adoucissant le poids de la journée à une nuque fatiguée, affublant le visage d’un épi qui ne le quittait plus ; à ce parfait instant, à la silhouette élancée d’Anaon, sa gorge brulait et le monde était un champ de coton vert.


La prochaine fois, Dénée, nous jouerons cela à mon palais, lui annonça-t-il en signe de reddition ; s’il rejoignait son lit, bordé ou pas, l’exploit tiendrait sans nul doute du miracle. Tenez-vous à moi, je crains qu’ils n’aient penché la route en notre absence… fit il en lui tendant une dextre dégantée, nouant les silhouettes à la faveur de la sécurité pour avancer d’un même pas timide, vertigineux, aux inégalités des pavés verglacés, et personne alors ne pouvait plus se méprendre quant à l’association des premières heures ; couple pressé de se jeter aux draps avait désormais tous les traits d’un joli duo d’ivrognes ne sachant même plus se servir d’un oreiller.

Carrefour se présenta à leurs pieds, délivrant enfin la sécurité relative des chemins et de leurs automatismes au travers d’une vaste artère déjà éveillée menant aux Halles.


Vous m’avez déjà conté l’histoire, viendrez-vous tout de même prendre votre tribut et m’y border ? demanda-t-il en pointant le Quartier où l’on l’avait déposé, au sortir d’un déluge, aux derniers jours d’octobre; Saint Opportune au lointain, dormait encore.




* Bonne nuit
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Anaon



       _ Par Dieu, quelques traces de moralité en guise de terreau… Sachant cela, je ne vous aurais jamais employé.

       Un souffle nasal comme un rire pincé :

       _ Il est facile d'y faire germer ce que l'on veut quand le terreau est riche et bon. Les bonnes graines comme les mauvaises herbes. Le vent apporte ce qui lui chante et la terre ne fait pas de distinction.

       Et Dieux savent qu'il est facile d'y faire pousser des ronces quand la Volonté n'a plus la force d'en arracher les rameaux. L'esprit devient broussailles et marécages, cloisonné dans son propre guêpier.
       Les cobalts s'arriment à la silhouette vacillante qui se lève, marquant leur départ, et tandis qu'Alphonse règle ses affaires – au dû moins tente de le faire – la sicaire se redresse à son tour avec une précaution bien connue. L'ivresse n'était qu'une étrange affaire d'équilibre : immobile, rien ne se sentait, mais dès le premier geste, la mare éthylique se mouvait en une houle disproportionnée qui malmenait le cerveau y flottant comme un frêle esquif. Les mirettes tels des hublots se paraient immédiatement du flou de l'eau tandis que l'encéphale ballotant ricochait entre les parois de son cloître crânien. Il était là, le coup derrière la nuque.
       Les mains, empruntes de la même patience concentrée, rassemblent les cartes traitresses congédiées à leur place initiale quand Alphonse tisonne soudainement son attention. Le mantel qui avait déployé son noir plumage plutôt dans la soirée revient lourdement draper ses épaules dans son ramage feutré. Au bras tendu à l'annonce de ce nouvel acte, l'Anaon enroule son acceptation complice autour de cette comédienne galanterie, mais quand l'Ephèbe se fend d'une cocasse révélation, l'Anaon se fige dans un "oh" mimé et muet.
       Le bras se décroche, la mercenaire reste en plan, contemplative, les lippes en cul-de-poule. Nan ! Alphonse n'aurait pas osé ?! Cette femme… non, voilà qu'elle soit être sa sœur ou une fille bien âgée, il ne peut en être autrement ! Elle tente de se convaincre de l'idée sans imaginer une seule seconde qu'Alphonse puisse préférer aux formes bien rondes, celles qui sont plus longues. Soudainement consciente du ridicule de sa posture, la sicaire s'anime de ses mains extirpant à divers endroits de sa tenue quelques écus sonnants et trébuchants. Posant sur le comptoir son dû du soir – et plus – elle enchaîne sans laisser la moindre chance au tenancier de riposter :


       _ Parce que j'ai voyagé, ce soir…

       Et avec une célérité dangereuse après tant de verre, la sicaire gagne la nuit sans faire plus de mystère.

       Le froid l'accueille en une claque fracassante qui remet soudainement cerveau et radeau en place. Elle s'immobilise, l'océan d'absinthe brutalement gelé, délivrant la pointe d'une pleine conscience qui se déploie comme un sursaut dans son coma. La nuit de Paris, l'odeur avilie de ses rues, amoindrie par le froid qui glace les narines. Le gel qui mord jusqu'au poumon. Le silence et son cocon de solitude. Le nez se lève au ciel piqueté de ses têtes d'épingles blêmes et scintillantes. Oui… des nuits ainsi, elle en a connues. Des centaines. Des milliers. L'Anaon avait bu. Pas jusqu'à l'ivresse, mais jusqu'au coma. Son corps ne savait être ivre, ou du moins, seul son corps savait tanguer, mais son esprit, lui, restait toujours horriblement vigilant et éternellement conscient. L'allégresse de l'ébriété ? Elle ne connaissait pas : le vin lui faisait tourner les sangs ; elle avait l'alcool mauvais. Elle buvait, et puis tombait, ne sachant se mouvoir que sur l'un ou l'autre des extrêmes. Mais ce soir…
       Les billes de Prusse toujours lovées dans l'Empyrée, senestre gantée et dextre mise-à-nue s'enfoncent dans sa chevelure et soutiennent un crâne qui doucement reprend son bercement. Elle est ivre. Elle le sent. Dans ses jambes de coton et sa tête qui vacille, prise d'un interminable vertige. Et pourtant, elle se sent aussi légère et virginale que les étoiles qui brillent au-dessus d'elle.


       _ La prochaine fois, Dénée, nous jouerons cela à mon palais.

       La tête imprime une lente bascule. Elle embrasse la silhouette que les ombres grignotent de leurs formes fantasmagoriques, et soudain elle le voit tout autrement. Intensément. Elle ne saurait y mettre des mots... Ce n'est point l'amour déraisonné des ivresses mielleuses, ou l'attirance soudaine des retenues débridées. Mais une sorte… d'adoration. Dans l'acmé d'une perception qui se dispute l'esprit avec la griserie, elle le voit alors dans toute sa quintessence… un faiseur de miracles. Elle n'avait plus bu depuis une éternité ; depuis que l'alcool, pour elle, avait le goût du poison et la couleur du sang. Elle n'avait plus ri, jamais, en dehors de ses enfants…

       _ Tenez-vous à moi, je crains qu’ils n’aient penché la route en notre absence…

       Et le rire éclate, plein et sincère, froissant ses yeux en pattes d'oie.

       _ Paris ne peut rester sans nous sans n'en faire qu'à sa tête !

       La main empoigne la sienne avec franchise, échangeant leurs chaleurs dans ce froid mordant, et les voilà progressant cahin-caha dans l'élégance toute suggestive de leur état. A chaque maladresse s'égrène un souvenir allègre dans l'esprit mercenaire et chaque pas, pourtant, la plonge plus encore dans les limbes émeraude qui gangrènent son palais. Alphonse lui paraît être alors un complice de toujours, l'ami d'enfance perdu et regagné à la faveur d'un hasard bien heureux, et à qui, ce soir, l'on offrait le luxe de rattraper le temps perdu. Aux ridules qui animent leurs visages à la fois amusés et soucieux de ne point tomber, l'Anaon se sent démesurément jeune quand elle est pourtant largement l'aînée de son cadet. De compagnons d'enfance, elle se sent aussi jeunes tourtereaux à l'amour courtois et trop pudique pour allier la volupté à leur complicité.

       _ Vous m’avez déjà conté l’histoire, viendrez-vous tout de même prendre votre tribut et m’y border ?

       La main abandonne son autre et sans marquer la halte la sicaire s'engage dans le quartier désigné. Réfléchir elle ne veut point, retrouver son chemin encore moins. Bientôt, ils hallucineront et ne sauront plus rien distinguer des rêves ou de la réalité, l'Anaon s'est déjà avouée vaincue : basta la retenue ! Elle pivote, toujours sans s'arrêter, osant la marche arrière.

       _ Vous m'avez promis le coucher. J'espère que votre paillasse est assez grande car moi je ne sais plus où j'habite…

       Animée de l'étrange boussole qui semble diriger les ivrognes, qui toujours sauront retrouver leurs logis par un miracle inexplicable, l'Anaon se dirige vers le nid du Tabouret avoué tantôt.

       _ Avez-vous déjà aimé Paris, Alphonse ?

       Les bras s'écartent en un geste d'éloge, la voix claironnant sans égard pour les mansardes qui dorment encore ou les travailleurs à peine éveillés.

       _ Je veux dire… l'avez-vous déjà aimé Vraiment ? La crasse de ses ruelles, la beauté de son Louvre… La vermine de ses Miracles ! L'affreuse impression de sanie de son quartier aux boucheries et l'écœurante odeur de ses tanneries ! Paris est une belle dame pavée de tumeurs. Même la pire de ses catins est moins vérolée qu'elle, mais même la plus belle des Aphrodites ne vaudra jamais ses cuisses ! Ça vous transperce la peau et vous pénètre jusqu'à l'os. Ça bouffe un peu de vous et ça ne vous laisse jamais repartir… Pas en entier…

       
    Je sais pas pourquoi, on s'aime comme ça la Seine et moi…*


       _ Si j'avais été un homme, Paris aurait eu toute mes faveurs…

       Paris vous prend aux tripes et on ne saurait dire pourquoi. Paris, elle l'aime et la déteste, dans une passion des plus malsaines. Paris a tout crevé : elle, ses déboires et ses espoirs illusoires. Et ça lui retourne le cerveau, comme elle a pu le faire un million de fois.
       Elle s'arrête alors, attendant qu'Alphonse la guide vers la bonne porte, l'attention se rivant sur lui, l’œil étrangement perçant dans le mouillant qui trahit son état aviné.




Musique : "Central Park " du film "King Kong" composée par James Newton-Howard.
* Paroles : " La Seine" par Vanessa Paradis et M.



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   _ Vous m'avez promis le coucher. J'espère que votre paillasse est assez grande car moi je ne sais plus où j'habite…

Anaon glissait, gazelle noctambule aux contours distincts dans une heure pourtant confuse, et ses cheveux oscillaient en ondes serpentines à chacun de ses pas ; silhouette aux orgueils funambules lui faisant face se présentait à sa pleine attention, chassant les premiers passants croisés à la descente de Sainte Opportune pour ne suivre que le fil de sa voix, le bleu de ses yeux et n’eut pour réponse à la bravade de son trait qu’un sourire consommé d’épices.
Les règles de la maison s’énonceraient bien assez tôt.


   _ Avez-vous déjà aimé Paris, Alphonse ?

Je n’ai jamais su ne pas aimer Paris, même à mes pires heures… , répondit-il en écho à sa déclaration.
Dans les pas de son père, il y avait fait sa première escale à dix ans juste fêtés, attaché à l’ombre magistrale au travers des rues, des premiers appartements dont il percerait plus tardivement le secret des alcôves ; yeux noirs d‘enfants avaient dévoré les orfèvres hauteurs des hôtels particuliers, la diversité des boutiques, happés par ces nouvelles audaces dont les Flandres ignoraient tout et , découvrant l’horizon tel qu’il ne l’avait jamais vu, Alphonse s’était laissé soulever à l’assourdissant vacarme qui ne pulsait qu’aux veines-capitales, emporté aux fils d’heures pleines, pour s’endormir à minuit aux rires lointains des putains, dans les cuisines d’une Aphrodite encore inexplorée.

Première catin, premier amour, première chute, première affaire, première vie… égrena-t-il en la dépassant, épaules se frôlant, jais apaisés de verdures cueillant leur vis-à-vis lui emboitant le pas ; aux veines comme aux tempes, berceuse s’était étirée et fredonnait à pas légers une comptine d’été au nez des rigueurs hivernales.
Il n’y a rien qu’elle n’ait pas su me cheviller à corps… Ville avait accueilli ses lignes droites et ses détours, assis ses errances, satisfait ses travers, et l’avait nourri à son sein à chacune de ses visites quand elle ne l’avait pas dévoré jusqu’à lui sucer ses os… et pas une autre, qu’elle soit d’Empire ou d’ailleurs, n‘a jamais su le faire avec autant de manières…

Les volets d’une petite boulangerie claquèrent sèchement à la rue tandis qu’il s’arrêtait devant l’entrée d’un bâtiment modeste quoiqu’élégant, dont une lucarne déjà accusait un réveil ; voisine devait probablement finir sa toilette avant de filer aux couloirs d’un ventre tout aussi exigeant que celui des Titans : Le Louvre.

Nous voici arrivés.

Une première clef défit le rempart de la rue, les livrant à l’obscurité d’un couloir où se côtoyaient quatre logements, et s’ils avaient espéré rejoindre silencieusement le nid tant convoité d’une fin de soirée, l’échec fut à ce point cuisant qu’en heurtant communément pour la troisième fois le mur qu’ils s’appliquaient à longer, l’ivrogne fou-rire retenu dès la première incartade se propagea aux gorges pour percer définitivement à la faveur d’une porte se refermant sur eux ; chambre retrouvée accueillit les éclats d’une gaieté embuée d’ivresse avant de retomber à la faveur des respirations altérées, éprises de ces indescriptibles risées que font les bonnes compagnies .

Avantage de ceux que les possessions n’encombraient pas, à l’exception de la vaste baignoire que sa chaise directoriale lui octroyait au Bordel, tout ici semblait en tous points identiques aux souvenirs que pouvait garder la sicaire de son unique visite. Dénuée d’artifices, la chambre recevait un petit meuble de rangement, un vaste lit, une commode et un bureau garni de quelques tiroirs à ses flancs, d’une lampe et d’un portrait d’enfant ; sobre pour ne pas dire austère, l’on n’y lisait pourtant aucune nécessité, mais les lignes épurées de l’esprit y siégeant.
Tapies dans les ombres, difformités et courbes atrophies se tenaient au silence.

Chassant le manteau de ses épaules pour le jeter au dossier d’une unique chaise, dextre massa une nuque engourdie quand Senestre posait au bureau le ventre encore dodu de la bouteille prise en tribut aux caves des Verde. Les doigts ainsi libérés tâtonnèrent quelques instants à la lampe avant de parvenir à en éclabousser une flamme, et une seconde suffit à délaver les encres jetées à la pièce, dissolvant la faible lueur sélène de l’unique fenêtre à l’étirement de son halo.
Un regard pigmenté invita Dénée à trouver place où s’assoir, sans lui laisser d’autre choix que le siège ou le lit tandis qu’il saisissait deux verres qui retrouvèrent rapidement les hauteurs de leurs parfums colorés.

Bienvenue chez moi, Anaon. Alcyons noirs tendirent à leur grappe de quoi boire à l’Ainée, poursuivant en portant le sien à ses lèvres, sourire fendant le visage d’un accent aussi malicieux que trouble.
Potron-minet et alcool avaient toujours délié chez le Chat l’insolence des situations, excité à son palais la naïveté du jeu tout autant que le gout du sang , alors, Faune d’une nuit d’hiver au velours d’une voix brisée de sève avisa Dénée de quelques mots:


Il faut que je vous dise... Je n’ai pas pour habitude de dormir dans un lit que je partage. Silence s’étira à la faveur d’une gorgée qu’il enroba d'une comédienne lenteur , artifice offert à la conquête d’un sourire venant pincer les lippes duellistes.

Si la provocation tenait de l’insolence, il ne mentait pourtant pas. Les heures rares du sommeil n’avaient jamais voulu céder une once de leurs frontières à quelle qu’âme que ce soit et si la couche avait accidentellement abrité la rareté des silhouettes aimées, elles n’avaient pas su apaiser l’animal jusqu’au maculé du sommeil ; conscience ravivée à la présence des autres ne savait s’empêtrer jusqu’à la reddition.
Sur le visage brun, courrait une horlogère mécanique et aurait-elle eu pu le dévisager à loisir qu’Anaon n’aurait pas su dire s’il s’agissait là d’une invitation ou d’une ultime hâblerie.


Je crains que vos options ne soient réduites à leurs plus simples axiomes, Anaon, lui dit-il en lui tendant le goulot de la bouteille en guise de choix, quand l’Absinthe envahissait le palais jusqu’à vider le verre de trop :
Achevez-moi ou occupez-moi.
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Anaon



       Chevillé au corps. Alphonse aussi était victime des charmes indélébiles de l’impitoyable Paris. Irrésistiblement attirés tels des sphynx à ses halots meurtriers si l’on s’en approchait de trop. L’odeur carbonisée des ailes ne suffisait jamais a effrayer : la promesse de l’éclat était bien trop fort. Y retourner pouvait parfois s'apparenter à de l’auto-torture, l’Anaon le savait. Mais elle savait aussi le pernicieux et l'insensé qui l’avait fait revenir après une absence de plus de deux années. Ce qui a fait revenir Alphonse ? Elle peut le deviner. Ce qui l’avait fait fuir ? Elle le creusera plus tard.
    Quand enfin se dessine la porte tant recherchée, tout le flanc s’appuie contre la bâtisse pour en soutenir le mur. A la dérobée, elle observe le profil comparse et un sourire en coin étire sa cicatrice au constat de leur comédie ayant tourné au burlesque quand, quelques heures plus tôt, ils jouaient sur l’ambiguïté affichée d’une sensualité tout orchestrée.
    Niveau à peine stabilisé qu’ils retournent faire chavirer leurs pauvres esprits en chaloupes lors d’une périlleuse traversée dans les ténèbres ! Jamais couloir ne lui aura paru si hilarant et ce sont les yeux mouillés de rires qu’elle pénètre dans les pénates félins.
       Oui, elle en reconnaît la signature. Ça aurait pu être la chambre d’Alphonse à même l’Aphrodite, ou les siennes, dans tous les milieux où elle a pu loger. L’ombre galvaude les volumes, mais l’iris dilaté par l’alcool comme celui d’un oiseau de proie distingue le spartiate dans le peu de formes qui encombrent l’espace. Elle s’immobilise, prenant le temps de redonner le plus de stabilité à ses appuis tanguants. Sans être illogique, il est surprenant de constater qu’un homme comme Alphonse, habitué à juger la valeur des choses, qu’elle soit dans le luxe d’une catin aux courbes vénales ou encore d’une robe de mariage, puisse aussi bien s'accommoder du Peu et du Rien. Axelle était une chose simple en un sens, non pas qu’elle fut banale, mais essentielle : sans l'ostentatoire des fioritures, sans le paraître de la vêture, faite d’une seule ligne propre et nette, comme un trait de fusain expert et sans rature. Une ébauche vibrante qui ne s’alourdit pas de détails inutiles, un croquis qui accroche la rétine où chaque ligne déploie une dynamique pleine de charme et de vivacité. Elle ne doute point, que derrière l'honnêteté de ses traits, la Gitane cache un monde de mystères et de complexités que la sicaire ne pourra jamais effleurer, mais à voir la chambre d’Alphonse, simplement pavée de l’essentiel vital, elle comprend réellement ce qui a pu séduire et passionner le cœur de Tabouret.
       La lueur mordorée perce la pénombre lunaire de la pièce, et alors que le visage se tourne vers la source elle se demande ce qui a pu ainsi mener sa pensée si simplement à Axelle qu’elle avait pourtant rarement côtoyée.


       _ Bienvenue chez moi, Anaon.

       L’oeil revient sur les doigts élancés et son présent de Fée Verte. Un rictus anime sa bouche ; le regard gagne l’Antracite, doutant, un instant , au vu l’inépuisable entrain de son remplissage de verre, qu’Alphonse ait pu déjà côtoyer d’aussi près la follieuse Absinthe. Mantel se délasse pour gagner l’appui d’un bras puis les doigts ophidiens se saisissent de la coupe. Comme assise, elle choisit le lit : pas mesurés pour rester bien droite, demi-tour précautionneux. Par-dessus abandonné à ses côtés, elle s’assoit sur le haut de la paillasse, ayant tout de même assez de discernement pour avoir la délicatesse de ne pas poser son séant là où Alphonse devra poser sa tête. Le soulagement est grand de ne plus trouver le monde qui tangue ! Encore que…

       _ Il faut que je vous dise... Je n’ai pas pour habitude de dormir dans un lit que je partage.


       Les orbes reviennent immédiatement se figer à son hôte comme deux yeux de serpents parfaitement immobiles.

       _ Achevez-moi ou occupez-moi.

       Le silence de l’Anaon qui s’ensuit est long. Très très long. A ses mots, l’aiguillon senti tantôt lui claque dans l’estomac. Celui-là même, vif et inattendu, qui l’avait agité quand ils jouaient la scénette soudés contre le porche. L'esprit patauge, tente de démêler le vrai du faux, l’amusement du sous-entendu, la plaisanterie de la vérité.
       Achevez-moi.
       Il est des formules dangereuses à prononcer ; l’Anaon en avait maintes fois usées et la provocation se finissait souvent en empoignades de hanches ou dans le bleu et le sang de combats plus charnels qu’on ne l’aurait imaginé. Un frisson viscéral lui secoue l'instinct, comme un sursaut de bête que l’on chercherait à extirper de sa tanière.
       Achevez-moi.
       Toute son expression trahit à la fois l'intérêt et le questionnement, le verre s’approche de ses lèvres, s’y immobilise un instant, avant de s’y déverser d’une seule traite plus difficile que les précédentes. Quitte à ne point savoir, restons sur le même ton :


       _ Sachez que j’ai pu m’endormir un nombre incalculable de fois entre les sabots de mon cheval ! Et je confesse ne pas pouvoir attester avec certitude de la constante bonne fraîcheur de la paille.

       Elle se lève du lit, un peu brusquement, se sentant trembler d’un violent vertige, mais n’enraye ni sa parole ni son avancée.

       _ S’il fallait batailler pour ne point se contenter du plancher et vous imposer ma présence…

       A hauteur de Tabouret, elle claque le verre sur le bureau dans un éclat sonore de défi et de provocation.

       _ ... je n’hésiterai pas à user des derniers talents qu’il me reste pour agrandir mon territoir. De toute manière, ce n’est qu’une question d’instants avant que finissions dans l’état de notre première rencontre…

       Vous en souvenez-vous ?

       _ ... et notre empoignade ressemblera à un impalpable un combat de chimères ivrognes.

       Le ton s’est amoindri, adouci. Les doigts se sont mêlés autour à la bouteille qu’elle dérobe à son possesseur. La hanche appuyée contre le bureau, le ronronnement lancinant de l’ivresse pulsant à son esprit, la voix se fait plus posée, avant d’aller embrasser une rasade empoisonnée à même le goulot.

       _ Méfiez-vous des mots que vous employez… Vous pourriez vous retrouver dans des postures que vous n’auriez jamais imaginées…



    " A little party never hurt no one,     
    Faire un peu la fête n'a jamais fait de mal à personne,     
    Not you and me,     
    Ni à toi ni à moi,     
    A little party never hurt no one,     
    Faire un peu la fête n'a jamais fait de mal à personne,     
    We were born to be free. "    
    Nous sommes nés pour être libres. "    

    - "Art Deco " Lana Del Ray -    






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Alphonse_tabouret
Chaque seconde qui s’allonge appuie la morgue discrète d’un sourire fasciné ; sur les planches, l’on est jugé à ses applaudissements comme à ses silences suspendus, et celui-ci est d’une inédite dorure aux raretés déjà inventoriées.
Instinct piqué à vif d’une brulure délivre la trame inespérée d’un fil de logique et malgré la brume, l’implacable dissolution du temps aux veines herbacées, Raison décèle la pertinence de mots jonglés au hasard de l’insolence. Le doute est rejeté sans compassion aucune et s’éprend à l’aphonie nouvelle des couleurs que son absence révèle ; l’on ne s’attache pas aux occupations, mais l’on flaire l’importance au sang des syllabes sicaires.

Balle relancée s’accompagne d’un geste, et Anaon se lève, arme affutée de réflexes qui mordent de détermination la chair au-delà du coton, maitrise la voilure et rejoint la scène du pas qui les séparent. Les jais s’accaparent les prusses et dans le claquement du verre sur le bureau, Alphonse remarque pour la première fois, à l’aube d’un hors sujet, qu’Anaon fait à peu près sa taille.

 _ S’il fallait batailler pour ne point se contenter du plancher et vous imposer ma présence…je n’hésiterai pas à user des derniers talents qu’il me reste pour agrandir mon territoire. De toute manière, ce n’est qu’une question d’instants avant que finissions dans l’état de notre première rencontre…


Je m'en souviens.


  _ ... et notre empoignade ressemblera à un impalpable un combat de chimères ivrognes.
  Méfiez-vous des mots que vous employez… Vous pourriez vous retrouver dans des postures que vous n’auriez jamais imaginées…


Illustration se pose aux tempes déliées de leurs plus sinistres musicalités, et l’image invoquée dessine ses ébauches à un esprit jusque-là concentré , délivrant en une seconde à peine, l’indice d’une humeur plus amusée qu’hardie aux lippes qui s’effilent; si le sous-entendu est limpide pour qui a déjà vu l’Ainé danser avec les lames, c’est le plaisir de l’instant qui triomphe des lignes les moins nettes et chasse les amertumes des ignorances suggérées. Il est finalement bien peu de positions dans lesquelles ne se soit pas retrouvé Tabouret, mais à la faveur de l’heure verte, humiliations, tortures et os brisés sont de lointains échos d’un Paris que le brouillard a envahi ; voix pâteuse rasant les dernières cohérences vient ricocher à la faveur d’une distance que la silhouette brave en saisissant la bouteille qui leur sert de frontières, la délestant d’une ultime gorgée avant de la reposer, dans un geste déséquilibré, au bureau qui les frôle.


Dieu, qu’elles seront animées, mes demandes d’augmentation, lui cède-t-il à mi-voix d’un ton étudié avant que ne percent les émaux et leur sincérité au travers d’une risée étincelée.
Mais vous avez raison, Anaon. Si nous devons nous empoigner, autant que nous en gardions quelques bons souvenirs plutôt que le sel des exploits incongrus, accorde-t-il aux yeux qui le détaillent, déformant l’envergure des mots pour les plier à sa conclusion avec une paisible nonchalance.

Sous les amorces funambules, le sol se morcèle, plaques aux mouvances hasardeuses depuis déjà quelques longues minutes et qui tanguent jusqu’au déséquilibre ; temps s’étiole, disloque la pièce et abat sur la nuque d’Alphonse l’empreinte de ses doigts longilignes, lianes tentaculaires empoignant avec avidité les nerfs à la recherche des dernières résistances.


Parce qu’il est des instants qui passent, de fatidiques secondes que l’on ne rattrape jamais, il faudra me pardonner Dénée que ce soir, j’emprunte à nos chimères… Je ne vous abandonne pas mon lit sans vous prendre tribut…

Aucun silence ne se délaye à l’attente d’un bon mot en retour, et aux doigts qui s’étoilent sans le moindre vice sous la gorge aux axes troublés, la silhouette se penche, volant à l’impulsion d’une paume qui la rend aux rivages des draps, l’appui simple d’un baiser aux nymphes Anaonnes. Fraction embaume l’instant de ces insolences légères, suggérant aux lèvres qui se scindent à la faveur d’une seconde consumée, le gout étonnant d’une nuit caramélisée de janvier, et y laisse un sourire môme si largement ravi de son audace qu’on pourrait le croire venu jeter la tête de Méduse aux pieds de son mécène.

Donnez-moi au moins un oreiller pour amadouer le plancher, et je nous estime quitte.
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Anaon



       …Il faudra me pardonner Dénée que ce soir, j’emprunte à nos chimères…

       Et Denée pardonne.
       Le contact, qui de nature l’aurait fouetté aux sangs comme l’éclair de Thor lui-même, se fond dans l’ouate smaragdine d’un toucher floué. Aux lèvres qui s’invitent, improbables papillons de nuit se posant sur l’ombre de sa bouche, le corps s’ébroue d’un trait percutant, comme un filament électrique reliant ses lippes au creux de sa moelle épinière. La tension pourtant reste veule, noyée dans le pâteux de son état, loin de l’habituelle violence de son ressenti castrateur et implacable. La surprise lui ébranle le cerveau : mais le sursaut est de coton. Bête farouche au mordant franc sous ses lèvres se fait faon : apprivoisée par les vapeurs armoisées, sans riposte et sans défense.
       Panache, oui. Panache et sacré culot.
       Quand il se décroche, ce papillon aventureux, la narine un instant se fronce dans un élan atavique et qui la connaît jurerait que la sentence des canines est imminente.


       _ J’ai déchiré la lèvre de quiconque a déjà eu l’audace de cette… audace !

       Pour tout châtiment l’index s’abat brusquement, pointé en l’air en un signe d’avertissement à la crédibilité douteuse, s'apposant sur les lèvres félines pour y sceller les mots, l’ongle lui piquant l’arrête du nez.

       _ Voyez ma grande mansuétude, comme la preuve de mon envie de commencer notre… “entente” dans d’excellentes… dispositions !

       La légèreté, plus que la remontrance. Le décousu des paroles troublées d’absinthe. Demoiselle faussement effarouchée offrant son pardon à l'adolescent plein d’insolente tendresse, la tête haute qui n’avouera rien du coupable frisson passé entre ses reins. Les prunelles clignent, chassant la distorsion qui soudain déforme les traits de Tabouret. Personne n’aurait osé braver le respect des lèvres endeuillées ; personne n’aurait violé cette aura si froide de statue de marbre. Impalpable effigie d’autorité, Vouivre imaginée dans le secret de son château parachevée de suppositions et de superstitions. On n’estampille pas les lèvres couturées de silences, on ne se permet pas l’impétuosité d’un geste, qu’il soit d’affection ou de rébellion.
       Personne. Personne depuis….
       Aussi vivement qu’il s’est abattu, l’index sentencieux se détache et l’Anaon tourne dignement casaque pour gagner la couche convoitée.


       _ Quant à vos augmentations…

       Elle s’affale plus qu’elle ne se s'assoit sur le lit qui lui semble être la chose la plus moelleuse du monde, et le buste s’écroule enfin dans un râle à la fois de soulagement et de mécontentement. Les yeux se sont fermés immédiatement et il n’y a sans doute pas sensation plus insupportable que de voir et sentir le monde tanguer même les paupières baissées. Sa dextre se porte à sa tempe dans une grimaçe, puis la voix continue tandis que les pieds se déchaussent l’un contre l’autre quelque peu maladroitement.

       _ Faîtes donc vos preuves avant de chercher à extorquer la pauvre veuve que je suis. Goujat !

       Flèche du Parthe lancée, elle se retourne pour lui offrir son dos, allongée sur la tranche la plus éloignée du lit, laissant ainsi le plus de place possible.

       _Je ne bouge pas quand je dors.

       La voix se traîne vers le sommeil et la gravité semble littéralement l’aspirer quand son crâne pulse d’un rythme qui menace de le faire exploser.

       _ Sachez par contre que coucher avec la Maîtresse de maison ne vous offrira pas plus de privilège sur Denée, donc ne vous fatiguez point à me corrompre.
       
       Elle ne se tourne même pas, ouvre encore moins les yeux, scellée dans sa posture, son corps trop gourd pour avoir la moindre volonté de bouger. L’avertissement n’en est pas vraiment hein, car c’est sans crainte aucune qu’elle a accepté l’hospitalière tanière du Tabouret. Des actes de cette soirée, que restera-t-il au réveil ? La supposition, sans doute, d’un souvenir inventé et l’éternel doute de ne pas oser demander la conviction de la vérité. Et assurément : une mémorable gueule de bois toute enfarinée.

       _ Par contre si vous souhaitez régurgiter votre soirée, par pitié, tournez-vous du bon côté...




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Silence s’amuse et brode l’épopée aux heures partagées. Les femmes parleront d’audace quand les hommes célébreront la bravoure, et à la sentence qui tombe aux verdures des champs nocturnes ensemencés, l’on n’offre que la ligne crâne d’un sourire. Le sang pulsant aux tempes en écho aux jusants émotifs révèle l’indicible épice qui a nargué le souffle mais rien, pas même la perspective des heures à venir au plancher n’entame la satisfaction puérile de celui qui sait avoir défié l’ophidienne austérité des inaccessibles beautés ; aujourd’hui, Alphonse a embrassé Anaon et ce sont les audacieuses satisfactions adolescentes qui couronnent jusqu’au silence désormais consumé.

Un sourire de chat s’étire sur le visage de Tabouret aux mots qu’on lui abandonne, et pourtant, la bouche ne s’orne d’aucune répartie ; brume a fait son office, a fleuri toute excursion aux lettres de ligneuses épines, tiré au ciel de janvier des branches des fibres albes et chaque seconde y s’envole, lovée à sa houppe herbacée. L’invitation se veut sans arrière-pensée et s’il avise la place qui lui est réservé, il n’en saisi pas la chance ; créature craintive de ses infinies laideurs même au seuil de ses jeux, Alphonse ne partage pas les rêves, fussent-ils perclus d’alcool ou de fatigue. Le sommeil est un terrain confus où rien, jamais, n’a su séduire le besoin de la compagnie et l’on y sombre depuis toujours, comme on y meurt ; orphelin, à son seul jugement.

Dextre rabat la couverture qui ne l’accueillera pas sur les hanches femelles avant de se saisir d’un oreiller délaissé à la tête de lit, et les derniers mots de la soirée seront alloués à ces étranges et sincères politesses depuis les limbes d’un parquet vacillant:


Bonne nuit Dénée.
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