Alphonse_tabouret
... le mariage nous l'apprend.
(Jacques Chardonne)
La lettre trainait sur le bureau depuis plusieurs jours et à chaque fois quil avait posé les yeux dessus, il avait été pris dune colère à ce point glaciale quelle len anesthésiait presque. Il savait lurgence dy répondre, mais tout le répugnait dans lidée de le faire et dans le pli lui-même: le papier, le parfum maternel et les mots soigneusement choisis pour lui présenter lindicible horreur, limmonde chantage dans lequel elle lentrainait.
Ton père sest mis en tête de marier notre petite Anne à Messire Dubruis. Tu nignores pas à quel point il a toujours rêvé dexporter vers lItalie. Ce bon parti a les contacts nécessaire et il est veuf, cest donc une occasion unique dassoir les liens damitiés qui unissent déjà nos familles. Bien sûr, il aurait été plus simple que tu épouses sa fille, ainsi jaurais pu garder Anne plus longtemps près de moi, mais nous nélevons pas nos enfants pour nous, tu en sais quelque chose. Même si à treize ans, on est encore fragile, je ne doute pas que le sieur Dubruis, en homme dexpérience, sache lui ouvrir le portes dun monde doccupations pour lui changer les idées
Anne, juste sortie de lenfance, à peine formée, aux mains de ce salopard. Limage de ce corps filiforme de treize ans sous les pattes velues de cet immonde marchand quil avait déjà vu outrepasser toutes les limites avec les serveuses de tavernes parisiennes lors daffaires conclues, sous le rire gras et consenti de son père, qui ne manquait jamais à se laisser entrainer à son tour, échauffé par le vin et les liqueurs. Anne, violée, ensanglantée dans la douleur pour sa nuit de noces, prostrée sous le manque de délicatesse de ce porc, meurtrie jusquau plus profond de lâme Et sa mère, cette sainte garce, savait pertinemment comment lui sous-entendre lunique possibilité déviter ce carnage : en créer un autre.
Ce serait lui le sacrifié. Il sy était attendu longtemps, avait cru lespace dun instant quil échapperait à tout ça en fuyant les Flandres et lempreinte paternelle qui lui cuisait encore lâme tout entière, mais la vie vous rattrapait toujours, impitoyable. Par deux fois elle venait le faucher, et cette fois ci, nulle petite déesse à cheval pour le sortir du guêpier, lui offrir un second souffle.
Il se débarrassa de la réponse de quelques lignes, sèches, dans une première lettre, tout le dédain du monde dans chacun de ses rares mots.
Mère,
Gardez Anne auprès de vous.
Cest la dernière chose que vous obtiendrez de moi.
Alphonse
Lhumeur étant mauvaise, le poil hérissé et lenvie de se déverser solidement ancrée à son ventre, il saisit un autre parchemin pour une nouvelle destinataire. Après tout, nétait-il pas convenable de faire les présentations dusage lorsque lon va se marier ? La future fiancée nétait coupable de rien et de tout à la fois, elle paierait donc pour tout et rien à la fois, uni pour le meilleur et le pire, jusque dans la virgule la plus cynique.
Demoiselle,
Jai lindéfectible joie de vous annoncer que nous allons nous marier afin de satisfaire les appétits familiaux dont nous sommes les heureux héritiers. Trop occupé par ses affaires, votre père vous a rarement évoqué et na jamais eu le temps de converser longtemps avec moi, aussi jignore ce quil a pu vous rapporter à mon sujet et sil la fait, mais auquel cas considérez cela comme vrai, car nous savons tous deux que sa parole est dor. Ne soyez pas trop triste de perdre la belle-mère quon vous avait promise, car après tout, vous devenez femme à votre tour, et moi époux. Nest-ce pas le but de toute une vie ?
Aurais-je le plaisir den apprendre plus sur vous avant que le Très Haut ne bénisse cette union aussi soudaine que prometteuse ?
Prenez soin de vous, je ne voudrais pas quabimant votre santé, vous fussiez forcée de garder le lit et retarder notre rencontre.
Alphonse Tabouret
_________________
(Jacques Chardonne)
La lettre trainait sur le bureau depuis plusieurs jours et à chaque fois quil avait posé les yeux dessus, il avait été pris dune colère à ce point glaciale quelle len anesthésiait presque. Il savait lurgence dy répondre, mais tout le répugnait dans lidée de le faire et dans le pli lui-même: le papier, le parfum maternel et les mots soigneusement choisis pour lui présenter lindicible horreur, limmonde chantage dans lequel elle lentrainait.
Ton père sest mis en tête de marier notre petite Anne à Messire Dubruis. Tu nignores pas à quel point il a toujours rêvé dexporter vers lItalie. Ce bon parti a les contacts nécessaire et il est veuf, cest donc une occasion unique dassoir les liens damitiés qui unissent déjà nos familles. Bien sûr, il aurait été plus simple que tu épouses sa fille, ainsi jaurais pu garder Anne plus longtemps près de moi, mais nous nélevons pas nos enfants pour nous, tu en sais quelque chose. Même si à treize ans, on est encore fragile, je ne doute pas que le sieur Dubruis, en homme dexpérience, sache lui ouvrir le portes dun monde doccupations pour lui changer les idées
Anne, juste sortie de lenfance, à peine formée, aux mains de ce salopard. Limage de ce corps filiforme de treize ans sous les pattes velues de cet immonde marchand quil avait déjà vu outrepasser toutes les limites avec les serveuses de tavernes parisiennes lors daffaires conclues, sous le rire gras et consenti de son père, qui ne manquait jamais à se laisser entrainer à son tour, échauffé par le vin et les liqueurs. Anne, violée, ensanglantée dans la douleur pour sa nuit de noces, prostrée sous le manque de délicatesse de ce porc, meurtrie jusquau plus profond de lâme Et sa mère, cette sainte garce, savait pertinemment comment lui sous-entendre lunique possibilité déviter ce carnage : en créer un autre.
Ce serait lui le sacrifié. Il sy était attendu longtemps, avait cru lespace dun instant quil échapperait à tout ça en fuyant les Flandres et lempreinte paternelle qui lui cuisait encore lâme tout entière, mais la vie vous rattrapait toujours, impitoyable. Par deux fois elle venait le faucher, et cette fois ci, nulle petite déesse à cheval pour le sortir du guêpier, lui offrir un second souffle.
Il se débarrassa de la réponse de quelques lignes, sèches, dans une première lettre, tout le dédain du monde dans chacun de ses rares mots.
Mère,
Gardez Anne auprès de vous.
Cest la dernière chose que vous obtiendrez de moi.
Alphonse
Lhumeur étant mauvaise, le poil hérissé et lenvie de se déverser solidement ancrée à son ventre, il saisit un autre parchemin pour une nouvelle destinataire. Après tout, nétait-il pas convenable de faire les présentations dusage lorsque lon va se marier ? La future fiancée nétait coupable de rien et de tout à la fois, elle paierait donc pour tout et rien à la fois, uni pour le meilleur et le pire, jusque dans la virgule la plus cynique.
Demoiselle,
Jai lindéfectible joie de vous annoncer que nous allons nous marier afin de satisfaire les appétits familiaux dont nous sommes les heureux héritiers. Trop occupé par ses affaires, votre père vous a rarement évoqué et na jamais eu le temps de converser longtemps avec moi, aussi jignore ce quil a pu vous rapporter à mon sujet et sil la fait, mais auquel cas considérez cela comme vrai, car nous savons tous deux que sa parole est dor. Ne soyez pas trop triste de perdre la belle-mère quon vous avait promise, car après tout, vous devenez femme à votre tour, et moi époux. Nest-ce pas le but de toute une vie ?
Aurais-je le plaisir den apprendre plus sur vous avant que le Très Haut ne bénisse cette union aussi soudaine que prometteuse ?
Prenez soin de vous, je ne voudrais pas quabimant votre santé, vous fussiez forcée de garder le lit et retarder notre rencontre.
Alphonse Tabouret
_________________