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[RP] Venons-en aux mains.

Alphonse_tabouret
Rows of houses, all bearing down on me
Des rangées de maisons, se penchant toutes sur moi
I can feel their blue hands touching me
Je peux sentir leurs mains bleues qui me touchent
All these things into position
Toutes ces choses bien ordonnées
All these things we'll one day swallow whole
Toutes ces choses que nous avalerons entièrement un jour
And fade out again and fade out
Et s'effaceront à nouveau, et s'effaceront




Paris avait été retrouvée tardivement, à l’entêtement d’un chemin laborieux qu’il avait fallu semer de patiences pour en suivre le fil ; fleurs jaunes aux ovales de leurs larges feuilles avaient rigoureusement poussé aux tempes méthodiques de Tabouret mais montraient désormais aux pavés de la capitale, les premières risées de leurs excès. Sourire ne quittait plus le visage depuis Sainte Opportune conquise.
Vide, la chambre manquait de bleu et de nacre, mais elle portait en elle les sourdes excitations des retrouvailles à venir et assiégeait les nerfs d’Alphonse d’une sève neuve quand chaque muscle n’aspirait qu'à chasser les lassitudes de la route. Trop tardives pour sommer un coursier d’aller chercher Faust d’un pli à l’Ostel Dieu, trop précoces encore pour s’y présenter et l’y faucher d’une surprise matinale, les heures jouaient d’un temps aux horizons étroits et narguaient le jeune homme d’une ultime langueur. Croisant son reflet au miroir étiré, il y accorda une pause, et se trouva à ce point ridicule de se demander si Nicolas le préférait rasé de près ou pas, que la langue claqua d’agacement en attrapant le manteau délaissé sur le dossier de sa chaise ; puisque la nuit lui refusait le royaume qui lui était dû, c’était aux pavés qu’il délayerait les premiers pas de son retour, ces ultimes instants exsangues de pigments avant que ne se mêlent les harmoniques couleurs des peaux réconciliées.

Juin avait posé ses jours sur une capitale délaissée de plusieurs semaines, et offrait à l’enfant prodigue les charmes de ses premières chaleurs ; çà et là fenêtres ouvertes aux hauteurs des étages laissaient passer la brise fraichie de lune et l’on devinait, aux quelques vêtements pendus à sécher sur d’étroits filins que même la douceur du printemps ne serait bientôt plus qu’un songe.
Sur les pavés, les catins fleurissaient plus tardivement et malgré une nuit avancée, les moins frileuses guettaient leurs clients en roulant des hanches, plantant leurs prunelles à toutes silhouettes mâles esseulées de la rue, mensonges au bords des lèvres, mains dessinant leurs courbes pour appuyer la démonstration ; leurs parfums bon marché embaumaient leurs parenthèses d’accents grossiers et capiteux ramenant inlassablement à la gueule fauve l’imperfection couronnée de ses premières errances. Le sourire provoqué par un autre s’élargissait à chaque rencontre, cœur épris depuis toujours par le monde binaire des putains, amouraché des faux semblants, spectateur assidu de ces potron-minet où, au linge humide, l’on chasse les dernières traces de maquillage, on lave les dernières traces de foutre, et l’on s’endort, Marie-Madeleine fractionnant son trait d’union pour redevenir vierge au gouffre du sommeil.
La porte d’une auberge s’ouvrit en bout de rue, délivrant en même temps qu’une rectangulaire lueur, les conversations bruyantes et emportées des heures avinées, s’accaparant sans effort l’esprit avide d’un Alphonse aux appétits du plein et de ses rondes circonvolutions ; au comptoir embrumé des troquets citadins, l’on était roi en même temps que personne, et quelques pièces suffisaient à se découvrir les éphémères amis qui dénervent les mélancolies. Tragédie, comédie, satire, chaque genre étoffait les minutes pourpres de ses propres trames et voguait d’esquifs acérés en grèves paradisiaques , déclinant le temps à la seule faveur de ses dénouements.
Altéré, prunelles alanguies d’une bourse dépensée à même le bois du comptoir, Tabouret s’était enfoncé au confort des oublis factices jusqu’aux ivresses heureuses, étirant à ces yeux aux cernes nuancées, les volutes des premières retrouvailles d’avec son village-capitale.

Lorsque le verre fut saisi avec tâtonnement, il accorda la voyelle brève d’un rire aux trilles moqueurs de ces noctambules compagnons et leva les mains en guise de reddition, créant tempête de protestations parmi les derniers convives ; aube perçant à l’Est pointait au travers d’une fenêtre lui faisant face et annonçait enfin la mise à mort des trop longues séparations. Livrant ses derniers écus aux bouches mugissantes, le jeune homme se leva d’un chancellement qu’il apprivoisa d’un rire faussé de vin, appuyant la largeur d’une paume aux veines du billot pour garder l’équilibre, et, saluant ces précieux compagnons d’oubli crut pouvoir abandonner la nuit en regagnant le jour.
Porte s’ouvrit sur la rue, délayant les aquarelles tendres d’un levant encore drapé, et à la silhouette venant à sa rencontre pour chercher logement aux chambres de l’établissement, chaque courbe tressée d’alcool claqua sèchement aux tempes, marquant les brumes jusqu’à perler de sang, dilatant la prunelle d’une limpidité glacée, excitant Senestre d’un frisson à ses chairs.


« Ne t’ai-je rien promis ? »


Ville éclate au silence qui tend ses bras entre les deux hommes, Compagne rit à l'aphonie d'une gorge déployée , et pourtant, aux tympans d’Alphonse, elle hurle comme cent chœurs antiques, crève les pavés des échos d’une lanterne rouge ; il gèle au matin de juin, et des reliquats affectueux de la vigne, ne reste que le marc des mauvais alcools.
Nausée aussi brusque que noire attise un trait concave aux lippes blêmies de hasard et prend le pouls d’un temps fantôme pour assoir sa plus ancienne leçon : Paris, toujours, sait repousser les rendez-vous les plus espérés pour leur préférer l’amertume de ceux auxquels l’on ne s’est pas présenté.




This machine will, will not communicate
Cette machine ne, ne communiquera pas
These thoughts and the strain I am under
Ces pensées et la tension que je subis
Be a world child, form a circle
Sois un enfant du monde, fais une ronde
Before we all go under
Avant que nous sombrions tous
And fade out again and fade out again
Et nous effaçons à nouveau, et nous effaçons à nouveau
Street spirit Radiohead
_________________
--Adryan..
Pauvres poupées
Qui vont qui viennent, Allan, Allan
Pauvre fantôme
Étrange et blême, Allan, Allan
J'entends ton chant monotone
La nuit frisonne, Allan, Allan
[...]
D'étranges rêveries comptent mes nuits
D'un long voyage où rien ne vit
D'étranges visions couvrent mon front
Tout semble revêtu d'une ombre
L'étrange goût de mort
S'offre mon corps
Saoule mon âme jusqu'à l'aurore
[...]
Masque blafard
Tu meurs ce soir, Allan, Allan


Mylène Farmer – Allan



La venelle était trop étroite. Le coche l'avait déposé à quelques rues de là. Marcher un peu dans la fraîcheur de l'aube éclaircirait ses pensées embrumées par le sommeil chaotique du voyage. La portière grinça, dérangeant un chat qui fila en crachant. Lentement, il déplia sa carcasse endolorie, grimaçant sous la douleur poinçonnant son genou d'être resté plié trop longtemps. Ou était-ce simplement ce Paris infect, à l'humidité morbide qui, à chaque visite, n'en finissait pas de réveiller les vieilles blessures.

Il ne s'y attardait jamais plus que nécessaire, réglant ses affaires au plus vite, une seule envie chevillée au corps et au crâne. Retrouver la solitude bienveillante et salvatrice du désert. Plus de putains. Plus de relents de foutre à en avoir la nausée. Juste le vent sifflant à ses oreilles en regardant les caravanes passer sous les aboiements des chiens. Juste le martellement étouffé des sabots de sa monture sur les ergs rouges après la pluie et, parfois, le murmure d'un vieux touareg dont il appréciait le calme et la sagesse. Vide magnifique, espace à l'horizon sans cesse repoussé où, enfin, il pouvait respirer malgré l'indigo lui bouffant la bouche jusqu'à bleuir sa peau.

Pour quelques semaines pourtant, il avait dû troquer le bleu contre le noir de ses habituelles tenues impeccables, l'intransigeant le pavé parisien réclamant sa présence de sa voix stridente et détestée. Sa liberté avait un prix. La liberté avait toujours un prix. Le négoce d'alcool et la gestion de ses terres lui imposaient des allers retours trop fréquents quand chaque ombre parisienne était lourde des fantômes de son passé. Pourtant, le fardeau n'était plus en rien comparable avec ces visage de femmes, belles ou laides, grosses ou maigres, vieilles ou jeunes, qu'il avait dues baiser jusqu'à l'épuisement, jusqu'à la nausée, pour combler les dettes paternelles.

Menton relevé, les yeux gris glissèrent sur les façades tristes avant que la canne au pommeau d'argent ne frappe la boue d'une cadence brisée par le boitement. Souvenir infâme que même l'entendue du Sahara ne savait chasser.

Débarqué à Marseille depuis quelques semaines, il fuirait la capitale dans deux jours, incapable qu'il était malgré tout de dévier ses pas de l'Aphrodite où quelques caisses d'alcool rares devaient être livrées l'après midi suivante. Pèlerinage douloureux auquel il ne savait se soustraire. Pour s'assurer que tout n'avait pas été vain même si elle était partie, le brisant plus sûrement que la bastonnade et les brimades, emportant dans son parfum fleuri et traite cet enfant qu'il se prenait parfois à imaginer.

Le lieu n'était pas des plus reluisants, mais il y avait ses habitudes. Bien placé et surtout offrant le meilleur vin du quartier, le Castillon y louait une chambre à chacune de ses visites .

Comment les tavernes parisiennes parvenaient-elles à puer plus encore que celles de Marseille ? Question insoluble qui resta suspendue entre ses tempes quand, à peine le seuil passé, il le vit. Lui. L'amertume inondant sa gorge, il détourna la tête et avança, malgré le poids qui, s'abattant sur ses épaules, amplifia le boitement, le regard de pierre fixé devant lui comme si rien d'autre n'avait d'importance que ce comptoir. La respiration étrangement calme, la voix s'éleva sans heurt, rendue enrouée d'être si peu utilisée.


La quatorze, pour deux nuits. Et une bouteille de votre meilleur whisky.
Sur un soupir découragé de voir son lit s'éloigner encore, la femme déposa clef et bouteille sur le comptoir, s'empressant de s'accaparer la belle somme déposée sur le bois sale en échange. Droit, canne vissée dans la paume de sa main, il ne daigna pas même se retourner alors que la sanction claqua dans l'air visqueux de l'auberge.

Ainsi donc, Comptable, tu n'auras pas eu la décence d'être mort.
Alphonse_tabouret
Strings of yellow tears
Des cordes de larmes jaunes
Drip from black wire fears
Coulent des peurs noires métalliques
In the meadow
Dans la prairie
And their white halos spin
Et leur halo blanc changeant
With an anger that is thin
Avec une colère touchant à sa fin
And turns to sorrow
Et qui tourne à la douleur
King of all
Roi de tous
Hear me call
Entend mon appel
Hear my name
Entends mon nom
Carnival
Carnaval

My name is canrival , J.C.Franck






La commande passée acheva d’assoir la bile aux silhouettes croisées. Sur le pas de cette porte qui offrait l’attendue liberté des cheveux blonds à l’oreiller, le soleil venait de moucher ses pales rayons aux perspectives étirées; chandelle éteinte, il soufflait un vent vicié de souvenirs au couloir de leurs chemins joints.
Castillon n’avait pas spécialement le gout du malt, lui préférant d’habitude les épices du vin, ou bien des thés sahariens, et Tabouret devinait aisément sans avoir besoin de demander qu’elle n’était posée qu’en guise de sommation ; l’on ne partageait pas trois ans de sa vie sans apprendre à lire entre les lignes.


Tu n’as visiblement pas eu celle d’enfin régler tes dettes.

Mordre le premier n’était pas le plus important, seules comptaient les traces que l‘on laissait sur l’autre, et à ces duels de douleurs, Castillon et Tabouret avaient tant de fois dansé ensembles que malgré l’absence, le conditionnement des duos accordés avait un quelque chose d’inaltéré.
L’inexplicable colère et l’incendiaire désir n’avaient jamais su s’apprivoiser, qu’ils se fracassent aux draps comme aux visages, et il avait toujours été extrêmement amer pour les deux hommes de savoir se comprendre mieux que tous ceux autour d’eux n’étaient probablement capables de le faire. Froide passion, acide cohabitation, c’était peut-être par leurs intransigeances communes et respectives qu’ils s’étaient trouvés piliers quand il cherchaient pourtant désespérément la chaleur aux ventres des poisons.
Adryan n’avait jamais eu qu’un souhait, celui de quitter les terres trop fertiles de Paris pour l’aridité paisible des dunes de son enfance ; le trouver aux pavés signifiait l’échec sans autre forme de procès. Ce que la ville offrait à l’un, elle le prenait à l’autre et quand elle accouchait d’un Alphonse nouveau-né, elle continuait de saigner Saint-Flavien comme n’importe quelle putain ; pourquoi cela lui était à ce point insupportable était de ces questions qu’il se refusait d’aborder.
Transition trouvée fut servie tandis qu’il pivotait pour cueillir la longiligne silhouette d’un regard noir.


Je ne suis plus comptable. Et toi, tu fais toujours le tapin ?

Adryan est beau, mais a les traits tirés de mauvaise nuits, de solitude blême, d’un passé qui corrompt et à l’instant, les vastes bleus de Faust lui manquent à en prier; à sa main, une canne supporte le poids d’une marche obligée, à ses yeux tout ce qu’Alphonse aimerait oublier et lorsqu’il s’assoit à côté du Parasite pour commander, c’est plus nu que jamais.

Deux verres et votre meilleur vin.
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--Adryan..
Nous sommes des projecteurs pouvant voir dans le noir
Nous sommes des fusées pointées vers les étoiles
Nous sommes des milliards de belles âmes
Et vous nous avez trahis

P!nk - What About Us




Le pas était le même. La voix était la même. Et l'odeur aussi, était la même. Odeur détestée d'avoir pu, un jour, être désirée. Relent de bile de l'avoir respiré par goulées entières, jusqu'à la jouissance fautive d'être si délectable. Tout aurait pu être pareil, sans doute, si le Chat ne semblait à présent chaton aux griffes si dérisoires qu'elles ne savaient qu'érafler le vide, incapables d'ajuster leurs coups. Où donc avait disparu le félin, tant adroit à écorcher avec clairvoyance ? Peut-être était-il mort, finalement ? Ou bien avait-il perdu la vue ? Était-ce là, alors, son châtiment d'avoir été si lâche ? Si faible ? Si inconsistant ? Si menteur ? Avoir perdu cet esprit si mordant et impitoyablement perspicace ?

Parjure.

Mais de tout cela, le Castillon s'en souciait comme d'une guigne. Ce que le flamand pouvait être devenu n'avait pas la moindre importance aux yeux gris suivant distraitement la tavernière excédée de devoir travailler encore quand l'épuisement et la lassitude se lisait sur son visage. Alphonse pouvait bien être là, respirant à ses côtés jusqu'à faire palpiter sa narine d'agacement de le retrouver là, trop proche, il n'en était pas moins poids mort à la chair nobiliaire.


Tu es décevant.

Avec un soin dévot, le Castillon cala sa canne au bois sombre du comptoir avant d’ôter ses gants de cuir pour les déposer auprès du verre de vin dédaigné. Et surprenant de vivacité après la lenteur et l'application dont il avait ouaté chacun de ses gestes, vint saisir brutalement le poignet adverse. Ce poignet qu'il savait mutilé. Ce poignet qu'il savait souillé à jamais de ces liens infâmes qu'un jour, lui-même avait tranchés dans une cave morbide. Et sur la main tortionnaire, rougeoyait l'éclat parfait d'un rubis ancestral enchâssé d'or frappé des armes familiales des Saint-Flavien.

Toi. Toi, tu n'étais pas là.

La voix était caverneuse, pleine d'un mépris palpable et, malgré la paume de sa main se consumant au contact de cette peau autre, il resserra encore son emprise en tournant enfin la tête. Le regard tanné par le soleil et les joues mordues d'indigo, il observa ce visage si beau et tellement laid.

Tu m'as laissé crever sous les mains d'un autre. Tu nous as tous laissé crever.

La main nobiliaire enfin s'arracha à sa prise, en osmose avec le regard de pierre s'accrochant de nouveau au mur terne face à lui.


Et tu n'as pas eu la décence d'en mourir. Comptable.
Alphonse_tabouret
Lâche-moi.

Entre les doigts du Castillon, le pouls pulsait sourdement, vibration aux rayures barrant le poignet, insupportables brulures arachnides aux souvenirs acides.

Lâche-moi.

La mâchoire se densifia d’un air sombre ; poigne rappelait les marécages d’antan, la boue, la gangrène, et plongeait Tabouret à des vertiges aux ailes dentelées de vide. Au contact chaud de la peau parasite, les odeurs revenaient, insupportables, grossières, violentes et tordaient les nerfs d’un agacement aux crocs effilés de rancoeur.
Avait-il jamais supporté Adryan ? Avait-il jamais désiré autre chose que l’avilir à cette fange qu’il méprisait d’orgueil en en crevant de désir ? Saint Flavien et ses belles manières l’avaient condamné avant de se mettre à genoux, l’avaient mordu avant de l’embrasser, et rien pourtant n’avait su apaiser l’inimité constante de ces deux fauves noctambules, pas même la pudeur des serments morts-vivants. Sable et Vent avaient dansé en tempêtes, joué des bourrasques, et n’avaient gagné leurs accalmies qu’à la faveur des coups portés par les autres.
Les muscles crissèrent d’un agacement jusque-là contenu et aux regards se télescopant à l’égide d’un éclat pourpre, les lippes mâles se froissèrent d’une amertume sans fard jusqu’à lâcher une voyelle brève, aux tranchants reflets de sarcasmes lorsque la coupe se dilua ; monstre s’ébroua d’une piqure et darda vers les boyaux noirs du cœur, des babines retroussées


Ah ! Quel culot, Castillon…, lui céda-t-il au pli d’une arrogance acerbe en prenant la bouteille que l’on avait déposée devant eux pour en faire le service au verre du voisin. Carmin noya l’espace de moitié avant que la voix ne reprenne, sourde, accusatrice au sourire blême fendant le visage qu’il tournait vers lui.
Je suis mort sous tes yeux chaque soir un peu plus, derrière mon bureau... Qu’as-tu fait, toi, pour t’arroger cette victoire? Rien Adryan, tu n’as rien fait…
Je vous ai laissé crever, oui, tous…


Le regard clair de Leone et le sourire d’Étienne se mêlèrent dans les reflets jaunes du whiskey se présentant à lui et le cœur se contracta d’un feulement plein.

Comme vous m’avez laissé me tuer à la tache… Et qu’importait… Les affaires avant tout, je ne te l’apprends pas…

Si Adryan avait vendu son corps pour éponger ses dettes paternelles, Alphonse avait brulé son âme pour le rêve d’un autre ; estropiés, l’un- l’autre, créatures malmenées aux fautes des absents, ils avaient fini par s’appuyer à leurs murs communs pour poursuivre la marche et cela demeurait insupportable encore maintenant.

Si j’avais été vivant, je t’aurais tué moi-même… Peux-tu seulement en dire autant ?...
_________________
--Adryan..
Est-ce que tu pourrais arrêter de faire du bruit j'essaie de me reposer
De toutes ces voix de fœtus de poulets dans ma tête
Qu'est-ce que c'est ?
Qu'est-ce que c'est ?
Quand je serai roi tu seras le premier contre le mur
Avec ton opinion qui n'a aucune conséquence
Qu'est-ce que c'est ?
Qu'est-ce que c'est ?
[...]
Tu ne te souviens pas, tu ne te souviens pas
Pourquoi est-ce que tu ne te souviens pas de mon nom espèce d'avorton ?

Paranoid android- Radiohead




Il aurait juré, pourtant que tout était déjà déchiré, et pourtant, le crâne Castillon craqua. Écrasé par la pierre meurtrière d'une dernière certitude qui s'effondrait. Comptable gagnait. Sans même le savoir. S'ils s'étaient toujours méprisés, si leur désir les avait conduit jusqu'à la nausée, étrangement, toujours, ils avaient su se comprendre. Et c'était sans doute cela qui les avait écorché le plus, l'un comme l'autre. Mais de cette compréhension tacite, acceptée car nul autre choix ne leur était permis, il ne restait rien, chacun s'engluant dans ses propres souffrances, ses propres démons sans plus accepter de regarder l'autre. Le jeu était fini, de la plus fatale et glaciale des façons. Et le crâne Castillon crissait en s'éclatant sur son ultime rempart. Avec soin, la vie avait abattu ses espoirs, un a un, avec une méticulosité parfaite. Et dans ce bouge infecte, le dernier pan encore débout s'écroulait, avec pour seule béquille une fierté encore piaffante de sortir de l'arène la tête haute et le sens du devoir gavé.


Un rire lugubre racla sa gorge, ricochant entre les murs sales de l'établissement alors que sa main, ornée de cette bague par laquelle tout avait commencé, mais n'ayant pas même su hausser un sourcil de surprise ou de curiosité, envoya valser le verre de vin dans une gerbe sanglante.

Promesse de chien. Tu ne sais même plus ce que j'aime boire. Lâcha-t-il d'une voix ourlée de dépit quand sur la langue Castionne avait toujours flotté l'anis de l'Arak. Les affaires avant tout, évidemment... Si le Comptable s'était tué à la tâche, le Castillon s'était réfugié dans son travail pour s'échapper à la répétitive cadence assassine des coups et des humiliations qui s'abattaient sur lui, semaine après semaine, ne faisant défaut à sa tâche au sein de l'Aphrodite que lorsque son corps était trop brisé pour tenir debout. Et dès lors qu'il pouvait relever le menton, la messe macabre sonnait son glas mille fois répété. Pourquoi le Castillon rejoignait-il docilement ces funestes rendez-vous avec le pape et ses chiens ? Pour le protéger. Lui. Cet homme fantôme qui aujourd'hui savait encore sourire et sans doute, bander. Pour les protéger tous. Pour protéger le ventre inassouvi de l'Aphrodite. Déesse de l'amour corrompu et de la beauté défigurée.

Pauvre con. Chaque semaine, je suis mort un peu plus pour te protéger. Pauvre con, tu as tout oublié. Pauvre con, tu n'as rien compris.

Lentement, mécaniquement, oubliant là les gants de cuir, la paume du Castillon se referma sur le pommeau d'argent quand l'autre jetait une poignée d'or sur le comptoir. Se retournant, le pas chaotique d'un ange déchu, il s'éloigna du comptoir pour rejoindre la porte.


Demain. Six heures. Devant Montfaucon. Sans témoin. Toi et moi saurons qui a dit vrai. Comptable.


Et dans l'air matinal, la seule promesse qu'il avait faite résonnait avec une clarté pure entre les tempes nobles.



Je t’en fais le serment Comptable, nul autre que toi ne me donnera le coup de grâce.
Alphonse_tabouret
"Je ne laisserai personne d’autre le faire, dussé-je me battre pour cela."





Il n’y avait rien, jamais, qui ne trouvait grâce aux tempes noires lorsqu’il s’agissait d’Adryan, et sa sortie de la veille était à son exacte image, aux souvenirs les plus vifs qu’il avait gardé de lui: ridiculement grandiloquent, grotesque jusque dans l’honneur auquel il se drapait. Qui pouvait encore se targuer après le parcours qu’ils avaient fait côte à côte, d’avoir encore assez de fierté pour en revendiquer l’apanage avec sincérité aux petits matins de Paris ? Adryan, bien sûr, Monsieur de Saint Flavien, détenteur pétri d’orgueil d’une particule dont il payait encore le droit de naissance et parvenait à s’en contenter comme porteur d’horizons…

Va te faire foutre, avait grincé la voix enrouée d’une nuit perdue à dissoudre les heures, d’une résolution ferreuse aux éclats étoilés ; devant l’étroit miroir de sa chambre, Alphonse écoutait la colère sourde de son ventre mugir de nouvelles symphonies et s’en abreuvait avec une satisfaction sinistre.
Florence l’avait engourdi, privé de ses cinq sens jusqu’à l’amicale anesthésie que De Ligny avait emporté avec lui en partant, et il avait fallu réapprendre la vie, ses hauteurs, ses vertiges, ses innombrables ornières et ses soleils de pluie pour tenter de marcher droit.
Ce qu’il en restait aujourd’hui était laid, Tabouret le savait ; créature faite de rancœurs auxquelles les vides se brodaient, le cœur, quand il ne tintait pas de bleu, se noyait à la férule d’une nappe de poix.

Parasite n’avait pas changé, pas lissé d’un pouce son plus grand défaut, et s’il était un pauvre con, Castillon demeurait quant à lui un homme racé d’une affligeante banalité, réglant ses conflits aux nobles lettres des duels, convaincu que le sang payait tout, et cela portait au palais d’Alphonse l’exact gout des biles anciennes. Noël taché d’humeurs revenait hanter ses tempes et tirait aux mors des noirceurs piaffantes.
Adryan ne tuerait pas ce qui était mort déjà un soir d’octobre ; la mise lui avait été raflée, Alphonse s’était tué tout seul, comme un grand, aux chiffres pairs des dès, et s’était enterré sans d’autres espoirs que s’y dissoudre avec le temps passant. Il avait fallu trois destins s’entrechoquant aux pavés-capitale pour raviver les cotes des douloureux élans d’une aorte atrophiée, et chaque jour qu’il redécouvrait aux sons des cuivres vibrait à la fois de joie et de mélancolie. Paradis perdu des ignorances lui manquait parfois cruellement, et appuyait à ses nerfs l’amertume des ironies malheureuses ; qui aurait pu croire que parmi tous, lui, l’être de raison, le félin patient qui toujours n’accordait le moindre mouvement qu’à la faveur de rigoureuses études, aurait choisi les douceurs amnésiques plutôt que l’expérience du savoir ?


Qu’on en finisse, avait murmuré Tabouret à son reflet, y nourrissant l’esquisse d’un trait blême, exsangue, avant de quitter Sainte Opportune aux premières heures délavées de la journée.





Ce matin, malgré un ciel azuré, l’air de Paris est fraichi d’une brise légère ; devant Montfaucon, exaspérant d’une artificielle nonchalance, chat aux manches remontées jusqu’aux coudes s’étire au soleil montant.
Le manteau a été abandonné sur une pierre, et la silhouette déliée ne porte pas la moindre trace d’une arme, pas même celle offerte par le Goupil qui pourtant l’accompagne souvent.
La veille, le flegme d’Adryan s’est fendillé, étirant les sourires aux gueules fauves de son ventre, ravivant le sang ancien d’un rythme délétère, et à ses angles morts, couronnés d’une âcreté exaucée, Alphonse n’en a pas entendu ses contreforts grincer. Il aurait aimé oublier, ne rien avoir compris, et pourtant il est un geste dont il éprouve une incompréhensible culpabilité depuis le départ du Castillon au ventre du comptoir, et ce n’est pas d’avoir brisé un serment de vivant, mais d’avoir désappris ce qu’il aimait tant boire.

Me croirais-tu si je te disais que je m’en veux ?

Trouble pensée se chasse d’un claquement de langue et le picotement dans la paume senestre raidit la nuque d’une sourde contrariété. Visages ont pris le temps de défiler aux tempes et de le chapitrer d’un sourire innocent ; il tangue dans le cœur faune de chaotiques rythmes où se mêlent les mensonges des morts en sursis et rien, à ce jour de juin, ne vaut la fidélité d’une haine à une autre.

Gravillons crissent sous la semelle et la tête se tourne pour cueillir la silhouette appuyée à sa canne ; à ses pieds, git une plume blanche.

_________________
--Adryan..
La nuit avait été courte et pourtant la meilleure depuis des années. Même sans pavot. Même sans alcool. Il avait dormi de ces sommeils profonds, nu de rêves, ou du moins ne s'en souvenait-il plus. Au réveil, ses idées étaient claires et limpides comme de l'eau de roche, libérées d'un fardeau lancinant. Et plongé dans l'eau à peine tiédie de son bain, il lui sembla même sentir la commissure de ses lèvres s'arquer d'un fin sourire.

Lavé avec un soin tout particulier, comme s'il s'apprêtait à se rendre à des noces, et finalement c'était bien là où il se rendait, le regard gris glissa sur ce sexe que plus aucun désir, plus aucune envie, ne parvenait plus à éveiller, dans sa plus grande indifférence, avant de glisser sur la tache d'encre qu'il avait tatouée à l'aine. En dessous, peut-être restait-il les stigmates d'une calligraphie arabe.


كامي. Camille.

Longtemps, il s'était demandé où la vipère avait bien pu fuir. Longtemps il s'était arraché le crâne à tenter de comprendre sa disparition, avant qu'elle ne disparaisse de ses pensées telles les volutes de fumée dont elle aimait tant s'envelopper. Mais chaque matin jusqu'à la veille encore, il avait imaginé le regard de cet enfant qu'il n'avait jamais vu naître, si tant est qu'il soit né. Chaque soir, une imaginaire voix enfantine grignotait ses pensées, pinçant ses regrets et sa mélancolie. Et c'était sans doute cet irréel fantasmé qui l'avait tenu debout, aussi. Mais se trouver de nouveau sous le souffle dévoyé d'Alphonse avait fait voler en éclat son futile et mensonger château de cartes. Cet enfant espéré, cet enfant adoré, n'existait que de son crâne et, jamais, ne ferrait partie de sa vie. Cet enfant était perdu, comme tout le reste. Le désert n'était plus que ce qu'il était. Un mirage. La folie d'un homme assoiffé, courant à perdre haleine après ses espoirs. Mais comment courir lorsque que l'on boite ? On se ment seulement.

Habillé de sombre comme à son habitude, le col de la chemise ample largement ouvert, l'anis de l'arak avait longtemps flirté avec sa langue, excitant chaque papille avant que la porte de la chambrée louée pour une seule nuit ne claque dans son dos. Il ne reviendrait pas. Quelque soit l'issue de l'entrevue avec Alphonse, il ne reviendrait plus. Et si Alphonse, comme les autres, lui faisait faux bond, ce serait sans doute sale, lent et douloureux, mais ce serait.

Arrivé à Montfaucon, il ne chercha pas la silhouette du comptable, mais observa un long moment l'effroyable gibet où les corps pendus dansaient au gré d'une brise matinale à la musique des corbeaux voraces. Le choix de l'endroit n'était pas anodin. Ce n'était pas, cette fois, pour intimider l'adversaire. On ne se bat plus quand on boite. Mais là où tout avait commencé, tout devait finir. Implacable pragmatisme Castillon.


Ddunit am uxxam bu snat tewwura, ekk s-ya teffeɣḍ s-yin.*

La voix castillone résonna dans l'air, se perdant à de mortes oreilles avant que le regard d’anthracite, limpide et étrangement bienveillant ne se dépose sur Alphonse. Le comptable n'était pas armé et le Saint Flavien ne s'en étonna pas, même s'il en soupira. Le flamand, toujours, jouerait au plus malin.

Sans un mot, il avança jusqu'à portée de main du flamand, et alors que ses hanches elles aussi étaient dépouillées d'armes, il releva sa canne, pommeau enferré dans la senestre quand la dextre maintenait le fût. Et de son discret fourreau la lame longue et fine s'étira d'un éclat blanc. Le fût abandonné dans les maigres broussailles, le Castillon tendit le pommeau au Comptable, offrant enfin le gris de son regard à l'ennemi intime. Et d'une voix claire et posée, égraina la seule phrase qu'il lui restait encore à dire.


Tiens ta promesse.


* Le monde est comme une maison à deux portes, tu rentres par ici et tu sors par là. Proverbe berbère
Alphonse_tabouret
Il y a quelque chose d’étrange à la réunion de ces deux silhouettes ; çà et là brisants ont grignoté les lignes les plus escarpées, marées ont érodé les fondations et chacun cache les brèches aux vents anciens quand tempêtent les lettres des prénoms douloureux ; nids abandonnés en bordure de falaise béent de souvenirs mort-nés.
La lame lui est tendue, à la façon d‘une plume qui attend l’encre, le point final, et à l’errance d’une passagère seconde, Alphonse s’étonne que le destin ne pèse pas plus lourd que cela.


Tu es tellement fat…

C’est un regret, une constatation dénuée d’arrogance, la conclusion presque stupéfaite d’un fantôme à un autre, et les jais se posent aux grisailles qui arasent le regard Castillon ; Adryan y lira l’absolue des vérités, l’incompréhension de ceux marqués au front par Charon.

Pour mourir Adryan, il faut être en vie… L‘es-tu seulement encore?

Un sourire aphasique, dénervé des envols gracieux des heureuses journées, se reflète à la lame qu’un rayon de soleil matinal souligne d’un éclat, et l’effilée de l’acier flatte la paume brune sans encore l’abimer.

Ce n’est pas ce à quoi tu t’attendais Parasite, n’est-ce pas ? Les jais se baissent, examinent le pommeau sans y prêter réellement l’attention que mérite l’ouvrage quand cavalent aux veines les doigts émaciés des parfums viciés d’années. Tu espères au-delà du silence auquel tu te tiens déjà… mais ce n’est pas cela la mort… Ça, c’est la paix… La mort ne vaut que par sa surprise ou une douleur de vivant. Vois, aujourd’hui, je vis… L’on m’a fait renaitre, extirpé du linceul à grands coups de violence, aux fers de mes fautes… Il m’arrive même de rire.

Noirs évidés de lumière remontent la silhouette, accrochent la mâchoire, l’arrondi de la bouche tant de fois saisie et laissent fleurir aux tempes les biles amères des temps passés ensembles.

Qu’y-a-t-il derrière ton regard Castillon ? Me le cacheras-tu ? Te parjureras-tu jusque devant moi ?


Qu’est devenue Camille ?

La question tranche, sanglante, plus aigüe que la lame qui reste encore sage, et s’enfonce en pelote d’épines aux tempes sombres du vis-à-vis; chat n’accorde pas de suite le regard au trait qu’il a porté, faussement fasciné par l’arme qu’il tient en main quand il sait, à l’amertume qu’a dessiné le prénom sur sa langue, qu’il a outrepassé ses droits les plus élémentaires ; à l’heure, il ne manque que l’Aphrodite et les cris des putains pour poser décor à leurs mornes retrouvailles.
Camille étrangement, lui rappelle Étienne à sa façon particulière d’avoir pris ce qu’elle trouvait beau jusqu’à le transformer de laideurs pour mieux lui convenir; narcissique putain, mauvaise empoisonneuse, opiomane avide prête à asservir la pousse de son ventre pour une dose de plus, mère de pacotille perdant la seule chose qui importait vraiment aux pavés-capitale : quelque part, l’enfant d’Adryan songe à la vie qu’il n’aura jamais, à ce père qui l’aime au-delà de l’absence, à cette mère qui ne l’a pas porté à terme.


Et Dacien, ce bon vieux Dacien…

Montre-moi, Adryan. Montre-moi ce qu’il reste de toi.


Noirs frémissent d’une lave d’antan, bourgeon rougeoyant fixant avec morgue l’austérité du visage qu’on lui oppose.

Continue-t-il à te baiser quand plus personne ne regarde ?

Si tu vis, prouve le moi...

_________________
--Adryan..
Je sais ce que tu veux, Comptable.

Lèvres closes, le regard gris examina longuement l'homme face à lui. Inconnu qui soudain révélait son visage avec une franchise qui rarement effleurait la surface lisse de son sourire étudié. Le Castillon était venu avec un espoir, un ultime espoir. L'espoir que contrairement à sa vie, sa mort soit nette, propre et sans bavure. Ainsi donc, même cette ultime requête ne lui serait pas accordée ? Ainsi donc, même en cet instant, il fallait que tout soit une fois de plus traîné dans la boue ? C'était si laid. C'était si abject. Ainsi donc, même le mirage d'un brin d'honneur et de dignité lui était refusé.


Je sais ce que tu veux, Comptable.

Tu es tellement pathétique dans ces drames dont tu aimes te border, Comptable. Tu aimes à te rouler dans la merde, Comptable. Alors vas-y, roule-toi. De Camille, je ne sais plus rien, et personne ne me baise plus. Pas plus que je ne baise quiconque. Jubiles-tu ?


Je sais ce que tu veux, Comptable.

La paume de la dextre s'écrasa sur la lame refusant d'être saisie, tranchant la peau dans la plus grande indifférence nobiliaire.

Tu es ridicule, Comptable. Comme tu me déçois. Comme tu es arrogant de te croire détenteur d'un savoir qui t'échappe. Lentement, il secoua la tête, irrémédiablement pragmatique. On n'est mort qu'enterré et bouffé par les vers. Pas avant. Tu respires. Tu vis. Tu manges. Tu vis. Tu bandes. Tu vis. Il n'est d'autre vérité que celle-ci.

Je sais ce que tu veux, Comptable.

Le manque de l'appui salutaire de la canne commençait cruellement à se ressentir, serpentant dans sa jambe telle une vipère sournoise.

Il n'est d'autre vérité que celle-ci, Comptable. Tu as toujours été vivant, malgré toutes les excuses que tu sers comme un plat froid et amer. La vérité, Comptable, est que malgré tes postures faussement mielleuses, tu t'observes trop pour seulement regarder ceux qui ne quittent pas des yeux. Tu n'es pas mort, Comptable, tu es juste un gouffre d'égoïsme et d'indifférence.


Je sais ce que tu veux, Comptable.


Et subitement, alors que rien ne le laissait présager tant la voix était restée neutre et blanche, le poing Castillon s'écrasa à la mâchoire flamande, avec toute la force du mépris s'engouffrant dans les veines nobiliaires, l'équilibre vacillant en éructant son ultime dégoût.


Comment oses-tu dire avoir été mort, quand tu étais père ?
Alphonse_tabouret
C’est un rire froid qui accueille la douleur, salé d’un filet de sang à la lèvre qui se fend sous l’autorité de la chevalière. C’est bon. La souffrance est bonne ; exercice périlleux des journées sans fin, Tabouret a appris à en apprivoiser les reliefs, à en savourer les sommets jusqu’au gout du salin du fer et à l’instant, Fauve en cage salive d’une aigreur de vivant. Quatorze cent soixante-six a atténué le doux parfum du pourpre , ses cohortes tentaculaires en guise de fouet, et d'un geste pourtant, les voilà ravivées.
Détestable hilarité aux ourlets de mépris, le sourire ensanglante jusqu’aux dents ; Castillon est à crever de rire, à crever tout court, et chaque monstre ébroue une échine complaisante aux secousses des côtes, cavalant flancs à flancs jusqu’à s’absorber et y créer l’Informe.



Aux grelots des graviers, Compagne rit à gorge déployée.



Oh Adryan… Regarde-toi…

La tête se secoue lentement, Alphonse s’estompe ; c’est une créature née dans les caves de Paris qui vient de s’inviter, une engeance mature qui s’extirpe des fleurs auxquelles on l’a enfoui ces derniers mois et en crache les pétales pour découvrir les crocs..

C’est là tout ce que tu sais de la vie ?
Qu’elle est injuste ? Qu’elle couronne les uns pour écraser les autres ? Et c’est moi qui me plains ?


Le rire meurt d’une grêle chaude, lippe déformée d’une commisération houleuse jusqu’au frimas neuf des syllabes.

Va te faire foutre Castillon… Tu ne sais rien d’oser de nouveau mettre le nez à un soleil qui brule, de se risquer aux regards des autres, honteuses revendications aux lévres, de comparaitre devant eux et chaque jour d’attendre que le couperet tombe ... parce qu’il tombe toujours… Nul n’a le cœur assez grand pour pardonner l’impardonnable, surtout pas moi… Culpabilité jamais ne quitte l'aorte.


La lame dans la main pivote d’un éclat. Monstre a remué la fange, a assis ses limites ; ce que Goupil a distillé de quelques leçons, Florence et le maitre d’arme des Di Salviati l’ont aiguisé jusqu’à savoir survivre aux couperets des rues florentines. Le corps est vaste et ses points faibles précis ; il suffit d’un pour conclure n’importe quelle phrase d’une savante ponctuation.

Non, toi et ta ridicule vertu, vous vous rattachez à ce qu’est la fierté dans la vie… Et cela, c’est la preuve que tu n’as jamais aimé… Ni Camille…

La garde a trouvé l’aisance de la paume et les jais s’abreuvent d’un reflet de ciel bleu à l’acier forgé.
Alphonse est mort, encore, pour quelques instants, dichotomie tue depuis son retour à Paris quand Firenze ne l’a connu que de cette façon ; couleurs s’emmêlent, s’épanchent et se figent.


Ni ton enfant.

Dextre à la ligne du corps quand Senestre chasse d’un pouce, le sang qui abreuve le menton, les deux hommes se font face comme auraient pu le faire deux amants. Un soleil rond et jaune a percé l’horizon, et baille un rayon sur le visage de Saint Flavien.

J’ai abandonné. J’ai baissé les bras. J’étais à ce point malheureux que je n’aie choisi aucun de vous, je me suis choisi moi et j’en ai eu tellement honte que revenir au matin après cela m’a semblé impossible. Je n’aurais jamais pu supporter vos regards sans m’effondrer à terre. Je t’ai fui toi, Axelle, Antoine, ce foutu bordel qui m’a arraché Quentin, a brulé mes dix-huit ans … J’ai fui deux ans sans une seule fois me regarder dans un miroir, sans une seule fois oser prononcer leurs noms… Et sais-tu le plus drôle, Castillon ?


La voix s’est adoucie d’une mâchoire crispée, d’un sourire sans volume, teinte sourde aux dernières vérités :

Ce n’était pas assez cher payé… L’on m’a remplacé. Sans mal. Malgré tout ce que j’ai pu donner… On a rempli mon lit, ma chaise, on a donné un père à mon fils, tout cela avec un seul et même homme. Tout ce que je leur ai donné à tous, au fond n’était rien que de normal… Mon sang, ma peine, mes amours… Une seule personne a suffi les combler quand je leur ai sacrifié plusieurs de mes vies…

Orgueil vient s’offrir à la gueule en ultime présent, éclairé de lucioles difformes aux vents des sincérités.

Vois, mourir ne t’assure même pas l’éternité, mais je te promets que moi, Castillon, je me souviendrais de toi à mes pires heures…

A la cuisse court une artère majeure. Fémorale pulse aux intimités de la chair, charrie au travers du corps, l’une des plus importantes vagues de sang dont il s’abreuve, et c’est là que d’un trait net, se fiche la lame blanche, crevant le tissu d’un frottement léger, assourdissant le temps d’une plainte troublée.
Adryan chancèle brièvement, et la Senestre morcelée rattrape la silhouette quand, à l’oreille de Saint Flavien tombe un murmure.


Enlève-la et tu mourras en quelques minutes. Ce sera rapide, et sans douleur, tu t’endormiras d’un vertige, au pire auras-tu un peu froid…
Moi, je vais aller quérir de l’aide. Si tu veux vivre, ne touche rien jusqu’à ce que l’on te mène à chirurgien. Il pourra peut-être te sauver, sans que j’en sois certain…

Meurs, vis… peu m’importe Castillon, il y a longtemps que j'ai appris cette leçon: Il n'y a que toi qui compte à cette heure.…


Silhouettes brièvement enlacées se détachent de lenteur, et dans l’ombre d’une matinée d’été, Tabouret n’est plus Tabouret. Il est le vaisseau vide de Florence, la répugnante créature aux nerfs atrophiés, aux sentiments plats.
Sur les lèvres abimées, un sourire de façade a fleuri et sur ses bottes s'éloignant, deux gouttes de sang viennent de tacher le cuir.

_________________
--Adryan..
Cela me peine de te laisser partir
Mais tu ne me suivras jamais
La fin du rire et des doux mensonges
La fin des nuits où nous avons voulu mourir

Voici la fin

The Doors - The End




Il écouta, parce qu'il le fallait. Assurer ses arrières. Rétorquer et provoquer davantage encore si les mots ne suffisaient pas. Si le coup n’affûtait pas assez l'Outil. Préparer les mots, cracher le mépris pour couvrir l'indifférence. Des plaintes comptables, de ces tracas d'être parti à la chasse et d'avoir vu sa place prise, le Castillon se fichait pas mal à l'heure où toute son attention se figeait sur la lame tournant doucement dans la paume adverse. Il s'en fichait non vraiment par manque de compassion, mais car il était trop tard. Bien trop tard. Lui aussi manqua rire, ravalant de justesse le sourire qui s'invitait à ses lèvres. Le Comptable espérait-il vraiment que ces autres dont il égrainait les noms l'attendraient sans fin ? Patienteraient jusqu'à en crever eux aussi ? Il n'y avait bien qu'Alphonse pour croire cela. Naïf ou vaniteux, furtivement, le Castillon ne sut choisir.

Mais cela n'avait plus la moindre importance. A égoïste, égoïste et demi. Outil morbide entre ses mains, le Castillon guettait le moindre éclat de la lame lui tapant dans l’œil. Et peu importait les éventuelles séquelles que le Flamand pourrait en garder. Pauvre Alphonse. Il était bien mort, mais ne savait pas encore qu'on ne ressuscitait pas. Bercé dans l'illusion futile que tout pourrait être différent cette fois-ci. Qu'avait-il donc donné de plus que les autres pour mériter un traitement de faveur ? Pour être digne d'être aimé jusqu'à s'en oublier soi-même ? Sacrifié plusieurs de ses vies. Que de regrets, que de rancœur, que de mépris dans ce seul verbe. Quel magnifique aveu que ce verbe étalant toute âpreté d'avoir été à leur côté. Avant, nul doute que le Castillon s'y serait fait les dents. Pauvre Alphonse. Pauvre Alphonse ou pauvres d'eux.

Devant le marasme infect que ce qui s’étalait sous ses yeux, le Castillon s’asseyait plus sûrement encore dans la main de la faucheuse, l’appelant de tout son être, de toute son âme. Et la lame fendit la chair, enfin. Sa première pensée fut alors de s'étonner de la facilité avec laquelle l'Outil s'était laissé convaincre de faire ce qu'il attendait de lui. Presque docilement. En d'autres circonstances, il aurait pu trouver cela décevant. Mais déjà ses oreilles sifflèrent et il y reconnut le chant du simoun, ses rétines se maquillant des taches noires qui brodaient son regard quand il se perdait à vouloir défier le soleil. La voix du Comptable siffla encore à son oreille. Inutile quand le Castillon savait où il avait frappé. Choix judicieux dont il fut furtivement aussi admiratif que surpris.


Va-t'en.

Agraina-t-il d'une voix molle sans prendre conscience que les pas flamands s'éloignaient déjà. Se laissant glisser sol avec une précaution saugrenue, mu par le réflexe de ne pas chahuter sa jambe brisée, sa tête roula dans le gravier alors que sa main, à tâtons sur le tissu poisseux, cherchait le manche. Il l’agrippa et ouvrir les yeux sur ce petit matin encore blême. Rien ne l’attendait. Et encore moins quelqu'un. Dans sa Grâce infinie, l'éternité n'existait pas. Et d'un coup sec et sans hésitation, la lame fut extraite de son nid de chair, laissant irrémédiablement s'écouler la vie en saccades régulières et fatales.

Il existait donc une justice. Et avant que le cœur ne cogne d'un dernier battement vide, les lèvres castillonnes soufflèrent un ultime


Merci.
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