Samsa
Dans les ténèbres qui menserrent,
Noires comme un puits où lon se noie,
Je rends grâce aux dieux quels quils soient
Pour mon âme invincible.
Noires comme un puits où lon se noie,
Je rends grâce aux dieux quels quils soient
Pour mon âme invincible.
Il était tard et, bientôt, ils reprendraient la route vers le Béarn pendant que je resterais ici pour voir Thomas. On le disait chez Dôn, moi je le pensais au chevet de son fils au monastère mais qu'importait où il était puisque le résultat final était qu'il n'était pas là. J'allais devoir l'attendre et je détestais ça, attendre quelqu'un, parce que c'était à mes yeux une perte de temps évitable, quelque chose que l'on pouvait changer. Au début donc, l'idée ne me plaisait pas mais comme Aurore, Raphaëlle et Maurice seraient là, et que j'avais rencontré une Poney Rose rafraîchissante, le séjour ne s'avérait pas si terrible. J'aurais dû savoir, cependant, que lorsque je ne sens pas quelque chose, c'est que ça va mal se passer. Je suis Cerbère après tout, j'ai trois paires d'yeux, d'oreilles, trois gueules et trois truffes : je vois plus, j'entends plus, je parle plus et je sens plus. Les choses ont commencé avec Arry, quand je lui ai rebalancé à la figure qu'il n'avait pas de morale parce qu'il avait trompé sa femme. Je le reconnais, ç'avait été gratuit. Vrai, mais gratuit. Je m'étais excusée d'avoir énoncé cette vérité sans raison sans vraiment me préoccuper de si Arry prendrait mes excuses en considération ; moi, ça ne m'empêcherait pas de dormir. J'avais cessée de m'en faire pour tout et tout le monde depuis qu'Eldearde et Maximilien étaient morts parce qu'eux, ils faisaient partis de mon cercle le plus proche, le seul duquel je devais vraiment m'inquiéter. Maintenant qu'ils n'étaient plus là, je n'avais plus la force de porter le monde entier. Pourtant, je continuais. C'était ma nature, marcher ou crever, alors, tant que je ne serais pas morte, je ne pourrais que continuer à marcher sur le chemin de ma destinée et de mon identité. Il n'y avait pas de pause, pas de demi-mesure, pas de répit accordé ; c'était une question de vie ou de mort.
Dans de cruelles circonstances,
Je nai ni gémi ni pleuré.
Sous les coups du hasard
Ma tête saigne mais reste droite.
Je nai ni gémi ni pleuré.
Sous les coups du hasard
Ma tête saigne mais reste droite.
J'étais entrée pour dire au revoir à Canéda. Beaucoup lui en voulaient pour Arry, ils la traitaient d'allumeuse et de voleuse. Moi, je n'avais pas cette vision des choses, je considérais que c'était Arry le fautif, que c'était lui qui avait cédé, qui n'avait pas su poser ses limites et je savais qu'Eldearde était morte de douleur et de chagrin, tout ce qu'il avait provoqué. Eldearde était morte à cause d'Arry -il savait très bien ce que j'en pensais, d'ailleurs- et Canéda, si elle avait sa part de responsabilité, n'avait pas le poids de la culpabilité pour moi. Envers et contre tous, toujours, je continuais donc de la soutenir et d'être fidèle à notre amitié puisque je considérais nos valeurs toujours accordées. Il était par conséquent impensable qu'elle parte sans que je ne lui dise au revoir. J'aurais peut-être mieux fait de me pendre quand j'ai poussé la porte.
Alors que j'allais me faufiler parmi tous les autres jusqu'à elle, je me souviens seulement que le temps s'est arrêté. Je ne bougeais plus et j'ai sombré avec la même inconscience que lorsque l'on s'endort. Je n'ai pas eu le temps de comprendre que "Cerbère" venait de surgir des profondeurs de mon être pour me protéger. Il savait que, après la mort d'Eldearde et de Maximilien, je ne pourrais pas entendre la mort de Yohanna. Il savait que j'en mourrais et que j'emporterais, dans ma chute, le monde entier. Il ne pouvait pas laisser mon conscient comprendre que Yohanna, ma meilleure Amie, mon Autre, ne reviendrait jamais. Il ne pouvait pas laisser mon conscient comprendre que, plus que jamais désormais, j'étais seule dans ma vie. Il ne pouvait pas laisser mon conscient comprendre que presque tous ceux que j'aimais étaient morts car il savait que je n'y survivrai pas. Alors "Cerbère" n'avait pas pris la peine de s'annoncer : il avait bondi entre la réalité et moi, s'interposant de toute sa splendeur ténébreuse, montrant ses crocs gigantesques aux fatales paroles. Rien ni personne ne m'atteindrait tant qu'il serait là. Moi, j'avais disparu dans les limbes de mon âme, relayée même pas au rang de spectatrice mais plutôt de prisonnière. Je n'ai rien vu de ce qu'il a fait. Je n'ai pas entendu que Yohanna était morte, je n'ai pas entendu Isaure l'insulter, je n'ai pas vu "Cerbère" qui est allé vers elle -elle non plus d'ailleurs-, décidé. Je n'ai pas conscience qu'il l'a saisit au col et que, la soulevant un peu de sa chaise, devant tous, il a grondé deux phrases, sans tics de langage. Je n'ai pas entendu les injonctions des autres me disant -ou à "Cerbère", plutôt- de la lâcher, je n'ai pas vu comme ils étaient terrifiés. J'ai senti, cependant, qu'il a abandonné très vite. Canéda n'avait pas eu une frayeur aussi courte quand elle avait croisé son chemin. Je ne sais pas ce qui est pire, affronter un "Cerbère" long mais silencieux ou bien un plus court mais qui a parlé. "Cerbère" ne parle jamais. Il ne parlait jamais. C'était la première fois et c'était terrifiant. La mise en garde avait été très sérieuse envers Isaure et le message, très clair : "ne parle plus jamais en mal de Yohanna devant nous. Ne parle plus jamais de Yohanna devant Samsa car elle ne doit jamais comprendre".
Et puis, il y avait eu le retour à la réalité, bien plus lent que lorsque je l'avais quitté. Ils me regardaient tous et je ne comprenais pas pourquoi ; ne venais-je pas juste d'entrer dans la taverne ? Avais-je un truc coincé entre les dents ? Un bouton disgracieux sur le front ? Non, bien sûr que non. Je me sentais différente, mais pas différente comme après que "Cerbère" m'ait permis de me libérer. Je ne me sentais pas plus légère cette fois, pas vraiment lourde non plus. Juste différente. J'ai regardé Canéda et j'ai compris qu'il était revenu, qu'il avait fait quelque chose en public. C'était terrible. J'aurais vraiment dû me pendre avant d'entrer. Canéda avait été douce avec moi après, elle savait, mais elle ne pouvait pas changer les choses. J'étais partie, couverte de honte, humiliée par moi-même, par celui qui devait me protéger et qui, n'en déplaise à la vérité, l'avait fait.
En ce lieu de colère et de pleurs
Se profile lombre de la mort,
Et bien que les années menacent,
Je suis et je resterai sans peur.
Se profile lombre de la mort,
Et bien que les années menacent,
Je suis et je resterai sans peur.
J'avais trouvé refuge dans une taverne plus loin, là où personne ne viendrait me chercher. Recroquevillée dans un coin, au sol, j'étais terrifiée. Terrifiée par moi-même, par ce que j'étais devenue, par ce que je ne contrôlais plus. Maurice avait bravé le danger en entrant : il ne savait pas qui était "Cerbère", qui j'étais. Il mettait peut-être sa vie en danger. Il avait rampé comme un ver pour m'approcher mais je m'étais tassée encore plus. "Cerbère" avait même tonné brièvement quand le brun ami avait évoqué "un être aimé tout juste parti". Jamais "Cerbère" ne me laisserait apprendre la nouvelle de la mort de Yohanna, dussé-je en mourir ; ce serait moins pire que de savoir. Chaque fois, à chaque tentative, à chaque évocation, il s'interposerait et me rendrait simplement sourde, déconnectée de la réalité, absente, pour peu qu'on en rajoute pas une couche en salissant Yohanna, auquel cas, il faudrait s'attendre à des récidives de l'épisode Isaure. Avec Maurice, nous avons parlé. Nous avons bu. Nous nous sommes probablement découverts aussi, un peu, lui découvrant à quel point j'étais dure avec moi, à quel point la vie m'avait brisé jusqu'au bout, moi découvrant chez lui une amitié capable de m'accompagner, de me porter. Peut-être parce qu'il cherchait à connaître sans me prendre en pitié. Je ne saurais pas dire, mais sa dévotion ce soir-là me toucha le coeur, de ce qu'il en restait. Sur ma demande, il était parti chercher Canéda ; j'avais besoin d'elle qui avait déjà vu "Cerbère", j'avais besoin de lui dire au revoir, d'aller au bout de ce pour quoi j'étais venue.
Seule désormais, recroquevillée dans mon coin, j'ai fermé les yeux. Je n'ai pas pleuré. Dans ma vie, la colère a chassé le chagrin, mes explosions de force ont tué mes larmes, la rage de vaincre et de survivre malgré tous les coups a remplacé la faiblesse qui suit les blessures. Je ne sais pas si j'en suis vraiment consciente mais, un jour, j'en mourrai : j'ai déjà commencé à mourir, mon cur faiblit un peu plus à chaque épreuve. Contre mon mur, je me demande pourquoi je tiens tellement à vivre pour accomplir ma destinée, devenir un jour reine de France. Et si je me trompais ? Si mes valeurs et mon orgueil m'aveuglaient ? Si je n'étais pas faite pour ça ? Pourquoi continuerais-je de me battre pour quelque chose que je ne peux pas avoir ? Je l'avoue, j'ai pensé à mourir, ce soir-là, quand Maurice est parti. J'ai pensé mettre fin à toutes mes souffrances, j'ai pensé abandonner pour avoir moi aussi le droit de vivre quelque chose d'autre que la douleur. Ce soir-là, j'ai pensé à moi, rien qu'à moi, et ce n'était pas beau ; voilà pourquoi, aussi, je ne pense jamais à moi et toujours aux autres. Penser à moi c'était une action dangereuse, car je savais que je déjouais déjà tous les pronostics de la vie en persistant dans ma voie. D'aucuns seraient déjà morts au tiers de ma vie, d'aucuns auraient déjà abandonné toute lutte à la moitié. Le reste serait probablement fou ou condamné à brûler. Moi j'étais encore là, c'était déjà un miracle, mais jusqu'à quand ? Jusqu'à quand devrais-je considérer que mon existence au lendemain était un miracle ? Je ne pouvais pas mourir ce soir. Peut-être était-ce en punition de tous les morts que j'avais fait à la disparition de Zyg, mais j'étais condamnée à vivre ; c'était mon Enfer à moi. Cependant, de la même façon que je déjouais déjà tous les pronostics dans cette vie qui était la mienne, je pourrais tout aussi bien continuer et réussir à mourir. J'étais capable de tout, rien ne m'était impossible car rien n'était impossible : j'existais pour le prouver. De cela, j'étais certaine.
Contre mon mur, les yeux clos et ma deuxième bouteille d'alcool fort entamée, j'ai donc espéré non pas la mort mais un miracle. Un miracle parce que j'avais envie de réussir, c'était inscrit dans mes gènes : je devais réussir. Et si jusqu'ici, j'avais toujours réussi à démolir les murs sur mon chemin, à les esquiver ou à les franchir de quelque façon que ce soit, j'étais cette fois au bout de mes solutions, de moi-même et des miracles qui m'avaient été accordés : Eldearde, Maximilien et Yohanna -quand bien même je ne le savais pas pour elle- n'étaient plus. Gadrielle avait disparu. Les autres n'avaient pas les capacités de me porter. Les autres n'étaient pas des miracles. Mes miracles, ils étaient morts. Tous.
Aussi étroit soit le chemin,
Nombreux les châtiments infâmes,
Je suis le maître de mon destin ;
Je suis le capitaine de mon âme.*
Nombreux les châtiments infâmes,
Je suis le maître de mon destin ;
Je suis le capitaine de mon âme.*
Le temps m'était compté : si je ne me relevais pas ce soir, alors je ne me relèverai jamais et ainsi mourrait Samsa Treiscan, dicte Cerbère, laissant derrière elle non pas une légende qui inspirerait le courage, l'honneur et l'admiration pour toutes ces belles victoires qui formeraient une véritable conquête du monde et de la vie, mais une dramaturgie grecque de pathétisme et de pitié sur un échec presque lamentable et répugnant. Un gâchis immense dont l'Humanité elle-même ne se relèverait pas, plongeant à jamais dans la léthargie du désespoir et de l'abandon.
* = traduction du poème "Invictus" de William Ernest Henley
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