Samsa
- "Je tai vu tracer le long du paysage
Une ligne des aimées qui détruisent ton langage.
Et quand tu chantais plus fort dans ton silence,
Je voyais les larmes couler toujours à contre sens.
[...] Et si le jour ne vient pas dans la nuit des perdus,
Raconte-moi, quon puisse crier tout bas " (Coeur de Pirate - Crier tout bas)
- "Hé... !"
Le jour n'était pas encore levé sur la capitale limougeaude mais Samsa était debout depuis plusieurs heures. Le ciel se teintait doucement des nuances de rose et de violet annonciatrices de l'astre à venir et, déjà, de nombreux nuages samoncelaient pour ternir ces trop belles couleurs. Vêtue de sa chemise grise sur sa cotte de mailles, de ses braies redevenues blanches après les incidents de sa récente union, épée sanglée à son côté et gantelets de combat aux mains, Cerbère allait en direction d'une forêt voisine de Limoges, à environs une heure de marche. Depuis ces arbres-là, on distinguait à peine les hautes murailles de la ville.
Toutes les blessures laissaient des séquelles, des cicatrices. La mort de Zyg avait tué Samsa, presque complètement, avait fait naître celle que l'on appelait aujourd'hui Cerbère et avait créé des failles immenses bien que peu nombreuses dans son âme. Quand on lui demandait "pourquoi Cerbère ?", Samsa n'évoquait toujours que deux raisons, les plus évidentes, son côté protecteur et le fait qu'elle avait survécu à l'Enfer. Pourtant, Cerbère a trois têtes, et aussi trois raisons de son surnom. Jamais elle ne parlait de la dernière. Personne ne savait que Cerbère évoquait aussi des facettes, des personnalités. Très peu savaient vraiment que Samsa avait été schizophrène ; les rares au courant laissaient cette information dans un coin reculé de leur tête qu'ils ne dépoussiéraient jamais. C'était de toute façon une information à priori sans importance puisque tout ceci était du passé. Samsa avait jadis été dépassée par des émotions et des sentiments trop forts et son esprit avait été obligé de la protéger en mettant en avant d'autres entités dont aucune n'avait de nom, sauf une : "Cerbère". La Baronne avait appris à gérer ces surplus et, à part une fois devant Hector qui essayait de tuer Shawie par la torture, jamais plus ces voix n'avaient raisonné dans sa tête. Même Sub, le subconscient de Samsa, avait fini par se taire.
"Ils sont partis..."
La mort d'Eldearde l'avait plongé dans un état de choc réel. D'abord amorphe, elle avait ensuite paniqué avant de virer presque violente. Samsa était une femme qui avait pour seule défense dans la vie la colère et la violence, c'est pourquoi, quand les choses allaient mal, elle avait tendance à chercher la bagarre. La mort d'Eldearde, Samsa avait les capacités de la gérer ; le chemin serait long et difficile, mais elle pouvait le faire, elle le savait. Aucune voix, aucun murmure, n'était apparu. Elle était rentrée à Limoges pour retrouver Lucie, la soutenir et quérir auprès d'elle la protection dont elle avait besoin, vulnérable à chaque deuil. Un geste de Lucie, de Shawie, de n'importe qui, pouvait l'apaiser et la faire se sentir en sécurité.
La mort de Maximilien venant s'y ajouter, en revanche, Samsa ne pouvait pas. En l'espace de quelques semaines, elle venait de perdre sa Sur de Vassalitude, celle qui aurait pu être sa Sur tout court, et son Frère, l'Homme de sa Vie comme elle aimait à l'appeler. Son cumul d'état de choc avait fait presque fait fuir Shawie et "Cerbère" avait commencé à prendre les rênes de l'esprit royal. Elle avait érigé une muraille entre le monde et elle mais avait été forcée d'annoncer la nouvelle à Lucie. Pour Samsa, Maximilien était la figure qui empêchait la Crocus de dérailler, enfermée qu'elle était dans cette vie avec Aimbaud ; sans Lui, la vie et l'horizon de Lucie étaient désormais gris et même Samsa n'y voyait pas de lumière pour elle. Et sans Maximilien, celui de la Baronne s'assombrissait également, prenant des airs d'orage à venir. Rien, plus jamais, ne chasserait ces nuages obscurs car Maximilien et Eldearde étaient morts et personne, jamais, ne pourrait les remplacer ni même les égaler.
Annoncer la mort de Maximilien à Lucie avait été un déchirement à Samsa. Impuissante témoin à la voir chuter dans le gouffre de la folie, elle avait tout tenté pour la maintenir hors de l'eau, ne connaissant que trop bien les rouages de la noyade. Elle n'avait pas réussi à lui épargner ceci mais tout du moins était-elle parvenue à la tirer du déni. Il était plus dangereux que la folie en lui-même. La folie se soigne avec le temps, mais le déni, lui, entraine la folie à ne jamais cesser. Maigre victoire. Samsa veillait sa suzeraine autant que possible, dormant parfois non loin d'elle, passant des heures à se tenir là, en présence de soutien, sans jamais parler. Sa propre douleur, Samsa l'évinçait pour s'occuper de Lucie ; elle était Cerbère, c'est en se mettant au service des autres que sa vie retrouvait un sens et qu'elle-même donnait un sens à son existence. Pour autant, Samsa restait dramatiquement humaine, déjà cassée par la vie, régulièrement tabassée par des douleurs passées qui se réveillaient et, aujourd'hui, les limites de son apprentissage de ces dernières années étaient atteintes.
- "Prenez-la !"
Quand Samsa arriva là où les bûcherons matinaux s'affairaient, elle attira immédiatement l'attention. Les quelques hommes et femmes présents s'arrêtèrent pour la regarder. Elle ne disait pas un mot, n'accordait pas un regard, déjà en train de partir, de sombrer. Il se dégageait d'elle non pas l'aura noble et fière, habituelle, mais une énergie puissamment négative. Les animaux sentent ces choses-là et les Hommes, tout êtres humains soient-ils, ne sont rien de plus que des animaux quand la vie les remet à terre dans leurs instincts primitifs. Les conversations cessèrent et quelques pas de recul furent effectués. La Baronne s'arrêta devant une hache plantée dans une souche et détacha l'épée de sa taille. Déposée au sol, sa cotte de mailles la rejoignit avant que Samsa ne remette sa chemise. Elle semblait plus imposante, sans ce poids sur les épaules qui s'ouvraient désormais librement. Les mains gantelées saisirent l'arme de coupe et Samsa donna son premier coup de hache dans un tronc encore debout. Ce n'était pas de la force qu'elle employait, c'était de la rage et quelques bûcherons choisirent plutôt de partir que de risquer de devenir ces futurs troncs.
A chaque coup que Samsa donnait, elle perdait un peu plus pied de la réalité, de son esprit même. A chaque tronc qui tombait, "Cerbère" s'emparait un peu plus de son être, animant progressivement ses traits d'une expression rageuse qui n'était en fait rien de plus que les efforts déployés. A l'intérieur, Samsa explosait, hurlait, elle ravageait son être de sa colère, le chagrin rongeait son cur, mais à l'extérieur, "Cerbère" faisait tampon. Imperturbable, la Baronne assassine consciencieusement chaque arbre avec force et régularité. Progressivement, elle ne voit plus, n'entend plus, n'existe même plus.
Ses coups inconsidérés font parfois voler des éclats de bois dont certains l'atteignent au visage, la coupent, manquent de lui crever un il, mais Samsa n'est plus là et "Cerbère" n'a qu'un but : libérer sous forme physique l'énergie dangereuse qui pulse dans le cur bordelais. Elle pourrait être entourée d'archers prêts à lui tirer dessus qu'elle ne réagirait pas plus.
- "Elle est à nous."
Des hêtres, des bouleaux, des chênes, toutes les essences passent au fil de la hache de Samsa. Selon les bois, l'abattage de l'arbre ne lui prend de quelques minutes à une demi-heure. Rapidement, ces délais s'espacent au vu de l'effort physique nécessaire mais pas une fois la Baronne ne s'arrête. Sitôt les craquements de la chute imminentes se font entendre qu'elle passe à un autre. Le découpage en stères, ça ne l'intéresse pas ; elle veut abattre. Son cur pompe franchement, ses poumons ne parviennent pas à suivre la cadence imposée et deviennent bruyants, les frottements du manche de la hache finissent par abîmer le cuir des gantelets et une pluie fine commence à tomber, à se mêler au sang de son visage mais Samsa ne réagit toujours pas. Les quelques courageux bûcherons qui sont restés hésitent à faire prévenir la maréchaussée mais ils n'en feront finalement rien, bien heureux de n'avoir qu'à découper les troncs en stères qu'ils pourront revendre facilement, sans efforts. Toujours cependant, ils gardent un il sur cette femme inhumaine de parvenir ainsi à bûcheronner sans interruption.
- "A moi."
La matinée passe, midi, le soleil continue sa course jusqu'à approcher de la ligne d'arrivée. Comme au matin, le ciel se teinte très légèrement, dissimulé par un écran de nuages sombres qui pleurent sur "Cerbère", le suppliant presque de se ressaisir. Il n'en sera rien, et pourquoi cela en serait-il autrement ? Aux coups durs, certains buvaient, partaient en voyage, s'enfermaient dans un monastère, enchainaient les relations ou les blagues, d'autres se noyaient dans le travail, fuyaient dans la nourriture ou dans une facette odieuse d'eux-même. Samsa, elle, ne fuyait pas la réalité. Elle restait pour ceux qu'elle aimait, pour ceux qui avaient besoin d'elle, elle était capable de les porter quitte à s'effondrer. "Cerbère" était cet instinct de survie immuable qui l'empêchait d'y rester, il était le seul qui pouvait détourner Samsa de sa propre nature altruiste et courageuse, le seul à lui rappeler qu'elle souffrait aussi. De tout ce qui existait sur Terre, "Cerbère" était le seul capable de protéger la Baronne d'elle-même.
Les coups de hache sont maintenant plus espacés mais restent forts et réguliers. Le corps royal, lui, flanche sérieusement : de tous les muscles bandés et désormais durs, certains sont pris de crampes, les vaisseaux sanguins des parois nasales de Samsa ont lâché sous la force de la respiration récurrente et un filet de sang coule maintenant de chaque narine, le cur bat à tout rompre et commence à donner des signes de malaise au cerveau qui ne l'écoute plus et le cuir des gantelets de combat n'est pas loin de laisser sa place à la peau elle-même sous les frottements du manche. Ce genre d'épisode, Samsa le connaissait. Elle avait déjà perdu connaissance durant plusieurs jours après s'être épuisée à couper des arbres pour construire la maison qui aurait dû être la leur, avec Zyg. Quelle importance de recommencer ? Elle n'avait de toute façon pas le choix et puis, ça irait mieux après. S'il y avait un après car Samsa n'avait dû sa survie qu'à sa sur de cur d'alors, la diaconesse de Bordeaux Viviemoi. Puisque "Cerbère" était là pour la laisser évacuer toutes ses émotions, il le ferait, aussi fatale l'issue soit-elle ; "Cerbère" détournait Samsa de la douleur des autres pour s'occuper de la sienne mais jamais il ne pourrait la sauver de sa propre douleur si celle-ci devait être trop grande. Par bonheur, aucun bûcheron n'avait osé l'approcher. Quelques-uns avaient bien tenté d'attirer son attention par quelques phrases inquiètes jetées mais "Cerbère" n'y avait pas répondu. "Cerbère" ne parlait jamais. Peut-être même "Cerbère" ne les avait-il pas entendu. En revanche, "Cerbère" sentirait la moindre feuille lui tombant dessus et, aussi bienveillant soit-il pour Samsa uniquement, il restait une facette instable et dangereusement imprévisible. "Cerbère", dont le trait principal -le seul ?- était l'ultra-violence, n'était ni gentil envers tout ce qui était extérieur à Samsa, ni raisonné quant aux conséquences de ses impulsions. Samsa avait une part de lui qui s'exprimait, parfois, notamment dans les batailles. Était-ce elle qui héritait de certains de traits de "Cerbère" ou "Cerbère" qui avait des traits de Samsa ? La question n'était pas idiote, tant, parfois, si on connaissait bien les deux, ils pouvaient s'influencer.
- "Ils sont partis. Ils ne reviendront pas. Et elle non plus."
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