D'ombre et de lumière
L'existence nous réserve régulièrement son lot de surprises. Parfois agréables, parfois moins, selon les circonstances. Mais elle est bien souvent dotée d'une forme d'humour caractéristique, d'un cynisme immanent qui lui est propre, et qui semble capable de nous cueillir lorsqu'on s'y attend le moins. Comme si, la plupart du temps, une joie ne pouvait qu'être de courte durée. Un coup du destin, et ce bonheur éphémère si précieux vous est alors arraché comme une brindille soufflée par un vent indifférent. Insensible à vos émotions. Et cette joie procurée par une chose en apparence si anodine se détache de vous, tel un nouveau fragment d'âme à jamais perdu.
La journée suivante permet à Kalith de découvrir une nouvelle ville. Une fois de plus, le calme semble régner en maître, et seuls quelques rares habitants apparaissent ici et là. Silhouette lointaines et indistinctes. Elle y retrouve brièvement son amie dans une taverne, mais aucun client ne vient se montrer. C'est à se demander comment les affaires font pour tourner en dépit de la faible fréquentation des établissements. Parfois, la jeune femme s'attend presque à retrouver le corps de quelque ancien propriétaire suspendu au bout d'une corde, accrochée à la poutre grinçante d'une taverne oubliée. Cette pensée aussi morbide qu'absurde la fait sourire. Il est bientôt l'heure de se remettre en route.
Le lendemain s'écoule loin de toute civilisation, le long des sentiers et d'un monde extérieur qui parle à la brune. Elle aime ces moments d'errance et de rêveries, au contact avec la nature. La nature ne vous juge pas, elle se contente d'être, et vous offre ce qu'elle a de manière désintéressée. Elle comporte certes son lot de dangers, mais rien d'aussi perfide ou sournois que celle humaine.
Le cours de la journée s'étire mollement au gré d'une progression sans précipitation, à contempler les variations proposées par le paysage environnant. La soirée est l'occasion pour les deux amies de converser autour d'un feu de camp. Bien qu'elle éprouve toujours une certaine difficulté à parler d'elle, Kalith répond à certaines questions, distillant quelques bribes éparses. Encore une fois, elle préfère écouter. Et lorsque la crispation commence à se faire ressentir, elle préfère changer de sujet, plaisanter de choses et d'autres. L'humour est un bon moyen de faire diversion, et de passer à autre chose. De penser à autre chose. Elle arbore alors son masque le plus coloré, son sourire le plus désinvolte, et entame cette danse de l'insouciance, ce ballet de la légèreté. La nuit se déroule paisiblement, loin de toute contrariété.
Elle se tient là, devant elle. Une grande et fière cité dont on lui a souvent parlé, mais où elle n'avait encore jamais mis les pieds. Les derniers jours l'ont ressourcée, apaisée. Elle se sent plutôt bien, et se languit de visiter l'endroit, de se perdre dans ses rues, de faire le tour des échoppes. Elle caresse même l'idée d'y séjourner plusieurs jours. Après un bref repos à l'hôtel, elle s'accorde quelques heures pour visiter librement le coeur de la ville et en arpenter les grandes avenues avant d'aller à la rencontre des habitants.
Le passage à la taverne est l'occasion de se mêler à la population, de faire la connaissance des autres personnes présentes. Les retrouvailles avec son amie sont également l'occasion de mettre un peu d'ambiance. Particulièrement de bonne humeur, elles acceptent volontiers quelques verres, sans doute un peu trop. Les rires se mêlent aux plaisanteries. Le moment est joyeux, agréable. Légèrement alcoolisée, la brune a envie d'en profiter, et se relâche un peu. D'ordinaire calme et posée, il n'est pas vraiment dans ses habitudes de se laisser aller de la sorte. Autant profiter de l'instant festif. Alors elle rit, joue la comédie, échange des regards amusés et complices. Pour la première fois depuis un certain temps, elle s'amuse. Relâchement.
Elle fait la connaissance d'un étranger aux manières fort cavalières. Peut-être même trop à son goût, mais pourquoi pas ? Voilà longtemps que quelqu'un n'avait cherché à se montrer galant avec elle. Elle se prête un peu au jeu, maniant avec une légère appréhension quelques vieux rudiments d'anglois appris autrefois.
Un autre homme l'aborde avec le sourire, probablement attiré par son aura rayonnante du moment. Il lui pose des questions, elle lui en pose en retour. Il fuit certaines d'entre elles, elle en élude également. Quelques plaisanteries et sous-entendus, des promesses, des paroles échangées. La jeune femme n'est pas dupe, mais elle est curieuse de voir jusqu'où il compte s'aventurer. L'alcool aidant un peu, elle se montre joueuse, jongle avec les mots, mais sans jamais chercher à trop en faire. Elle aime étudier les personnes qu'elle croise, a fortiori quand il s'agit d'un homme qui se montre intéressé. La discussion se transforme alors en vaste terrain de jeu, et elle apprécie quand la personne d'en face a du répondant. Sans compter qu'il y a bien longtemps qu'un homme n'avait cherché à la séduire autrement qu'en essayant de lui bondir dessus.
Mais plus la discussion se prolonge, plus une certaine forme de réticence se fait ressentir. Elle remarque certaines choses qui ne lui plaisent pas. Certains signes, certaines manières. Peut-être que la dissipation progressive des vapeurs d'alcool y est également pour quelque chose. Son instinct l'invite à la prudence, et elle reprend progressivement la maîtrise de ses émotions. Il cherche à l'embrasser, mais elle lui administre une gifle retentissante. Il en rit. Elle ne se départit pas de son sourire mais, au fond d'elle-même, elle sait déjà que tout est terminé. La pièce ne connaîtra pas de prochain acte, les acteurs ont dévoilé l'essentiel de leur rôle sur une scène qui ne leur était sans doute pas destinée. Elle se crispe intérieurement, son ton se fait peu à peu moins léger. Moins amical. Elle laisse son regard s'évader par la fenêtre, ses doigts parcourant longuement sa chevelure. Il l'imite. Elle s'interrompt pour l'observer. L'interroge froidement. Il continue de plaisanter. Mais elle ne plaisante plus. Il ne se doute pas que la partie est déjà terminée. Il croit la comprendre, mais il ne la comprend pas. Il ne la connaît pas. Personne ne la connaît réellement.
Un autre homme fait son apparition. Elle salue brièvement, et écoute les deux d'une oreille distraite, le regard toujours accroché à l'extérieur. Echange de considérations masculines, plaisanteries sur les femmes, réduites à l'état d'instruments de désir, d'objets de leurs pulsions primaires. Les deux ricanent, évoquant cette part de bestialité qui sommeille en tout homme. Ce qu'elle entend la conforte dans son choix de n'être pas allée plus loin.
Mais la discussion commence à l'ennuyer, à l'agacer. Elle intervient pour placer quelques remarques que le nouvel arrivant n'apprécie pas. Il l'invective, la juge, la condamne. Il la rabaisse autant qu'il le peut, et l'autre réagit à peine. Timidement, il lui dit simplement que c'est déplacé, sans vraiment chercher à la défendre. Mais l'autre continue son flot d'injures. Sournoise. Frustrée. Narcissique. Stupide. Les qualificatifs s'enchaînent comme autant de gouttes d'une pluie corrosive venant s'écraser sur son visage. Elle bout intérieurement. Son poing se referme. Tremble. Elle n'est pas loin d'exploser, mais elle se retient encore. Elle lui dit ce qu'elle pense de lui, de ses manières, de sa vision des femmes. Sa colère est froide, sa langue se fait tranchante, son vocabulaire plus cru, mais l'autre poursuit son récital. Il finit par fuir la discussion alors qu'elle continue de lui crier dessus, et sort de la taverne. Un autre homme entre à ce moment là, et les salue comme si de rien n'était. Comme si cette scène n'avait rien d'inhabituel ou de choquant. Il salue son ami présent, et les deux prennent de leurs nouvelles respectives sur un ton détendu.
Elle reste assise sur sa chaise, en silence. Le regard perdu au-delà de la fenêtre. Elle ne dit rien, mais elle est une furie prête à exploser. Elle se contient. Difficilement. Sa main triture nerveusement une longue mèche de cheveux. Elle est présente dans la salle, mais plus rien ne lui parvient. Les voix résonnent comme de lointains échos. On lui pose une question qu'elle n'entend pas. Son coeur bat la chamade. Des images lui apparaissent par la pensée, issues des recoins les plus sombres de son esprit. Elle mobilise toutes ses forces pour garder le contrôle de soi. Egarement.
Progressivement, elle reprend conscience de son environnement. Le dernier venu se lève pour prendre congé, ne souhaitant pas déranger. Ses lèvres remuent à peine, mais elle articule des excuses, et se lève à son tour. Son soupirant la supplie de rester, il la tutoie, mais elle n'en a que faire. Elle lui répond devoir partir. Le ton est distant. Glacial. Elle n'a plus rien à faire là. Elle n'est déjà plus là. Elle a l'impression de suffoquer, de ne plus être en mesure de respirer. Elle franchit le seuil sans un mot de plus, tournant définitivement le dos à la taverne.
Le retour à l'air libre sonne comme une délivrance. Elle s'avance dans la rue, le regard rivé devant elle. Elle ne regarde personne, bouscule involontairement un passant qu'elle ne voit pas. Elle a besoin de s'isoler. Elle est terrifiée, angoissée. Elle a besoin de reprendre rapidement le dessus sur ses pulsions. Elle accélère, court presque. L'urgence devient pressante. Oppressante.
Elle s'engouffre dans l'hôtel, se précipite dans la chambre qu'elle loue. Elle claque la porte derrière elle, la verrouille. Elle tourne en rond un moment, maugréant des paroles incompréhensibles. Une bête en cage, prisonnière de ses propres émotions. De ses sombres pensées. Elle s'empare d'un coussin posé sur le lit et y plaque son visage. Elle hurle. Un cri étouffé. De rage, de désespoir. Création de cette indicible douleur qui hante son âme blessée. En cet instant, elle les hait. Tous. Et elle se hait pour ce qu'elle est devenue. Une femme faible, fragile. Meurtrie. Une femme que la vie a autrefois brisée, et qui ne parvient plus à se reconstruire. Elle essaie pourtant. Mais elle n'y parvient pas. Un vide immense, toujours plus vaste, qu'elle peine à combattre. Des souvenirs, des questions encore sans réponse. Une ombre grandissante qui occulte toujours plus son être. Une lutte intérieure à l'issue plus qu'incertaine.
Elle repose lentement le coussin. Sa main tremblante s'empare d'une plume et d'un vélin. Elle écrit à son amie. Elle veut partir. Quitter la ville le soir même. Il n'y a plus rien pour elle ici. Elle n'a plus rien à y faire. La lettre terminée, elle s'assied au pied du lit, glissant à même le sol. Elle ramène ses jambes contre elle, et reste ainsi en silence pendant un moment. Plusieurs heures s'écoulent, lentement.
La nuit a déjà déposé son long voile nébuleux lorsque la jeune femme trouve enfin la volonté de sortir. Elle part à la recherche de son amie, et la rejoint dans une taverne après s'être assurée qu'elle était bien seule. Elle entre, salue brièvement, et s'assied. Son amie l'accueille avec un sourire, mais la brune n'a pas envie de sourire. Elle raconte, succinctement. Elle exprime son désir de quitter la ville. Sa main vient frotter son bras, son regard surveille la porte d'entrée. Il leur faut encore attendre un ami avant de pouvoir partir.
A contrecur, elle lui parle alors des lettres reçues les jours passés. Elle ne souhaitait pas lui en parler, mais elle y est bien contrainte. Elles voyagent ensemble, et il est normal qu'elle sache. Elle n'a pas envie d'être un poids. Elle déteste cette idée. Son amie tente de la rassurer, lui propose de l'accompagner si elle souhaite aller à la rencontre de son correspondant mystérieux. Elle hoche simplement la tête. Elle craint d'apprendre certaines choses, mais ce vide qui l'habite est une nouvelle souffrance venant la tourmenter. Il lui faut des réponses. Elle a besoin de savoir. De connaître la vérité.
Cette nuit là, le sommeil lui échappe. Elle ne parvient pas à dormir, et son regard trouble reste rivé sur le plafond de la chambre. Ses yeux verts sont comme figés, reflets inanimés d'une ineffable et profonde mélancolie. Ses pensées convergent vers des images lointaines, cherchant à se raccrocher à des souvenirs agréables. Un temps où elle était radieuse, et où ses sourires n'étaient pas qu'une façade érigée pour tenter de dissimuler sa tristesse. Un temps où elle pouvait être sans se soucier de paraître, et où elle savait faire face à une situation sans céder à la panique.
Elle soupire légèrement. Cela lui demanderait certainement du temps, mais elle ne désespère pas d'y parvenir un jour. Non par futile espoir, mais parce qu'elle veut encore croire en elle. Un jour, elle renaîtrait. Et ce jour là, le monde saurait qui elle est vraiment.