Samsa
- "Ce soir
On est jeunes,
Alors allons enflammer le monde,
On en sortira plus brillants
Que le soleil."*
Elles ne s'étaient pas vues de la journée encore. La seule personne que Samsa avait vu jusque-là, c'était son frère, Maximilien, qui s'occupait de ses cheveux pendant que la Baronne était assise bien sagement. C'était une envie tardive dont elle lui avait fait part, quelques jours auparavant : celui qu'on coiffe ses cheveux habituellement lâches. Connaisseurs, les doigts masculins exauçaient ainsi le vu de Cerbère, créant une natte fine de chaque côté de la tête à l'honneur avant de les réunir à l'arrière. On aurait pu croire que, ainsi serrées, ces deux mèches disciplinées se décideraient enfin à révéler au grand monde si les cheveux de la Prime Secrétaire Royale étaient plus roux ou plus bruns mais il n'en était rien. Seule l'eau avait ce pouvoir. Implacables, la chevelure légèrement ondulée et longue jusqu'au bas des omoplates gardait ses reflets indécis. Implacable aussi avait été la Cerbère en refusant l'or, les soieries, les longs vêtements et les coiffures élaborées ; elle n'avait jamais été une princesse, ni même une femme aimant toutes les choses délicates et futiles à ses yeux.
Pour sa tenue, elle avait opté pour une brigandine en damier noire et bleue, rappelant ainsi les couleurs de Treiscan. Elle avait de particulière, cependant, de n'être pas constituée de métal entre deux couches de tissu, mais de cuir entre eux, rendant l'ouvrage plus léger, plus fin, plus pratique et moins austère. Objectivement, les vêtements originellement militaires étaient les seuls à pouvoir vraiment mettre en valeur Samsa, qui n'avait pas un corps à robe -ni même le tempérament. Chez elle, on ne sublimait pas des courbes, des arrondis, de la grâce ou une prestance délicate, non. Chez elle, on sublimait sa carrure charpentée, sa force, son fier panache. On exhibait chez elle ce qu'il y avait de plus brut, de plus pur, comme une pépite d'or. Sous la brigandine, Samsa n'avait pas mis sa cotte de mailles habituelle, accordant qu'elle aurait autre chose à faire au soir de la nuit de noces que de retirer cet attirail. Une simple chemise jaune avait donc pris sa place, rappelant ainsi de façon subtile la baronnie de Longny-au-Perche dont le champ était d'or, comme le blason des Von Frayner. La symbolique, chez Samsa, avait toujours eu une place prépondérante, tout aussi grande -sinon plus peut-être- que celle de la loyauté. Ses braies blanches aussi étaient là, indétrônables, rappelant involontairement le Cerbère blanc de Treiscan.
-Je suis contente que tu sois là pardi. Même si ça me fait sentir vieille té.
Il était loin le temps où Samsa se mariait à Sidney, à l'aube de ses vingt-ans. A vingt-six ans maintenant, le cycle se répétait sans pour autant être semblable. Samsa avait changé, le monde avait changé, sa condition également, ses idéaux, ses principes, jusqu'au sens même de sa vie et de son aspect physique. Elle était loin, la Samsa sautillante de joie, insouciante, comme la torturée sans but. Aujourd'hui, elle était Cerbère ; ses épaules portaient de nombreux poids, les rendant larges et solides, ses bras avaient porté autant de coups que son abdomen, désormais dur, en avait reçu. Ses yeux s'étaient obscurcis et les traits de son visage s'étaient majoritairement figés en un air martial qui ne parvenait pas à cacher la bienveillance dessous. Samsa se passa une main sur la joue et au coin de ses yeux. Le temps, depuis qu'elle était devenue Cerbère, ne semblait plus l'atteindre, glissant sur elle sans accroche. La vieillesse faisait peur à Samsa ; l'idée de ne plus pouvoir se battre aussi fort que son esprit le lui commandait l'effrayait, car ce sera là la priver du sens même de sa vie.
Lorsque Maximilien eut terminé de la coiffer, la Cerbère lui sourit en penchant la tête en arrière et se leva.
-Tu es de loin le meilleur té. Merci pardi.
Samsa se tourna vers lui et leva les bras pour pouvoir l'étreindre au niveau du cou. Il avait beau avoir six ans de moins qu'elle, il était et resterait toujours le plus grand, la Baronne ne toisant qu'aux environs du mètre soixante-trois, presque un pied de moins que lui. S'écartant de lui, elle lui sourit et posa ses mains exceptionnellement dépourvues de ses gantelets de combat sur ses joues barbues. Elle aimait cette masse de poil, ni douce ni rêche, qui crissait un peu sous ses doigts ; que du bonheur.
De la petite sacoche à sa ceinture, Samsa en sortit un anneau. C'était un anneau de cotte de mailles -la sienne-, aplati de l'intérieur, recouvert d'une infime couche d'argent sur la face extérieure et où figurait une inscription à l'intérieur : "Dog Royal". Oui, écrit comme ça. Il y avait pour Samsa, dans ce simple surnom, tout ce qu'elle aurait voulu écrire : l'expression de sa dévotion, de son amour, de sa loyauté, de sa protection. De quoi, aussi, rappeler à Shawie qui elle a épousé si jamais elle venait à perdre la mémoire -crainte étrange de Cerbère que d'être oubliée. Elle tend l'anneau à Maximilien comme si elle lui offrait son trésor et esquisse un sourire timide à son intention.
-Tiens té. Ne la perds pas pardi, c'est toi qui devra me l'apporter té.
Samsa lui sourit, lui confia lalliance, et alla chercher son épée qu'elle sangla à sa taille. Jamais elle ne s'en séparait, pas même le jour de ce qui s'apparentait à son mariage. Surtout pas ce jour-là. Les deux femmes avaient plus ou moins tâché d'être discrètes mais, de leur faute et surtout de personnes indiscrètes, tout Limoges et au-delà devait maintenant être au courant. On n'était jamais trop prudents quand on était une saphique, semi-rousse, noble et officier royale prévoyant de s'unir symboliquement à une autre femme, d'une autre condition. Beaucoup étaient morts de la main de fanatiques pour moins que ça. Pourtant, Cerbère n'avait pas mandé de sécurité particulière : pas d'armées, de guetteurs, de consignes particulières, rien. Elle l'avait simplement soufflé à Maximilien la veille au soir. Ils seraient donc au moins deux à avoir une épée. Officiellement, une question de prestance. Implicitement, une question de sécurité.
Ainsi, fièrement habillée, dignement coiffée, flanquée de son frère, le couple flamboyant sort de l'appartement de Samsa. Au monde, ils offrent leur splendeur, leur insolant panache de réussite. Ils n'ont pas le même sang mais ils sont assurément de la même trempe, celle qui jamais ne ploie, celle qui ne rompt que sous le poids de mille. A eux deux, tout le monde le sait, ils peuvent conquérir le monde. Ils sont le fer de lance de l'Humanité, où la première est la Conquérante et le second est le Régnant. A leurs pieds, le monde entier. Dans leurs mains, leur propre destin. Plus que cette similarité et cette complémentarité qui les lient, c'est un amour indéfectible entre eux, cet amour courageux qui accepte et pardonne, qui fait tout laisser et tout abandonner pour l'autre. Les galères de l'un sont celles de l'autre et elles ne souffrent d'aucune distinction, non ; elles sont aveugles. Ils se donnent tant que, parfois, ils deviennent un peu de l'autre. Ils sont repos et refuge, bourreaux mais jamais juges. Frère et Sur, ils se sont affrontés déjà, ont fait trembler les dieux de toutes les croyances et religions. Plusieurs fois, on les a cru perdus, mais toujours, ils ont reconstruit ce qu'en quelques mots ils avaient détruit. Ils sont séparables, mais indivisibles. Pour Samsa, elle lui a déjà dit, il est l'Homme de sa Vie.
Marchant dans les rues, ils se dirigent vers la forêt de Limoges, en dehors des murs, à l'écart même de la ville. La cérémonie doit avoir lieu quelque part entre ces arbres ; Samsa a dit aux invités que pour trouver, il fallait faire exprès de se perdre. Et c'est vrai. De la même façon que tous les chemins mènent à Rome, tous ce qui n'est pas sentier dans cette forêt mène au lieu-dit.
Sur place, ils sont encore seuls. Peut-être que Raquel n'est pas loin. Elle a été réquisitionnée en officiante de dernière minute, la lettre adressée à une amie commune des deux futures épousées pour ce rôle étant restée morte. A terre, il y a des pavés plus ou moins bien coupés, lavés et posés à même le sol pour former une allée sommaire, pas très longue, finissant en T pour former ce qu'on pourrait appeler communément une scène. Au niveau du sol. L'installation est basique. Quelques rondins sont placés pour servir de banc aux invités, les quelques qui ont eu l'honneur d'être contactés et d'avoir répondu présents.
Cerbère rejoint la place qu'elle occupera, debout. Des deux femmes, s'il devait y avoir un homme, ce serait elle. Au-delà de sa carrure, c'est sa force explosive et sa martialité permanente qui font qu'on la qualifie ainsi. C'est donc à elle d'attendre sa mariée, Shawie. Samsa commence à trépigner et sautiller sur place et regarde Maximilien. Dans ses azurs, elle constate sa propre nervosité.
-Ça commence bientôt pardi ?
Leur avance est très large. Même les invités ne sont pas encore là. La réponse est donc non.
* = paroles traduites de Fun - We are young
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