Lucie
Les réalités se mêlent. Elles se succèdent, se chevauchent, se coupent. Je suis perdue. Laquelle est vraie ? Dans laquelle suis-je réellement ancrée ? A quel livre ma vie est-elle inscrite ?
- Réalité.
Après-midi sous les poiriers en fleur. Le ciel est tapissé de fleurs blanches. Tout est doux. Tout est beau. Le vent qui apaise nos corps brûlants. Lherbe qui nous fait un lit. Et ta peau. Ta peau contre la mienne ; tes mains à mes hanches, à mon front ; le sel que je cueille à ta bouche ; tes mots à mon oreille. Je suis sûre de moi pour la première fois : jai trouvé. Je Tai trouvé. Cest toi qui manquait, toi qui de ton absence me trouait la poitrine, toi sans qui la vie navait pas de sens. Je te tiens maintenant. Là, au creux de mes bras, contre mon ventre, contre mon sein amoureux. Tu m'apaises. Tu me soignes. Contre toi jarrête dêtre une poupée brisée. Ne bougeons plus. Faisons de cette heure notre avenir. On a déjà vu de pires condamnations à perpétuité. Sois Cyrus pour léternité, je resterai fleur du printemps, je resterai Bahareh.
- Réalité.
Il ny a plus de couleurs à voir, plus dair à respirer. Un blizzard épais me prend à la gorge, me dévore. Je suis enfermée dans une cage de verre sombre où une seule vérité a encore le droit dexister : Maximilien est mort et le nom du monde est souffrance. Je veux le retrouver. Je me heurte aux parois, me lance contre elles pour les faire exploser. Sans succès. Je hurle. Je lappelle. Mon amour, attends, jarrive. Je vais te sauver. On va rattraper tout ce quon a raté. Je te dirai que je taime un million de fois pour toutes celles que jai manqué. Mon amour, attends, je pars avec toi. Ne me laisse pas, surtout, ne me laisse pas. Dans ce monde, ce qui me faisait tenir, cétait lespoir que tu sois heureux. Ailleurs, loin de moi, tant pis. Lessentiel cétait de croire que tu allais bien, que tu étais sorti daffaire.
- Réalité.
La chapelle est de pierre blonde. Le soleil dégouline sur ses murs pâles, sature lair, rend tout plus brillant. Il y a des fleurs blanches partout. Dans mes cheveux, à ta boutonnière, au sol. La plus belle danse à quelques pas de nous. Rose, charmante, minuscule, étonnée par tout ce quelle voit. Dans ses boucles blondes, jai tissé une couronne de pâquerettes. Tu la rattrapes, la soulèves, la fais tourner dans les airs jusquà ce que vos rires couvrent tous les autres bruits du monde, puis tu croques son cou de baisers avant de revenir vers moi. Vers nous. En mon sein, nouvelle vie se prépare. Tu passes un bras autour de mes épaules. Jembrasse notre fille, puis toi. Regard menthe à leau contre le ciel de tes yeux. Ce genre de déclaration se passe de mots.
- Réalité.
Mon corps a rompu pour de bon. Je suis alitée, exsangue. Mes bras, mes mains perdus sur les draps blancs sont si maigres, si pâles, quils semblent presque translucides. A travers la peau trop fine, on devine sans peine les os, les tendons saillants. Tout mon corps me fait souffrir. Parfois des soubresauts douloureux tordent lorbe de mon ventre. Sur une autre il aurait lair peu imposant. Chez moi il donne limpression dêtre excroissance monstrueuse, contre-nature, impossible. On vient souvent auprès de moi. Je ne suis jamais seule. On me parle, me dit des choses que je nentends pas. Il y a des murmures inquiets, soucieux, aimants, tendres. Parfois on me touche. Je suis soignée, nourrie, lavée, caressée, pomponnée, choyée. Je ne réagis pas. Je ne réagis plus. Je ny arrive pas.
Titre : citation de Gabriel Garcia Marquez
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