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[RP] Pour l'Armagnac, pour la vie.

Judicael.
Judicael
Tigist
Payen



    𝕾𝖆𝖚𝖒𝖚𝖗



« Les drôles d'ici sont arrivés après la guerre et se targuent de tout savoir de ce qui s'est passé là bas. »

Tigist entre dans la taverne. Judicael tourne les yeux vers l'entrée. La conversation s'interrompt. L’éthiopienne porte son arbalète à l'épaule et considère les présents avant de se laisser tomber dans un siège. L'atmosphère a soudain perdu quelques degrés... Une seconde s'écoule, infinie, jusqu'à ce que le roux saisisse la dague à sa manche et la lance avec hargne sur l'entrante, sans autre forme de procès. Payen tique à peine, Tigist se penche avec crispation et saisit l'arbalète d'un seul mouvement.

« Putain du diable ! Tu es ici...
- Awo. »

L’éthiopienne charge le carreau et arme l'arbalète pour le viser sans sommation. Il se lève, bien que blessé et en position d'infériorité, le sang n'ayant fait qu'un tour à cette entrée pour le moins... Inattendue. Celle qui les avait vendus à l'Armagnac, la traîtresse des quatre clans était donc toujours en Anjou.

« Et toi aussi.
- Quel accueil..
- Tire, crevure.
- Donne une raison de le faire.
- Vas-y. Tire. Tu me rejoindras dans la tombe. Et je te tuerai chaque jour que le diable fera. »

Payen, le Reître de Gennes se met à l'écart, la main sur la garde de son épée.

« Tu l'as déjà fait.
- Sale traitresse !
- Fais-moi croire que t'as des principes. »

Demi-oreille s'avance quand même, vient se heurter au carreau qui le tient en garde.

« Je t'aurais violée cent fois si tu n'avais pas fui comme une lâche ... »

Tigist relève la tête vers lui, le doigt sur le levier.

« Tu as trahi tous les clans et même les tiens... »

Judicael la méprise, narine frémissante, douleurs reléguées au second plan. La loi des miracles ne permet pas les trahisons impunies. Des mois qu'il rêvait de la trouver, de la sortir de son trou à rat et de tenir sa parole. Il est mal en point le roux. Pourtant cette apparition sonne comme une aubaine, l'occasion de replacer l'église au milieu du village, de faire respecter l'honneur des siens.

« Je n'ai pas de clan. Qu'est-ce que t'as foutu ? Regarde-toi ..
- Tu n'as pas d'âme, tu es noire comme en dedans. »

Tigist recule le siège, ramenant de la distance entre eux. Le roux est blessé depuis la Lorraine. Et sa posture l'indique clairement, tentant d'être droit, mais n'étant que raide face à son ennemie.

« Putain, mais assieds-toi espèce de con.. »

La noire se lève et le contourne, l'arme pointée sur lui. Il lui crache dessus, Payen jure un juron d'une autre langue. Tigist encaisse et essuie d'un revers de manche le crachat.

« Tschaggatta!
- A vos souhaits.
- J'ai juré de t'éventrer, Tigist... J'ai juré.
- Et tu vas le faire ? Que je sache si je dois partir maintenant ou si ça peut attendre une bière.
- Tu es plus folle qu'on le dit.
- Pourquoi ? »

Tigist recule d'un pas pour avoir les deux hommes en visu, l’autre devenant un éventuel ennemi. Cael. cherche sa dague des yeux, fou, il l'est. Qu'a-t-il à perdre?

« Judicael .. Assieds-toi.
- Tu n'as même pas de clan et tu vas blesser un invité de l'archiduc. Tu mourras peut être rapidement avec un peu de chance. »

Tigist regarde l'homme qui la terrifie avec .. Un brin d'inquiétude ? Il n'a pas vu qu'une fois de plus, la noire était grosse.

« J'm'attable pas avec les traîtres. Tout me dégoûte en toi... Tu n'as plus rien dans le ventre, tes bâtards sont sortis, je choisirai une autre mort.
- Fais la venir vite alors. »

Le Pourpre parvient à déloger la dague d'un dossier de bois et tourne le faciès vers Payen assurément différent de celui qu'il arborait habituellement. Un faciès creusé des sillons de la folie vengeresse. Tigist retient sa respiration, le doigt tremblant sur le levier.

« Il y a les drôles, et il y a les traitres. Des deux, je préfère encore les drôles.
- L'humour angevin a plein de facettes... »
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Tigist


    Cael regarde la noire avec le démon dans les yeux...

    « Elle n'est pas angevine, elle n'est rien ! »

    Tigist hausse les épaules et la demande est réitérée, calmement.

    « Assieds-toi.
    - Elle provoque surtout l'Ankou
    - Que j'crève si je m’assois. »

    Il se plie, difficilement.

    « Ah.. Alors ne sois pas si con..
    - Je suis blessé mais pas mort Tigist la noire ! Tu entends ! »

    Le rouquin lui balance ce qu'il trouve sous la patte. D'abord une chope. Puis une bouteille. Puis une chaise, et cette dernière lui arrache un cri de douleur. Les plaies se rappellent cruellement à lui. Tigist relâche la main sur l'arbalète et tente d’éviter les projectiles autant qu’il est possible à cinq mois de grossesse. Hargneux, il la lapide avec haine et cherche toujours plus lourd. Ne reste que l’arbitre pour tenter de calmer le jeu.

    « Paix vous deux! Vous voulez allez tous les deux aux enfers ce soir?
    - MAIS ARRÊTE ! »

    Tigist le regarde, furibonde, refusant de tirer car il est des choses que les hommes ont oublié, on ne tire pas sur un homme blessé, l’éthiopienne le sait. Renard parvient tout de même à la rejoindre, et à mettre ses deux mains autour de sa tignasse.

    « Tire! Qu'on finisse ce que tu as commencé! »

    Judicael la mord au sang, se prend le coude qui tape dans ses côtes.

    « Par les manes du Fou.. Plus le choix.
    - AAAaaah.. Rrete ! »

    Même dans un cri de douleur, elle tente encore de raisonner le Fou tandis que Payen s'interpose entre les deux pour les séparer, mais le roux arrache quelque chose à la noire, le gout de métal lui pollue la gencive. Il se contorsionne un peu sous le coup de coude qui le fait lâcher, minable, sale et rouge, elle le dévisage, pleine de douleur, la main sur le cou et l'arme qui pend toujours entre eux trois. Tigist s'écarte d'eux pour appuyer sa main contre le cou meurtri.

    « Arrête..
    - Cesse cette folie! Bientôt tu n'auras plus assez de sang en toi pour assouvir ta haine. »

    Ils en sont là, Payen pour conscience, Tigist souffrant et tentant encore de calmer le diable, et Judicael ? Il hurle , mugit, s'étrangle, qui sait?

    « Crève... Crève ! »

    Tigist le dévisage, atterrée. Elle qui a eu peur des hommes, qui les a détestés certaines fois, elle n’a jamais franchi tout à fait le palier de la haine.

    « Tu es prêt à mourir pour que .. Je meurs ? »

    Le rouquin s'accroche à Payen, presque plus à l'agonie qu'elle finalement, son souffle commençant à se saccader étrangement. Payen crache un glaviot rosé à côté puis le maintient fermement. Elle s’inquiète l’éthiopienne, alors que le sang perle entre ses doigts noirs et que la douleur irradie dans le cou.

    « Mais faites quelque chose .. Il va mourir. »

    Il a perdu Owenra depuis, a perdu son fils, n'a plus de clan, n'a plus grand chose à perdre. Dans la violence de leur altercation, Judicael est tout bonnement entrain de déclencher une crise d'asthme, mais le mal n'est pas connu, et insidieusement, l'air commence à lui manquer. Tigist le regarde, interdite avant de se tourner vers Payen.

    « Faites quelque chose. Faites quelque chose maintenant ! »

    Tigist est incapable de tuer quelqu'un. La honte de la briganderie. La crise se déclare et tous comprennent que quelque chose est en train de se passer.

    « Tu crois que je suis médicastre peut être? Si tu veux le sauver essaye d'en trouver un!
    - Je n'en connais pas .. Le seul que je connaisse est à Limoges. »

    Le seul qu’elle connaisse est cet époux qu’elle a trahi et laissé derrière elle. Judicael ressemble au diable, roux hirsute, cloqué sifflant comme un mauvais vent et dardant deux yeux haineux sur la noire, sans pouvoir s'en détourner.

    « La sorcière! Va la chercher, tu la reconnaîtras facilement, elle est bridée.
    - Raciste. Vous voulez qu'une noire aille chercher une bridée ? »

    Tigist revient avec des linges et les pose devant eux, il ne manquerait plus que son jumeau soit dans les parages et qu’elle tombe dessus en allant prévenir une sorcière.

    « Judicael, respire putain. »

    Payen hausse les épaules puis commence à tenter de l'alléger de quelques couches de vêtements gorgés de sang. Le roux , difficilement, respire et expire un "crève " entrecoupé de hoquets . Tenace. Tigist lève les yeux au ciel et marmonne "Au moins, il est vivant.."

    « Elle seul peut le sauver, elle a sa magie.
    - Il a mal ! Il ne faut pas être magicien, il suffit d'ouvrir les yeux !
    - Moi je peux le maintenir en vie. »

    Le Brigand siffle comme un serpent tandis qu'elle pose l'arbalète et s'approche du roux qui frappe du poing sur la table à défaut de pouvoir respirer en persiflant un :

    « NON ! »

    Déterminé. Qu'ils aillent en enfer avec leur sorcière ! Malgré lui, épuisé de chercher l'air qui manque de plus en plus, il sent ses forces s'amenuiser et s'avachit un peu sur son assise, la main crispée sur le bois de la table. Sans crier gare, Tigist lui décolle une gifle, épouse de médecin, elle sait la noire que se relâcher est la pire idée qui soit quand on est en passe de crever.

    « Réveille-toi ! »

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Judicael.
Judicael se redresse comme un diablotin dans sa boite au contact répugné, furieux et impuissant à la fois.

« Tu n'as pas le droit de mourir ! »

L'homme a un râle fou, tandis que sa main tente en vérité d’attraper une bouteille. Tigist rapproche la bouteille en question. Payen regarde la main. Judicael imbibe d'un geste tremblant sa manche, le visage ayant viré au rouge vif. Par chance, c'est de l'eau. Dans une taverne d'Anjou, qui l'eut cru?

« Est-ce qu'il y a du beurre dans le coin ? »

Judicael tente de faire abstraction de la noire, sentant pourtant encore son coeur battre contre sa joue. Charogne, elle lui payera. Il masque le nez et la bouche renarde de son bâillon imbibé improvisé et ferme les yeux. Ne pas la regarder. Ne pas l'écouter. Respirer. Trouver l'air.

« Pour quoi faire?
- Il est brûlé. On couvre les brûlures avec du beurre de chamelle, normalement. »

Tigist est terriblement éthiopienne. Les références...

« De quoi? Bah en tout cas je pense qu'il doit rester rien de mangeable dans ce bouge, ou alors c'est empoisonné... »

Payen regarde autour d'eux, elle grimace.

« Du beurre rance, même à lui, je ne le souhaite pas.. »

Judicael se calme peu à peu, souffle venteux et grinçant comme une mauvaise vielle. La noire se laisse tomber en arrière sur les fesses, le ventre pointé de cinq mois de grossesse en avant et l'arbalète à portée. Elle le fixe.

« Pourquoi t'es venu, putain ? »

Judicael lui fait un doigt. Payen mouille du linge et le lui donne.

« J'en ai autant à ton service.
- Je connais pas votre passif mais il te tuera sûrement si il a l'occasion de te recroiser.
- Et ? Pour une fois, un homme tiendra les promesses qu'il m'a fait. »

Payen ne peut s'empêcher de rigoler.

« Ah tu es de ce genre-là. Bah c'est écrit alors.
- J'aime autant que ce soit lui qui me tue. Au moins, je sais à quoi m'attendre de sa part. Il y a de l'honnêteté dans la haine. »

L'atmosphère se calme. Les poumons reprennent un peu contenance, le cœur ralentit sa chamade délétère. Il a gardé la dague dans la manche, celle qu'il tenait sur les genoux quand Payen est rentré, redoutant que ce soit Diego venu venger la pauvre petite Neijin; Renard ne dort jamais sur ses deux oreilles, n'en a qu'une... Alors Payen pour la première fois détaille vraiment l'éthiopienne.

« Tu me sembles bien jeune pour désirer la mort. »

Tigist pose la tête contre le mur et garde les yeux noirs fixes, dévisage le roux.

« Je ne l'imaginais pas si rousse. »

Judicael a fermé les yeux. Momentanément.

« Avant elle était belle. Maintenant, elle est brûlée. Bah.. Je présume que même la mort a des faiblesses. »

Tigist se redresse, l'arme en main et avance vers le rouquin. Il la voit faire, la laisse faire. Semblant avoir retrouvé le flegme dont il sort rarement en vérité, et qui maintient dans cette carcasse toute la violence du monde en vase clos.

« Tu préfères mourir ou me tuer, Cael ? »

Le reître de Gennes regarde l'éthiopienne bouger, elle s'autorise le surnom, la familiarité. Payen met la main sur la garde de son fauchard, tandis que Judicael redresse le chef sur elle, le nez toujours caché dans sa manche. Tigist penche la tête et lui sourit, lasse. Judicael plisse des yeux de serpent. L'Orpilleur observe la scène et guette la moindre réaction des deux. Tigist recule d'un pas et tapote du doigt sur le levier.
Judicael. a deux verts fauves qui lui disent... - Avance. Avance. Viens danser avec moi.-


« Tu as fait mal à Neige. »

Oui, il avait fait "mal " à Neijin... Un sombre et vieille histoire. Dont il avait payé le prix. Tôt ou tard, la facture attendait, partout, pour tous. Les yeux de Judicael ne trahissent ni le sarcasme, ni la vérité.

« J'ai.. toujours aimé.. les blondes... »

Toujours. Ces blondes aux cheveux clairs, qui avaient toujours attiré son oeil au premier regard, se détachant de toutes les autres dans leur pâleur virginale... Loin de la noirceur de cette chienne là. Suie. Charbon. Souillure. Laide de n'avoir pas su tenir sa langue. L'omerta existait aux Miracles. Et à peu près partout où l'on préparait de sombres complots. Celui qui la brisait, finissait brisé. Ainsi allaient les dures lois des chemins.

« Mais tu lui as fait mal. »

Judicael ne la lâche pas des yeux.

« Viens me donner la leçon...
- Regarde-toi. Je pourrais te violer, te blesser et te tuer. »

Tigist énumère calmement. Le poumon se gonfle d'ardeur, la scène est rapide. Trop rapide pour l'anticiper. Judicael n'y tenant plus, ayant retrouvé un peu de son souffle tari, se redresse , brutal, saisit sa nuque noire d'un geste vif et plante la dague qui dormait à sa manche, dans le ventre rond. D'un coup sec, senestre tire le surin vers le haut sans état d'âme . Que crève cette engeance qui a eu le malheur d'être remarquée.
Payen d'un geste mécanique dégaine trop tard et regarde l'horrible scène; impuissant.

Tigist le regarde, choquée. Incapable de quoique ce soit hormis le fixer, la bouche tordue de douleur. Les lèvres rousses lâchent un murmure court: "Pour l'Armagnac. Pour la vie. " Il baise sa tempe et la lâche. La noire recule d'un pas et s'appuie à une table, les mains sur sa panse ronde sanguinolente, Judicael crispe la main sur le siège retrouvé, tousse d'une vilaine quinte et se retourne, la laissant à elle-même. Sans un regard.


« Mon fils, ton fils, Tigist. »

Tigist relève l'arbalète et le levier est actionné, le recul la faisant glisser de la table au sol. Payen se jette à terre en entendant le mécanisme de l'arbalète. Ainsi Judicael rétablit la Justice , sa Justice, saisit une bouteille et essuyant sa bouche poisseuse, et s'éloigne d'eux, jusqu'à disparaître dehors.
Il avait perdu un fils. Juré de lui prendre le sien. Vengeance était faite.

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Payen
C’est terrible de n’être réduite qu’à un morceau de chair ouvert en deux. Terrible de réaliser aussi qu’il aurait suffi d’actionner le levier pour lui enfoncer un carreau en plein cœur et étouffer ainsi tant de menaces, mais Tigist n’est pas une tueuse et là, entre ses doigts le sang s’écoule mais pas que, il est dilué. Ce n’est plus juste du sang, c’est l’ichor qui s’échappe. Elle se savait enceinte de plusieurs mois et plutôt que de tuer cette menace, l’éthiopienne a fait preuve de lâcheté et de compassion pour un démon qui avait juré sa mort.

La porte a claqué et déjà Payen se redresse pour la rejoindre. Elle n’a même pas la présence d’esprit d’envisager qu’il pourrait vouloir finir le travail commencé par Judicael. Non, les doigts essaient de retenir les fluides qui s’échappent et l’homme pendant ce temps-là de contempler, abasourdi le résultat d’une altercation banale entre un meurtrier et une traîtresse.


« Allez.. Chercher votre sor-cière.. »

Elle pleure l’éthiopienne et sa bouche se tord en une grimace de douleur évidente.

« Mon .. Fils.. »

Car c’est cela dont il est question, Judicael ne l’a pas poignardé, elle. C’était son enfant qu’il visait.

« Il faudra plus d’une sorcière. »

Cet homme est le pragmatisme même. Pas de fausses promesses, pas de fausses illusions, ils savent tous les deux que la situation pue. Et Payen regarde la bouteille d’alcool posée sur la table, puis regarde à nouveau l’éthiopienne qui marmonne dans sa langue.

« Désolé d’avance. »

Elle tente de se redresser mais la douleur l’en empêche, la laissant de nouveau pantelante contre son mur tandis que l’homme lui tend la bouteille avant que d’imbiber un linge d’alcool et d’appuyer le tissu sur les lèvres de la plaie. Quoi faire ? Hurler. L’alcool brûle et le contact sur les chairs lui est insupportable. Le reître ramasse les tissus initialement prévu pour le roux et panse la blessure espérant que la douleur l’aura suffisamment assommée pour la suite.

« Travail de couture à faire maintenant et verser quelques écus à quelques saints qui sait. »

Il s’écarte et rejoint la porte. Que va-t-il chercher ? Tigist n’en sait rien, dodelinant de la tête, elle pleure et gémit comme une enfant. Un nom qui revient en boucle, la litanie la plus douloureuse qui soit « Gabriele.. Gabriele… ». Payen tique en revenant chargé d’une aiguille et d’un fil. Les tavernes angevines sont parées à toute horreur.

« C’était donc cela votre histoire de clans.. Je comprends mieux maintenant. Je n’ai pas trouvé Maryah mais je l’ai faite prévenir. »

Il écarte le pansement de fortune et retend la bouteille à l’éthiopienne qui en boit une rasade.

« Attendez..
- Quoi ? Si je ne te recouds pas tout de suite, tu vas mourir. Si je le fais, tu vas peut-être survivre.
- Faites ce que vous avez à faire et prévenez Gabriele. »

C’est terriblement égoïste une femme. L’implication de Gabriele dans cette sombre tragédie est égoïste et cruelle. Demander à un homme que vous avez délaissé de revenir pour vous sauver et tenter de sauver le bâtard d’un autre, c’est égoïste et cruel. Et Tigist rongée par la douleur, s’avère être l’égoïsme personnifié.
Alors Payen recoud, arrachant à chaque point sur la plaie à vif, un hoquet ou un gémissement de douleur. Elle pensait avoir tout connu de la douleur l’éthiopienne qui a mis au moins trois enfants, mais là, c’est terrible, on est en train de coudre le linceul de l’enfant qu’elle porte dans son sein. L’homme s’écarte pour considérer son œuvre, pas si mal au demeurant pour un homme qui n’est pas médecin.


« Mon .. Fils.. Mon bébé, il va mourir hein ?
- Le coup était dirigé contre lui. Mais le roux n’avait plus toutes ses forces, peut-être que ça n’a pas été suffisant.
- Martin.. Mon amour.. »

Elle sanglote et chaque larme, chaque sanglot vient lui rappeler que son ventre est fendu en deux et que l’enfant de Martin qu’elle portait comme une promesse d’amour éternel va mourir par faiblesse. Payen regarde le ventre rougissant et soupire.

« Ce Martin est vivant ? Je peux essayer de le trouver si vous voulez ? »

L’éthiopienne le regarde et essaie de se redresser encore une fois, sans réussir.

« Trouvez Gabriele.. Il sauve-ra mon fils.
- Où est-il ?
- Limoges. »

Egoïsme et cruauté. Mère. Elle s’apprête certainement à mourir mais son corps et son cœur à l’unisson tentent l’impossible pour sauver ce qui n’aurait jamais du être touché. Pourquoi pas Martin après tout ? Pourquoi pas le père de l’enfant ? Hein ? Tigist pourquoi ?

« Dites-lui de venir.. Il viendra. Il est .. Toujours venu. »

Et alors que les larmes menacent de revenir parce qu’elle réalise que Gabriele l’aime encore et qu’elle s’apprête à utiliser cet amour pour sauver l’enfant de l’homme qu’il hait, la Choovansky entre, parfaite reproduction d’elle-même et de ce que doit être une Choovansky en plein émoi.

« OH MON DIEU ! Ce n’est pas vrai ! OH MON DIEU OH MON DIEU !
- Kati.. J’ai menti. »

Pourquoi maintenant ? Qu’importe la brune se rapproche d’elle et balaie l’aveu d’une rebuffade.

« Ce n’est pas grave ! Vous allez vous en remettre, vous allez déjà mieux, non ?
- Je pè-te.. La forme.
- Voilà ! Ca, c’est une belle mentalité ! »

Et Payen d’expliquer qu’en travaux de couture, une femme serait plus avisée, voilà comme une éthiopienne se retrouve avec les jupes remontées jusqu’au sternum pour considérer l’œuvre du roux, car Katina ne fait jamais rien à moitié.

« Nous devons vous ramener chez Eikorc, quand il l’apprendra.. »

Même pas le déni. Et Tigist de la regarder, interdite, faisant crier de plus belle et de désespoir la Choovansky et Payen de s’interroger – légitimement – sur l’évocation soudaine du Colosse dans cette réunion atypique.

« Eikorc, c’est .. C’était .. »

Chiale donc Tigist, tu pourras y faire ce que tu voudras, il n’est plus ton époux, ni ton mentor, il est mort de chez mort. Et c’est de ton fait.

« Kati.. Mes enfants..
- Ils sont là ?!
- Awo.. Chez Eikorc. Quinze mil écus, elle déglutit, elle souffre. Pour s’occuper .. De deux drô-les.. Vous pou.. Pourrez ?
- Bien sûr. Oui. Il faut la ramener !
- Si nous la bougeons, elle risque d’y passer..
- Mais on ne peut pas la laisser là ?! »

La grimace, oh la vilaine grimace qui tord ces lèvres plus habituées au sourire et la manche de la Choovansky est saisie pour l’entraîner à elle, joue contre joue et un murmure « Eikorc, c’est moi .. C’est moi qui l’ai tué. » La brune qui caressait la tête offerte, s’arrête, choquée et s’écarte, manquant soudainement d’air avant de partir dans un rire nerveux clôt catégoriquement.

« Je ne vous crois pas. »

Le silence en guise de réponse, le silence et le désespoir. Quitte à se confesser, elle aurait pu mieux choisir que l’une des seules personnes présentes et disposées à la sauver, mais Tigist ..

« Je vous .. Racon..terai tout si.. Vous sauvez.. Mon fils.
- Je ne vous crois pas.. »

Katina tourne la tête vers la fenêtre, et une lueur arrive dans la nuit.

« C’est le médecin, il a une garette, venez, on y va.. , dit-elle en se précipitant vers l’éthiopienne déjà en train d’essayer de se remettre debout pour la soutenir. Et je ne vous crois toujours pas. Vaut mieux que je vous crois pas jusqu’à ce que vous alliez mieux d’accord ? »

Tigist opine du chef et les deux femmes sortent, épaulées par Payen, pour échapper à ce qui aurait pu signer son arrêt de mort : Un médecin peu compétent et sans affect pour la victime.
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Gabriele.
      « Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ. Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant, Noir squelette laissant passer le crépuscule. Dans l'ombre où l'on dirait que tout tremble et recule, L'homme suivait des yeux les lueurs de la faux. » - Victor Hugo
L'ombre est constante, les images tournent et tournent encore, infernal tourbillon qui permet à la folie de s'installer de manière permanente. La sensation du corps froid, la blessure au ventre qu'il est arrivé trop tard pour soigner, la mine livide de l'enfant, le crépitement des flammes du brasier et les cendres conservées à l'abri de tout. Chercher à se concentrer ailleurs relève de l'impossible. Pourtant, avant de me jeter à corps perdu dans l'océan de douleur qui n'attend plus que moi, j'ai encore une chose à faire. Une chose pour laquelle je dois rester aussi lucide que possible, malgré les sédatifs qui ont coulé dans mes veines les jours précédents. L'Apprentie en a reçu, des noms d'oiseaux, lorsque j'ai repris conscience. Me droguer à mon insu.
Les pas se dirigent vers la masure indiquée par courrier, avec au creux du ventre cette intolérable sensation de se diriger à nouveau vers la mort d'un être cher. Si c'est ça le Destin, j'ai vraiment eu raison de l'envoyer chier plusieurs mois auparavant. Et si c'est la vengeance qu'il m'accorde...Le retour de bâton sera terrible. Quoi qu'il se soit passé, pour l'une comme pour l'autre, le monde en paiera le prix. Qu'importent les innocents qui périront, qu'importent les dégâts, les brasiers et les destructions : tous paieront. Puisque aucun n'a pu les sauver, aucun ne mérite de vivre.

C'est le cœur plein de rancœur que j'arrive à cette maison qui n'est pas la nôtre. Ma femme est entrain de mourir, au milieu d'inconnus. Entourée de gens en qui je n'ai aucune confiance. D'autres que moi. Ce qui n'aurait jamais du advenir, et pourtant...Di Massari sur les talons, je franchis la porte, guidé par la bonne femme qui a veillé Tigist depuis sa mésaventure. Elle semble impressionnée, et je ne fais rien pour lever le malaise : elle est autant responsable que les autres de ne pas avoir pu empêcher ce qui s'est passé. La pulsion de colère qui menace retombe lorsque j'entre dans la chambre qui pue la mort, aux côtés de l'Apprentie qui va très rapidement passer aux travaux pratiques.
L'odeur de sang et d'infection vient chatouiller mes narines, m'arrachant une grimace de dégoût. Tout ceci ne présage rien de bon, et si j'affectionne d'ordinaire lire la souffrance sur le visage de mes victimes, ce n'est en rien le cas aujourd'hui. La voir souffrir, quand bien même elle m'aura blessé plus que n'importe qui, me reste insupportable. Au front moite et aux divagations, je devine que la fièvre s'est confortablement installée. « Makeda » revient en boucle...Sans le vouloir, elle enfonce un peu plus le couteau dans le trou béant de mon cœur.

Je me ferme, et m'approche, mettant mes émotions de côté. Le médecin doit prendre le dessus, sans parasitages sentimentaux, sinon il est certain que je n'y parviendrais pas. Les événements récents ne m'aident absolument pas. La situation n'est pas encore correctement examinée, mais je sais déjà qu'il va y avoir du boulot. Je pose un regard éteint sur l'Apprentie, nous arrivons assez bien à nous comprendre pour qu'elle voit elle aussi que la situation craint. Et pas qu'un peu. Si fièvre il y a, c'est qu'une infection s'est logée quelque part. Pas besoin d'être devin.


    « - Toi. Prépare-moi de l'eau chaude en grande quantité, des linges propres. Lénù, prépares les différents outils. Tous. Je pense qu'aucun ne va être inutile aujourd'hui. »

La nourrice est envoyée chercher le nécessaire, je n'ai pas de temps à perdre. La main est posée contre le front et vient confirmer les craintes : brûlant. La fièvre semble forte, et elle paraîtrait livide si elle n'était pas si noire. Les allégations de l'Abyssinienne laissent présager que la lumière au bout du tunnel est bien trop proche. La voilà qui veut s'excuser auprès de notre fille morte...Ses paroles ne sont que du venin qui ébranle ma volonté à rester loin de mes propres états d'âme. Mes yeux se ferment, l'esprit s'attarde à tout ce que j'ai perdu, cherchant une raison de continuer encore, et ne réussissant qu'à me souvenir des quelques mots laissés par la fille aînée. Veiller sur celle qu'elle a toujours considéré comme sa mère, même dans la trahison, semble être la meilleure chose à faire, pour elle comme pour moi.
Je me détache à nouveau, écarte les couvertures pour venir tâter le ventre gonflé et visiblement très mal recousu. La grimace est franche : encore un amateur qui a voulu se faire passer pour un médecin. Si elle ne meurt pas de septicémie, nous aurons de la chance.


    « - Tu n'iras nulle part ailleurs qu'ici Tigist...Tu dois vivre. Pour nos enfants. »

Pour les nôtres. Car si tu as pu porter celui du moins-que-rien qui t'a servi d'amant, il est aujourd'hui mort et bien mort dans tes entrailles. La cicatrice, le gonflement du ventre, la fièvre, tout concorde. Et si je n'enlève pas ce qu'il en reste, tu le suivras dans l'au-delà. Je ne le permettrai pas.
Soucieux, je passe une main sur mon visage, n'arrivant pas à me défaire de l'image de l'enfant morte, et de la vision de la parturiente entrain d'agoniser. Faire tout mon possible pour ne pas lui faire passer l'arme à gauche. Alors...Quand tout le matériel demandé est à ma disposition, je ne perds pas de temps. Je dépose un baiser sur le front moite de la Sauvage, et glisse à son oreille les mots dans sa langue qu'elle seule peut comprendre, avant de verrouiller totalement mon cœur. La victime est endormie, les points irréguliers sont défaits les uns après les autres, sous les yeux et l'assistance de mon Apprentie à qui j'explique minutieusement chaque étape. Ce n'est pas différent de nos autres cours, du moins c'est ce dont j'essaie de me convaincre.
Pourtant, quand j'extirpe des entrailles ce qui aurait dû être son...Ses enfants...


    « - Il y en avait deux...Y a rien à faire pour eux. Cette poche, là...Elle s'est rompue. Impossible pour eux de respirer. »

Emballés dans un linge de fortune, les deux êtres inertes et minuscules sont écartés de mon champ de vision. Ils me rappellent bien trop ma fille dont le premier souffle n'a jamais eu lieu. S'assurer que tout le placenta a bien été extirpé, qu'aucun résidu ne risque de venir créer une infection supplémentaire. C'est tellement plus simple de faire ça sur des cadavres.
Les chairs sont rapprochées, recousues, et un cataplasme appliqué par dessus. C'est bien plus propre, mais c'est peut-être trop tard. Les gestes sont mécaniques. Et lorsque tout est terminé, je lâche finalement mes instruments, épuisé de la litanie mortuaire qui a résonné à mes oreilles tout au long de l'opération. C'est sans aucun doute mon intervention la plus délicate, sans aucun doute celle qui risque de me coûter le plus cher.
Ma mission n'est pas achevée. Je dois retrouver celui qui a fait ça, et lui faire payer au centuple. Les blessures se ressemblent, et je ne doute pas que celui-ci ait un lien avec le meurtrier de ma fille. Je dois enquêter...Mais avant, m'assurer que la Noire survive à tout ça.


    « - Nettoyez tout ça. Je vais rester à son chevet jusqu'à son réveil. Lénù...Grazie.* »

Et maintenant...Le Destin a les cartes en main.

*Merci
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Pour toute réclamation, merci de vous adresser à LJD Tigist
Lenu
Je vois la mauvaise Lune s’élever. Je vois des ennuis sur le chemin. Je vois des tremblements de terre et la foudre. J’entends des ouragans soufflant. Je sais que la fin approche. Je crains les rivières en crues. J’entends la voix de la rage et de la ruine. J’espère que vous êtes bien préparés à mourir. On dirait qu’un sale temps se prépare.

Œil pour œil, dent pour dent.

Bad moon rising. Version de Mourning Ritual.




Le voyage depuis Limoges s’était fait lourd de silence. L’Italienne savait l’urgence de leur voyage, mais elle savait aussi combien l’épuisement amenuise la précision des soins, amenuise toute raison. S’il en restait une once au Corleone meurtri profondément en sa chair. Alors décision fut prise, puisque Gabriele s’entêtait à ne pas trouver le sommeil, elle lui a provoqué. A son insu. Au diable si elle risquait de prendre une volée de bois vert à son réveil. L’important étant que le médecin soit là, que l’homme blessé reste en retrait. Ainsi graines de pavot somnifère ont été réduites en poudre, celle-ci fut glissée discrètement dans une bouteille de vin. Puisqu’il tenait à s’enivrer autant que ce soit en compagnie de Morphée. Et c’était avec grande peine qu’elle l’a hissé dans la charrette, petit gabarit qu’elle est. Deux jours. Il aura dormi deux jours. Quant à peine proche de l’éveil il marmonnait sa soif, Lénù lui remettait le breuvage arrangé. On se passera de l'épisode noms d'oiseaux et insultes en tout genre du réveil de Gabriele, que la colère a achevé de réveiller.

Les orbes sombres s’étaient perdus dans le crépitement des flammes pourléchant le petit corps sans vie. Quoi de plus inacceptable que le meurtre d’un enfant ? Même si Lénù n’a jamais enfanté, au plus profond d’elle grondait la douleur et la colère. Présence silencieuse en soutien au Corleone dont la vie semblait tomber en cendres comme son enfant.


Pour l’heure, elle suit Gabriele comme son ombre, Apprentie dans les traces du Maître, nulle victime à se partager. L’Italienne en retrait reste à l’affût d’un quelconque piège dans lequel le Corleone se serait éventuellement jeté éperdument. Dans sa logique arachnéenne, elle aurait fait ainsi. Tuer, blesser, là où la faiblesse se trouve. Dans l’amour d’êtres chers devenus appâts. Et Gabriele devenu proie affaiblie. La porte de la chambre s’ouvre sur les méandres de souffrances infligées. Deux victimes en retrouvailles funestes. Le nez se plisse légèrement à l’odeur ambiante, le regard scrute le visage d’ébène, à peine surprise. Car si certains craignent la couleur de cette peau, ou la répugne, l’Italienne l’a connue enfant jouant aux pirates avec certains matelots de son père venant de pays lointains. Les souvenirs sont chassés, regard accroché par celui du Corleone.

Oh que oui elle le comprend ce regard qu’elle ne lui connaît pas. Comme elle comprend aux gémissements incompréhensibles émanant de la femme que la fièvre la fait délirer. Et que si fièvre insidieuse il y a, infection est présente. Les ordres fusent, à peine le temps d’un léger hochement de tête qu’elle s’emploie à étaler un linge propre sur une table qu’elle rapproche du lit. Elle dépose un à un les outils de Gabriele non sans observer cette vilaine plaie hideusement rafistolée d’un ventre rebondit par la vie qui aurait dû être. Les remparts sont dressés, toute émotion gelée. Elle fait abstraction des gestes déployés, des murmures soufflés, de ce ventre renfermant la mort, rien d’autre ne compte que de sauver cette vie qui s’éloigne que trop vite d’eux.

Si cours en matière de souffrance furent jusque-là donnés, la donne s’est inversée. La vie prime. Comme ce jour où elle a porté soins à Axelle jusqu’à l’épuisement mais n’a su sauver sa matrice. Les gestes précis sont observés, les mots sont écoutés et ce avec une attention sans faille. Le jeune Italienne déglutit légèrement à la vue des deux petits cadavres extirpés du ventre de leur mère. Prestement elle prend un linge pour les recueillir et les remettre à la nourrice afin de revenir auprès du Corleone et d’observer les points effectués avec une dextérité qu’elle envie. Quant enfin il se redresse, délaissant ses outils, les traits tirés, la main fine s’appose à l’épaule de Gabriele. Piètre réconfort de la chaleur d’une paume, piètre façon de lui signifier qu’elle est présente quoiqu’il puisse lui en coûter. Nul besoin de mots, même pas des remerciements, il sait. Ainsi elle s’affaire à récupérer les outils qu’elle ira nettoyer en cuisine, comme à son habitude lors de leurs séances particulières. Elle restera de garde près de la porte, armée d’une bouteille de vin Angevin au goût fade, visage impavide masquant la colère intérieure, esprit ressassant inlassablement ce ventre cercueil. Qui peut être ainsi pitoyable et pétri d’un courage proche du néant de s’en prendre à une enfant et une femme enceinte ?

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Tigist
« Tu m’étais destiné. »
Extrait Des mémoires d’une mère, Tigist Dasseta lidj Kwestantinos, Septembre 1463.



I'll feel the fear for you, I'll cry your tears for you
I'll do anything I can to make you comfortable
Even if I fall down when you're not around
Don't worry about me, don't worry about me.

Je ressentirai la peur pour toi, je pleurerai tes larmes pour toi
Je ferai tout ce que je peux pour que ce soit confortable pour toi
Même si je m'écroule quand tu n'es pas là.
Ne t'inquiète pas pour moi, ne t’inquiète pas pour moi




    Vide et souffrance.
    Cette sensation, il n’y a que les femmes qui ont porté et perdu un enfant qui peuvent la connaître, la ressentir. Le vide créé par l’absence du monde qui grandissait, la plaie béante laissée en signature au creux des entrailles.
    Le vide et la souffrance, alors qu’elle émerge difficilement du sommeil sans rêve servi par les drogues de Gabriele, voilà ce qui achève de l’éveiller. Pas un geste, rien d’autre que des paupières qui s’ouvrent et une grimace sur le visage. La coquetterie s’accommode mal d’une césarienne, tant pis pour le sourire.
    L’éthiopienne a bien perçu la présence de l’italien et de son apprentie la veille. Même assiégée par la fièvre, même dans le tourment de la douleur, il faudrait effacer tout ce qu’ils ont été pour qu’elle ne le reconnaisse pas, qu’elle n’entende pas sa voix murmurer des mots que lui seul de ce côté de la mer connaît, qu’elle ne sente pas son odeur dominer celle de l’infection quand la main vient baigner le front d’un linge. Et il est là, éveillé, guettant le moindre signe d’amélioration ou de dégradation.
    Il est là.

    L’ambre se pose sur le visage connu et en réponse à l’interrogation muette, à ces mots chargés de peine qu’elle ne dira pas parce qu’elle en connaît la réponse avant même qu’il ne la prononce, Corleone pose le dernier point sur cette panse maudite.


    « Ils sont avec Makeda. »

    Vide et souffrance.
    L’heure n’est pas à la conjugaison, et ce n’est pas le pluriel employé qui l’emporte dans l’esprit. Il n’y a que le vide et la souffrance. Gabriele si passionné, si emporté, si inquiet. Et toi, Tigist si .. Vide.
    Tu as abandonné Maria deux fois et Maria est morte. Martin a fait son choix entre l’Armagnac et les enfants que tu portais. Tout ce que tu as voulu mettre en place, tout ce que tu as voulu voir grandir, tout cela s’est effondré comme un château de sable.
    Reste Menelik, Moïra et Gabriele. Mais Gabriele a souffert, Gabriele s’inquiète encore et toujours. Et les enfants, depuis combien de temps es-tu enfermée dans cette chambre à l’étage où l’accès leur a été refusé ?


    « Berhan.. Ouvre la.., les mots sont lourds sur la langue pâteuse et pourtant, ils ne souffrent pas de refus. Fenêtre. »

    Il fait nuit noire, la brise venue de Bretagne a chassé les nuages et par l’embrasure de la fenêtre, les étoiles étincellent. Il n’y a jamais eu d’ombre sans lumière, cela ne se peut, même la Nature s’y refuse. Alors les paupières se referment et si une larme a tenté de couler, elle s’est retrouvée coincée à l’orée des cils.
    Nous étions beaux alors, Gabriele. Jeunes et beaux. Et la jeune fille de dix-sept ans d'avant n'est plus, les nausées et les vomissements ont eu raison de l'embonpoint de la grossesse, la fièvre aussi, et la peau est fine sur les poignets, la lune se reflète sur les cicatrices laissées par les fers. Avais-je besoin d'une cicatrice de plus sur mon corps, d'une de plus sur mon cœur ? Gabriele, où est parti mon sourire, celui qui te faisait oublier ceux que tu avais perdu ? Il est mort, brûlé sur le bûcher de nos enfants.
    L'Ethiopie ne supplie plus, ravagée par la haine et la vie. Elle a hissé un drapeau blanc comme l'astre nocturne. L'Ethiopie rend les armes. Savait-il Judicael qu'en tuant les enfants, il tuait la mère ?

    Le sang perdu ne permet plus au cœur de battre tout à fait, et la douleur est si vive qu'elle lui en demande beaucoup à ce cœur déjà éprouvé. Se souviendra-t-il Gabriele de l'amener voir la mer, voir leur fille ? La question ne viendra pas parce qu'elle n'effleure même pas l'esprit de Tigist, il est vide.
    Vide et souffrance. Et quand bien même, la bouche s'entrouvre, ce n'est que pour laisser filer un dernier souffle.



    If I fall, you'll fall
    And if I rise, we'll rise together
    When I smile, you'll smile
    And don't worry about me, don't worry about me

    Si je tombe, tu tomberas
    Et si je me relève, nous nous relèverons ensemble
    Quand je souris, tu souriras
    Et ne t'inquiète pas pour moi, ne t'inquiète pas pour moi



      « Je veux voir vieillir Maria et ses enfants, je veux voir Menelik regarder une femme comme tu me regardes. Je veux vieillir à tes côtés, Berhan. Je n'ai pas ton envie de mourir. »


    Promesses vaines de ceux qui se croyaient immortels. Personne n'est immortel.

    Par la fenêtre, la lune se pare de couleurs chatoyantes et un arc-en-ciel se forme pour rejoindre la chambre. Tigist n'est plus allongée, elle est debout. La douleur n'irradie plus son corps et tout autour devient flou, devient difficile à discerner si ce n'est ce pont coloré. Il suffirait d'un regard en arrière pour voir l'italien après le corps sans vie sur la couche. Un regard en arrière, un seul et pourtant le pied se pose sur le pont et le cœur serré, l'éthiopienne avance. Elle sait, elle a lu le livre des Vertus, et sans crainte, elle avance car il lui semble alors que c'est une chose logique que de rejoindre l'Enfer lunaire qui l'attend.
    N'a-t-elle pas vécu dans le péché ? Alors quoi d'étonnant quand le brouillard l'environne puis qu'il se dissipe, que devant elle se trouve le serpent qui avait hanté certains de ses cauchemars. Quoi d'étonnant à ce qu'Asmodée en personne la salue. Pour autant, la crainte et la curiosité, moteurs de sa vie paradoxalement, la poussent à avancer.
    Sept enfers, sept Princes-Démons à rencontrer comme Sypous avant elle. Et chacune des rencontres la pousse en avant, car la curiosité est forte, autant que la terreur d'avoir à rencontrer ces monstres mais plus qu'elles, il y a l'espoir de revoir ses filles. Que mourir ait une utilité.

    Sept enfers, et le passeur à l'air si doux, comme un baume après l'horreur rencontrée en chemin. Le corps si pesant dans cet entre-deux mondes, l'âme si lourde de craindre de finir en Enfer sans avoir vu Maria ou Makeda, et déjà les anges se posent, souriant et riant à qui mieux mieux comme si les hommes qui venaient ici n'avaient pas eu à voir se réaliser leurs pires terreurs. Juchée sur le dos d'un archange, noir sur blanc, péché sur vertu, Tigist rejoint le Paradis, la clé de cet espoir inébranlable, celui que Gabriele n'avait jamais pu approcher du doigt, incroyant patenté.

    Le Paradis où vibrait une chaude lumière, le Paradis était dans le Soleil, ce n'était pas un conte pour enfants, la réalité est là devant ses yeux. Et sous un arbre fruitier, deux fillettes aussi dissemblables en âge qu'en apparence jouent et couvent du regard deux nourrissons dans un panier. La main ébène se tend pour les toucher et l'ange déjà se pose.
    L'éthiopienne se tourne en vain, cherchant à trouver l'endroit lui permettant d'y accéder, lui permettant de rejoindre ceux qui n'auraient jamais dû les quitter. La main de l'archange se pose sur son épaule, ferme mais douce, tandis que d'un sourire, il l'enjoint au calme. Pourtant, l'ambre aimantée retourne vers la scène et aux côtés des enfants, une silhouette sombre se tient. Une femme à l'allure majestueuse et à la face noire se penche vers eux avec un sourire avant que de relever la tête vers elle, souriant de plus belle.

    Mais ce n'est pas toi, Tigist et ce n’est pas ta mère à leurs côtés. Même morte, ton esprit peut-il encore te jouer des tours ? Les enfants sont délaissés par la femme qui, à pas mesurés, traverse le champ fleuri pour rejoindre la passerelle où ils se trouvent.


    « Tu n'avais pas à t'excuser, mon enfant. »

    La voix mélodieuse est un baume et les larmes dévalent les joues. Est-ce de la joie, de la peine, l'échec ou la victoire, qu’importe, il lui semble qu’auprès d’elle, elle n’a plus ni peur, ni mal. Mais voudrait-elle demander à la femme devant elle de confirmer son identité en dépit de la certitude dans son cœur, qu'une voix l'en empêche, la ramenant au moment présent.

    « Toi, Tigist Dasseta, fille de Zara Yaqob, le temps est venu de faire ton choix. Tu peux décider d’accepter la mort. Dans ce cas, je jugerai toute ta vie, les moments où tu as su œuvrer pour la vertu et ceux où tu t’es détournée d’elle. Si, alors, Je juge que tu le mérites, tu rejoindras les élus pour une éternité de joie et de bonheur. Mais si Je juge alors que ta vie n’a pas été assez vertueuse, tu connaîtras une éternité de tourments en Enfer. Mais, si tu penses que ton temps n’a pas encore été accompli, que tu n’as pas encore fait tes preuves devant Moi, tu peux décider de revenir à la vie. »

    Réfléchis, Tigist. Réfléchis bien.


I'll climb the hills you face, I'll do this in your place
I'd do anything to go through it instead of you
But even if I fall down when you're not around
Don't worry about me, don't worry about me

J'escaladerai les collines que tu rencontres, je ferai ça à ta place
Je ferai tout pour passer à travers à ta place
Mais même si je m'écroule quand tu n'es pas là
Ne t'inquiète pas pour moi, ne t'inquiète pas pour moi

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Gabriele.
      « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
      Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
      Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
      Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits »*
Les secondes deviennent des minutes, qui deviennent des heures. La veillée funèbre s'étend et l'espoir de la voir se réveiller un jour s'amenuise. Seul dans la chambre aux côtés de ce corps inconscient, j'ai le temps de comprendre le poids des événements récents, de sentir chaque grain de sable du sablier venir me priver un peu plus de mon oxygène. A surveiller le corps marqué par la vie, c'est toute notre histoire qui défile, depuis cette rencontre inattendue en taverne où je m'étais littéralement retrouvé le couteau sous la gorge. Nous étions jeunes alors. Nous étions beaux. Bien moins abîmés qu'aujourd'hui.
Que sommes-nous devenus ? L'ombre de nous-mêmes, pantins las et épuisés d'un Destin que nous n'avons jamais demandé. Kismet. Tu m'as tant répété ce mot que j'ai fini par y croire. Et regarde où ça nous mène. Ma main se glisse sur la tienne, comme elle l'a si souvent fait. Tes croyances en un stupide destin nous ont mené précisément à cet endroit. Elles t'ont éloigné de moi. Et tout ceci, si j'avais été présent à tes côtés...Je devrais pourtant savoir qu'avec des « si », on peut refaire le monde. Mais à cet instant précis, je ne peux rien faire d'autre qu'imaginer mille scénarios où la fin n'est pas celle-ci.

Soudain, la pénombre de la chambre dans laquelle nous sommes plongés s'éclaire. Après des heures d'attente insoutenable, enfin l'ombre est remplacée par l'ambre. Jamais je n'aurais imaginé que voir deux yeux ouverts pourrait me procurer autant de bonheur. Le soulagement qui me submerge alors efface tout des derniers jours : la mort, la peur, les souffrances et l'odeur du sang. Elle est là, en vie, et elle me regarde. Il n'y a de toute évidence aucun spectacle plus beau sur terre en l'instant.
Pourtant, je ne me réjouis pas. Il faut lui apprendre la nouvelle, qui n'est pas vraiment propice aux effusions de joie. La formulation vient naturellement. Une phrase simple, compréhensible. Sans avoir besoin d'être trop précis pour être compris. Tes enfants sont morts, encore. Comme les nôtres. C'est ça, le Destin rayonnant dont tu parlais. Un futur fait d'or et de toutes les merveilles que le monde a à offrir, réduit en cendres.
La nouvelle est encaissée, et je vois au fond de son regard un voile qui se lève. Le même qui a pris place dans les miens trois jours auparavant. Encore une fois, nos vies se croisent, s’emmêlent pour mieux s'émietter petit à petit.

Je quitte finalement son chevet, à sa demande, pour me rendre à la fenêtre et l'ouvrir, profitant de la brise nocturne et de l'éclat des étoiles vers lequel je m'attarde un instant. Un frisson parcourt mon échine, alors qu'il me semble que le poids du ciel vient soudain de s'abattre sur la chambre.
Alors, je me retourne, sentant un souffle derrière ma nuque. Et mon regard glisse sur la dépouille dont l'ambre ne brille plus.

    « - Regina mia**...c'est vraiment pas drôle. »
Oui, elle a toujours eu un humour de merde. Et visiblement, celui-ci ne s'améliore pas dans la mort. Je m'approche d'elle, je pose ma main sur sa joue : rien. Alors mes lèvres viennent baiser les siennes, scellant tout ce que je ne lui ai pas dit plus tôt, me confirmant qu'aucune vie ne fait plus battre ce cœur que j'ai aimé depuis le premier regard.
    « - No...No, no, no...Réveille-toi Tigist, ouvre les yeux... »
Rien. Évidemment, les morts n'ouvrent pas les yeux comme par magie. Un sanglot silencieux s'échappe, un hurlement qui déchire la nuit de la perdre. Je m'accroche à son corps comme un naufragé à sa bouée. Elle ne peut pas me faire ça. Elle ne peut pas me laisser elle aussi.
Je ne te laisserai pas partir, jamais. Je refuse qu'on t'enlève encore à moi, et surtout pas alors que j'ai fait tout ce qu'il fallait pour que tu survives à ça. En amharique, je te murmure toutes les prières que tu m'as cent fois récité, et qui se sont ancrées dans mon esprit, bien malgré moi. Supplique à un être auquel je ne crois pas...Non. Supplique à la femme qui m'a promis mille et une nuits. Tu as toujours une promesse à tenir, Tigist...


      « Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
      Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,
      Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
      Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. »*


* Charles Baudelaire
** Ma Reine

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Pour toute réclamation, merci de vous adresser à LJD Tigist
Tigist
« Tu crois que ça dort ? Et non, c'est mort ! »
Dedo.


    Ignorante de ce qui se trame dans le monde des vivants, Tigist est face à ses propres choix. Face à sept archanges, Aristote et Christos mais aussi cette femme noire à l'air si serein et au sourire doux.
    Le Très-Haut a posé une question, il s'agit maintenant d'y répondre en toute connaissance de cause.
    A-t-elle mené une vie assez vertueuse pour qu'elle lui permette de gagner le Paradis et retrouver ses enfants ou bien finira-t-elle entre les mains d'Asmodée ou de Bélial ?
    La réponse est assez évidente mais il reste une autre question en suspend à laquelle elle ne peut répondre : Revenir en bas lui permettra-t-il de gagner sa place au soleil ou bien cela ne sera qu'un enchaînement de douleurs de plus avant de finalement gagner l'Enfer ?
    En somme, l'éthiopienne sait qu'elle finira en l'état actuel sur la lune mais revenir ne lui assure pourtant la conviction d'arriver plus tard à rejoindre son sang ? Repousser pour mieux sauter..

    Elle s'apprête à donner sa réponse quand soudain la femme en face d'elle lève la main, arrêtant les mots qui voudraient sortir pour faire tomber le couperet définitif.


    « Réfléchis bien Tigist. »

    Déjà, la voilà prête à répondre, la bouche s'ouvre mais c'est trop tard.
    Une image lui vient comme si son esprit ne lui appartenait plus : Une caravane traversant une étendue de sable avant de rejoindre une ville imposante, lorsque le convoi s'arrête, d'entre les voiles, une main noire et baguée s'extirpe avant de céder la place à une femme noire d'une grande beauté, une femme noire dans la face ne lui est pas inconnue.
    Comme mue par une impulsion, Tigist d'emboîter le pas de la suite étrangère pour gagner une salle du trône comme seules peuvent l'être celles de l'Orient où la myrrhe et l'or se le disputent à l'encens mais où le sol est fait de verre, et si le petit babouin s'étonne de le voir, quant à elle la voyageuse relève le bas de sa robe, comme craignant de le mouiller avant que d'avancer, les chevilles nues. Elle voudrait pouvoir demander à quelqu'un ce qu'elle fait là et pourtant, aucun mot ne sort et personne ne semble prêter attention à elle comme si elle n'était pas là, mais quoi d'étonnant à cela puisqu'elle est morte, pas vrai ?
    Menée là comme les autres devant le roi de l'endroit, quel autre choix que d'assister à une démonstration de richesses et de sagesse de la part des deux monarques. L'idée de regarder ailleurs, de chercher la réponse dans une tenture ou une dorure la prend, ces traits pourtant elle les connaît, comme si elle les avait toujours vus. Et toute à ses interrogations, elle aurait presque pu passer outre la demande en mariage du roi à la reine devant lui, laquelle réponse trouve un refus avant d'être retournée à l'avantage du roi.
    Car la suite, tu la connais Tigist, n'est-ce pas ? Et la jeune reine devant elle, tourne à peine le regard en sa direction pour lui offrir un sourire amusé.

    Mais l'image s'efface pour céder la place à une autre : Un autre désert, au loin un palais riche et dans cette même caravane qui revient au pays une femme halète des douleurs de l'enfantement. Arrivée dans un palais lumineux, Tigist suit à son insu, comme si la conduite de son corps ne lui appartenait plus et était tout à fait dédié à cette jeune reine qui souffre autant qu'elle l'avait fait elle-même.
    Dans la chambre royale, des cris et des pleurs sont là pour prouver que même les reines ne sont pas au dessus des femmes du peuple en matière de souffrance quand il s'agit de mettre un enfant au monde. Et sans bien s'en rendre compte, Tigist enfonce ses ongles dans la paume de sa main, craignant que l'issu soit fatidique comme il a pu l'être pour elle mais déjà, le cri de l'enfant se fait entendre et la voix de sa mère épuisée après lui.


    « Tu t'appelleras Baina-lekhem, fils de la sagesse. Mon fils.. Menelik.»

    Par automatisme, le corps tout entier se tend vers ce bébé à la face moins sombre que celle de sa mère et déjà pourtant, la scène si douce s'efface la laissant sur une place publique dans l'ombre d'une colonne. A ses côtés, la reine d'alors se tient, la face plissée par la douleur et son bras se lève pour désigner une exécution sordide devant elles, devant la foule. Alors morte ou pas, le cœur se serre et la nausée lui vient, cet homme sur le cheval, c'est le commandant de la garde de Kwestantinos et devant les airs affligés des badauds, on s'apprête à tuer des hommes, des femmes et des enfants. L'odeur ferreuse emplit ses narines autant que l'âcreté de la peur qui règne, comment n'avait-elle pas pu remarquer cela enfant, à moins que l'encens dont on parfumait les palais ne serve à les masquer. De l'encens pour masquer les massacres perpétrés par un roi fanatique et paranoïaque.

    La tête d'un enfant saute d'un coup de cimeterre et vient rouler, obscène jusqu'aux pieds du premier rang de spectateurs qui s'écartent, comme devant un serpent. Cet enfant n'était coupable d'aucun crime si ce n'est d'être né dans une famille qui avait embrassé une autre religion que celle ordonnée par Kwestantinos. Le front se plisse et jetant un regard à la femme à ses côtés, Tigist avance, passant entre les hommes et les femmes pour rejoindre le piteux trophée.
    Du bout des doigts, elle fait rouler la petite tête aux cheveux crépus pour voir le visage de la victime, et elle les retire comme brûlée à vif. Cette tête devant elle, cette odieuse tête sanglante qui lui fait face, c'est celle de son fils. Et là-haut, sur la balustrade du palais de Debre-Berhan, un rire se fait entendre, alors l'ambre se lève pour fixer celui qui avait porté le nom d'Ababa un temps et qui la main sur sa panse, hurle son hilarité comme si le spectacle offert était des plus amusants.

    La main cherche dans le dos la crosse de l'arbalète comme par habitude, regard étincelant de fureur, prête déjà à faire justice pour son fils martyrisé. Mais devant elle, comme par enchantement, la voyageuse l'a rejointe pour poser une main sur sa poitrine.


    «  Paix Tigist. Il ne te voit pas. Il n'a pas vu la Lumière, et la main si douce sur son cœur de rejoindre la joue pour tourner le visage de nouveau vers la petite tête qui n'est déjà plus celle de Menelik. Ton fils est en vie et il doit le rester. C'est cela qui te manquait mon enfant : La ferveur. »

    Hagarde, elle dévisage son vis à vis, cherchant à comprendre et de nouveau, le monde s'efface pour les ramener sur la passerelle entre les anges et le poids de sa vie, tous la dévisageant dans l'attente de la réponse à la question posée par le Créateur.
    Et soudain, l'éthiopienne de tourner la tête vers la femme noire à ses côtés, les yeux s'écarquillent et en réponse à sa surprise, un rire doux comme un oasis dans le désert lui répond. Peu de temps pour s'appesantir sur la présence à ses côtés de celle qu'elle reconnaît enfin, que la voix calme du Très-Haut reprend.


    « Ta réponse, Tigist. »

    Les sourires des archanges autour d'elle, l'attente d'Aristote et Christos, le sourire de la femme face à elle, tout cela aurait pu être balayé d'un geste, celui qu'elle connaissait si bien, elle si lâche, mais la vision persistante de la tête de son fils, le rire gras de son père font vaciller sa conscience. Mais que répondre quand on a baigné vingt ans dans le fatalisme oriental ? Aux prises avec ses interrogations, pressée pourtant par les regards autour d'elle, un murmure persistant parasite ses pensées.
    Les tresses sont rabattues derrière les oreilles et le murmure se fait plus clair, plus audible comme si le propriétaire de la voix se trouvait à ses côtés.

    Crois-tu que ce soit le moment Tigist ? Gabriele avait raison, tu as vraiment un sens de l'humour à chier mais là, cela importe peu car tu ris, tu es entre la vie et la mort et tu ris. Sous le regard médusé des autres, les mains autour de tes côtes, tu t'esclaffes comme une enfant. C'est à n'y rien comprendre, on attend une réponse et toi, tu te marres comme si tout cela n'avait pas d'importance.
    Mais ils devraient savoir comme c'est hilarant d'entendre l'italien prier !

    Enfin l'hilarité cesse, l'éthiopienne reprend son souffle et en réponse au sourire de la femme noire à ses côtés, elle sourit aussi.


    « J'accepte de revenir à la vie. Si Gabriele a appris à prier, je lui dois au moins cela. »

    Parce que c'est l'acte de courage le plus évident qu'elle ait réalisé depuis une éternité. Alors comme si la réponse donnée était la bonne, chacun des présents opine du chef souriant, les uns promettant de la revoir bientôt, d'autres se contentant de partir et la femme de la rejoindre.

    « C'était vous, ma reine ?
    - Oui, Tigist.
    - Je ne me souviendrai pas de vous avoir rencontré, n'est-ce pas ?
    - Tes histoires nourrissent les souvenirs. Et j'ai aimé comme tu as raconté la mienne à ton époux et à ton fils.
    - Mes histoires ne sont que des histoires, elles ne changeront rien.
    - Alors, c'est à toi de changer. Saba était un royaume magnifique, si ton père n'a pas su lui rendre sa gloire d'antan, ce sera à toi de leur montrer la Lumière. Va, on t'attend. »


    A peine a-t-elle le temps de voir l'antique reine de Saba lui sourire que sa vue se brouille. Quand les yeux peinent à se rouvrir, elle sent comme un poids sur sa poitrine et la douleur qui avait été oubliée qui revient à la charge.
    C'est si pénible la vie... .


    « Tu.. Tu m'écrases. »

    Pourtant, la main qui reposait inerte sur la couche jusqu'alors, s'avance pour caresser du bout des doigts le bras de l'italien.
    Dieu ne permet pas aux hommes de se souvenir de leur passage, du dilemme qui leur est soumis alors Tigist ne se souvient pas que ce sont les prières de Gabriele qui l'ont ramené, mais de façon plus tangible malgré l'épuisement et la douleur, elle sait que si Gabriele est là et qu'elle est là, en vie, c'est grâce à lui d'une manière ou d'une autre.
    C'est le Destin qui les lie, qu'ils le veuillent ou non.

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Gabriele.
      « Ami, prends ma lanterne car j'ai perdu ma flamme
      Mon amour est parti, elle a jeté mon âme
      À bouffer au néant, me laissant le coeur vide
      Elle a fait des fertiles, des averses l'aride »*
On nous dit que lorsque la mort guette, notre vie défile sous nos yeux. Est-ce que c'est donc ce qui se passe dans l'atmosphère morbide de cette chambre étouffante ? Je pleure le corps de mon épouse, celle qui m'a permis de voir la lumière dans les ténèbres avant de m'y plonger tout à fait. Déjà, la rancune est loin et ne laisse la place qu'aux épisodes de bonheur éphémère qui ont ébloui cette vie que nous avons partagé, avant que la mort ne vienne nous faucher. Tu étais si belle lorsque nos regards se sont croisés. Si désirable, et si sauvage. Je t'ai dompté et tu m'as apprivoisé.
Chaque geste, chaque regard, chaque baiser, et toutes ces fois où nous nous sommes aimés. Tu as mis du temps à percer la carapace forgée pour la protection, mais tu as fini par la fissurer pour m'envelopper tout à fait. C'était trop doux, je me suis laissé amadouer. La chute est interminable, mais la fin est connue d'avance. Le souffle me manque, alors que tout se bouscule dans mon esprit malade de douleur. Comment peut-elle mourir ? Après tout ce que nous avons traversé, tout ce que nous devions vivre encore. Et ces promesses non tenues qui restaient à honorer...

J'étais persuadé que tout n'était pas fini. Ton dernier souffle me fait comprendre le contraire. Tu laisses nos enfants orphelins d'une mère qui veillaient ses petits comme la louve ses louveteaux. Tu n'as pas le droit de mourir, et ton Dieu n'a pas le droit de te laisser passer de l'autre côté si celui-ci existe. Qu'il le fasse, j'irai te chercher qu'importe où tu te trouves, pour te ramener auprès des tiens. Hercule des temps renaissants. Si j'ai laissé les enfants partir avec toi, c'est bien que ceux-ci ont besoin de leur mère.
Tigist, tu dois vivre. Tu le sais, nous devons mener notre fils sur le trône d'Abyssinie. Je ne peux pas accomplir ce dessein seul, je ne sais même pas où me rendre. Tu es notre boussole. Tu es l'étoile du berger qui a guidé chacun de mes pas. Jusqu'ici. Jusqu'à ce linceul dont je vais devoir te parer pour ton dernier voyage. C'est d'or dont je devais te vêtir, pour que ton apparence reflète la noblesse de ton âme. J'ai voulu t'enflammer à maintes reprises, mais ces brasiers-ci étaient bien moins douloureux que celui que je vais à nouveau devoir allumer...
Tigist, en mourant, tu me tues. Tu le savais, tu l'as déjà éprouvé lorsque, déchirés, tu avais voulu t'en aller. Déjà, mon esprit dévasté cherche la meilleure façon de te rejoindre.
      « Mais toujours à la fin on est seul au milieu
      Des vagues de sanglots et du sel dans la gorge
      Et du sel sur la plaie de ce coeur tatoué
      À son nom que l'on crie au fond des verres de vin »*

Lorsque la psyché atteint un seuil de douleur trop grand, il semble que le corps se met de lui-même en veille. Sommeil imposé qui m'empêche de trouver immédiatement la solution à l'emprise terrestre qui me maintient dans ce monde. L'esprit se verrouille, et la brume m'entoure, comme un rêve idyllique où cet épisode n'a pas eu lieu. Où son contact vient raviver la vie dans mes veines, comme une simple caresse qui effleure mon bras. Pour un peu, je jurerais que c'est sa voix qui vient chatouiller mes oreilles, un fantôme qui revient me hanter pour me rappeler que je n'ai pas le droit de mourir tout de suite. C'est si réel, on pourrait jurer qu'elle est réellement là à me dire que je l'écrase et...
Mes yeux s'ouvrent grands, et je me redresse pour la regarder, et la libérer du poids de mon corps. Ses yeux sont ouverts, on peut y constater la lueur de vie bien présente. Elle est vivante...elle était morte, et elle est vivante. Revenue, on ne sait pas quelle espèce de magie. Elle est là, elle me regarde, me parle, me touche. Elle est de retour. La gratitude et le soulagement qui me gagnent me font presque tourner la tête, c'est un véritable ascenseur émotionnel, les montagnes russes des sentiments.


    « - Tu..Tu es là... »
Pas le temps de répondre que déjà je me saisis de sa main pour venir y déposer mille baisers de gratitude. Mes lèvres finissant par se poser sur les siennes alors que les larmes coulent encore sur mes joues, drôle de paradoxe. J'ai vraiment cru l'avoir perdue.

    « - Tu m'as entendu...Nous avons encore trop besoin de toi pour que tu partes. Tu dois vivre, Tigist. Reste avec nous maintenant... »

* Saez
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Pour toute réclamation, merci de vous adresser à LJD Tigist
Tigist

    Il y a la douleur qui revient, lancinante et le vide, encore et toujours. Ce foutu vide au creux d'elle qu'elle ne peut oublier. Et les lèvres de Gabriele sur sa peau, ses lèvres sur les siennes, sa voix à ses oreilles. Tout Gabriele est une médication destinée à lui faire oublier le vide mais il sait l'italien qu'il faudra plus que des baisers et des encouragements pour que la peine reflue tout à fait.

    Le deuil prend du temps, il prend ses marques et ils le connaissent tous deux si bien. Perdre un enfant, encore une fois mais en perdre trois en l'espace d'une semaine, c'est bien trop. Il faudra plus de deuil, plus de déni, plus de colère. Pour l'instant, c'est l'heure des larmes et du repos. C'est l'heure de laisser les douceurs de l'italien glisser sur le mur de son désespoir pour essayer de l'ébrécher.

    Il est venu. Voilà ce qu'il y a à retenir. Il est venu quand tout semblait perdu pour elle. Les jours à venir apprendront à Tigist qu'en dépit de tous leurs désaccords passés, Gabriele a su tenir la promesse qui les liait contrairement à Martin.


      [Deux semaines plus tard]


    Avec l'aide et sous la surveillance de Marianne, l'éthiopienne s'habille presque toute seule dorénavant, certains gestes lui étant encore difficiles et douloureux. Oubliées les étreintes avec son fils qui n'a plus le droit de se jeter dans ses bras pour qu'elle le porte, au risque de rouvrir la plaie, oubliées les tâches ingrates et les objets lourds à porter dans l'atelier d'Eikorc pour ranger tout cela avant le départ. Toutefois, il reste des choses encore possibles à réaliser pour Tigist, notamment recevoir du courrier et y répondre, car elle a reçu une lettre de Martin et depuis le réveil, elle n'a osé l'ouvrir, de crainte de ne pas savoir qu'y trouver depuis que Marianne lui a avoué avoir écrit au blond comte pour le tenir au courant. Car si le Castel-Vilar lui écrit son amour et sa tendresse, qu'aura-t-elle à répondre si ce n'est le silence et la rancoeur de ne pas l'avoir eu à ses côtés quand elle perdait leurs enfants et la vie ?

    Citation:
    Tigist,

    je ne sais ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas. 

    Les doutes m'assaillent et je ne crois plus en toi. Plus en ce qui m'est raconté. Je ne crois pas en ta mort, ni à celles des bébés. J'en suis même à me demander si ces enfants ont un jour existé. Maîtresse dans la manipulation, tu as du bien t'amuser à me tourmenter. Jusqu'à ce soir encore je doutais du fait qu'on t'ait poignardé mais des étrangers à ma vie, à notre vie en savent bien plus que moi. 

    Comment pourrais je avancer en étant ignorant ? Comment pourrais je croire en toi ou en nous quand je suis tenu volontairement loin de tout ? 

    Je ne le puis et je ne le veux. Alors faisons simple, oublie mon existence et j'oublierais la tienne. Oublie Couserans et oublie tout ce que j'aurais pu t'apporter. Je ne suis plus rien pour toi, comme tu n'es plus rien pour moi. 

    Que Dieu pardonne tes mensonges,
    Martin 


    « AH LE FILS DE PUTE !, hurle-t-elle avant d'apposer sa main sur la panse tiraillée par l'excès de colère.  PUTAIN Mais .. »

    Et l'agonir d'insultes autant en amharique qu'en italien ou qu'en français, l'agonir de toute la rancoeur qu'elle a à son égard, le maudire de se révéler enfin tel qu'il est : Un adolescent convaincu de détenir la vérité et persuadé que le monde est contre lui.
    Elle ne l'a pas tenu au courant ? Elle se mourrait. Il doute de la réalité de ces enfants ? Elle pleure encore la perte de ces êtres qu'elle avait appris à attendre. Oublier Couserans et ce qu'il a apporté ? Elle a trahi sa famille pour sauver son comté, elle a failli perdre la vie en perdant ceux qu'il avait mis en elle.

    En quatre mots comme en cent :


    « Le fils de pute.. »

    Assise devant l'écritoire portable, les mots glissent sans hésitation.

    Citation:
    Martin,

    Tes mots me touchent, ils prouvent que tu te souviens encore de l'endroit où tu peux adresser des lettres à mon égard, faute d'être venu. Mes enfants ont été brûlés comme il convient chez moi, Gabriele s'en est chargé, bien que la coutume veuille que ce soit le père qui tienne la torche. Mais leur père n'était pas là, n'est-ce pas ?
    Il n'y a pas de tombe où les pleurer, si tu veux le faire, tu peux tout aussi bien te contenter de rester en Armagnac comme tu le fais si bien.
    Et cette promesse que tu m'avais fait, ne sera de fait jamais tenue, tu peux donc me rendre mon alliance, je gage que je trouverai seule la force de défendre mes enfants puisque tu n'as pas su protéger les notres.

    Dieu ait pitié de ton âme, Martin.

    T.


    Elle a mal dans son corps, dans son cœur, dans son âme. Gabriele résumera cela plus tard en taverne après avoir lu le courrier lui aussi en lui demandant si Martin lui avait apporté quelque chose.
    Rien. Ou plutôt l'espoir d'une relation simple qui ne l'était pas tant, l'espoir de la tranquillité qui était feinte. Martin aurait pu la trahir, il aurait pu la blesser, Tigist l'aurait admis mais il avait commis l'irréparable : l'Abandon.
    Qu'attendre de plus d'un enfant de seize ans, Tigist ? A son âge, tu te contentais de suivre Cerdanne et Eikorc comme une ombre, pétrie d'insolence et de méfiance. Martin a l'âge qu'il a, voilà tout. Et lui continuera sa vie comme s'il n'avait jamais croisé ton chemin, quant à toi, tu vivras avec ce fardeau sur le cœur, tu n'amèneras pas Menelik dans les montagnes, tu récupéreras cette alliance pour en forger une autre.

    Et tant qu'à en vouloir aux autres, autant le faire bien. Elle fait appeler l'homme de main du Nerra qui avait accepté ce changement de maître aussi facilement que Marianne pour la bonne raison, que les gages n'avaient pas changé, eux.


    « Trouvez-moi des cadavres de bébés.
    - Il y a des tours d'abandon à Angers.
    - Alors, allez-y. »


    Pas de question, pas d'interrogation dans le regard, l'homme a servi Eikorc assez soigneusement pour ne jamais se retrouver dans une mauvaise passe, ce qui est plutôt un exploit compte tenu de la versatilité connue de l'Ibère.

      [Le lendemain]


    Gabriele a promis qu'elle n'aurait plus jamais d'enfant. Dieu lui pardonnera-t-il cet affront ? Qu'importe. Tigist est bien décidée à ne plus engendrer la Mort dans son sein, qui que soit l'homme qui l'y implante.
    Gabriele a promis de l'aider à couper les montées de lait, tant pis si en plus de ne pouvoir les porter, elle ne peut plus se charger elle-même de nourrir ses enfants.
    Gabriele a promis. C'est si simple comme phrase et pourtant, elle tourne et retourne, lui rejette à la gueule les propos qu'elle a tenu la veille à Marzina.


    « Elle l'a laissé et voudrait le reprendre comme si de rien était ? Il a le droit au bonheur. »

    Quel droit a-t-elle de revenir dans la vie de Gabriele ? Des femmes pourraient le rendre plus heureux qu'elle l'a fait cette dernière année qui s'est écoulée, à commencer par Neijin qui était partie avec lui dans le Sud ou bien Lénù à qui il semble attaché et qui le lui rend bien. Ce serait justice que le Corleone trouve enfin la paix et le bonheur, et ce serait justice que Tigist ne s'y oppose pas en se mettant en travers par sa simple existence.

    Oui mais voilà, Gabriele l'a embrassée, elle a tant de fois essayé de le repousser, de lui éviter de souffrir à son contact et chaque fois, Gabriele, pernicieux, est revenu, et chacune de ces rencontres a éprouvé sa capacité à lui résister, à le tenir à l'écart, à l'abri d'elle et de ce qu'elle lui infligeait, ce qu'ils s'infligeaient. Et elle est faible, elle souffre, Eikorc l'a abandonnée, Martin l'a abandonnée, ne reste que Gabriele. Gabriele, encore et toujours. La Lumière dans l'obscurité.
    Aurait-elle voulu s'en défaire qu'elle n'aurait pas pu, ne l'a-t-elle pas fait venir en Armagnac ? Ne l'a-t-elle pas rejoint à Limoges deux fois déjà ? C'est lui qu'elle a appelé quand elle craignait de mourir et de laisser derrière leurs enfants.
    Pourtant qu'a-t-il de plus ? Il est le père de ses enfants encore vivants. Cela seul suffit comme raison aux yeux de l'éthiopienne mais il y a plus : Il est.

    Quoi qu'ils aient pu se faire souffrir, Gabriele est toujours là, de même qu'elle reste. C'est pénible l'amour et ça apporte son lot d'emmerdes à chaque fois. L'italien devrait le savoir car le pire reste à venir, Tigist arrive d'un pas décidé dans la maison,embrassant sa fille dans les bras de la nourrice employée par Gabriele, souriant au fils dans ceux de Marianne, lui refusant les bras une énième fois à son grand regret.


    « Le médecin est à ses plantes, avez-vous encore mal ?
    - Non, Marianne, ce n'est pas important. »


    Ce n'est pas important pour la nourrice sèche, mais ça l'est pour eux. Alors elle ne s'arrête pas en chemin pour rejoindre l'italien affairé à réaliser ce qu'il a promis. Et à le voir là, elle sourit. Assurément, Eikorc et lui ne se seraient jamais entendus.
    Un haussement d'épaules pour elle-même avant de s'asseoir sur un tabouret et de lâcher sans préambule.


    « Je vais monter une troupe de mercenaires. »

    Après tout, plus que n'importe quelle mairie qu'ils ont pu piller, l'éthiopienne a les moyens de se la payer sa troupe, elle peut même se payer une armée.
    Tigist est revenue d'entre les morts, oui mais pas pour enfiler des perles. Elle s'en va en guerre niquer des mères.


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