Il y a bien du monde à Notre-Dame, aujourd'hui.
Peu spirituelle, cette remarque fut lancée à l'envi, à qui la voudrait entendre et saisir, parce que l'Aiglon perdu dans ses songes avait un peu cessé de s'inquiéter des nouvelles arrivées. Les gens passaient, il les saluait, et ce ne fut qu'à l'arrivée des monarques, l'un après l'autre, que ses yeux retrouvèrent un semblant de vie. Sancte Iohannes vint accompagnant Lafa de Bussac ; la reine de France qui naguère avait été favorite royale, et envers laquelle le Grand Chambellan d'alors, Charlemagne, n'avait pas eu bien des égards. Il n'en avait du reste pour personne, ne supportant les vices que siens, et ceux des autres, les abhorrant.
Faire baptiser Auguste sous le regard des saints qui ornaient la cathédrale parisienne était un geste pieux, rien moins que mondain, aussi. Jamais le premier prince du sang ne s'était beaucoup inquiété du salut de son âme. Un évêque - le bienheureux Lotx - l'avait clandestinement marié à un homme sur les hauteurs de Chastellux ; il avait été élevé par son aîné, écoutant avec ferveur les préceptes de la réforme ; il avait dans sa famille d'éminents membres de l'église aristotélicienne ; et l'être qu'il aimait entre tous, Melchiore, était spinoziste.
Toutefois, attaché aux symboles, le Fils de France avait voulu réinscrire la Maison von Frayner dans une certaine tradition, plutôt romaine, acceptant leur faste joufflu et les abus de cette église ; fermant les yeux sur les extravagances des cardinaux, il honorait son fils de la présence de deux d'entre eux et parmi les plus sages : Arnarion, dont il ne savait rien, et Aymé, qu'il aimait bien et qui portait son nom.
Montmorency fut étrange, et discret. Si bien qu'il subtilisa l'enfant sans que Charlemagne ne s'en aperçut, ni personne non plus. Les babillards ont tous la même bobine, et bien en peine eût été le prince, pour deviner qu'en ses bras, on avait remis l'enfant de la nourrice, le frère de lait de l'élu. Ce qu'on baptiserait alors, en l'ignorant tout à fait, ce serait un rien du tout. Mais était-ce important, en réalité ? Que valait la filiation ? La question que chacun avait sur les lèvres soulignait bien l'important : que l'enfant soit de Charlemagne ou pas, cela n'avait aucune sorte d'importance ; que le sang si chéri des von Frayner et des Castelmaure coulât légitimement dans ses veines n'y changerait rien : ce que chacun attendait, ce que les institutions demanderaient, c'était qu'un nourrisson non-identifiable avant un certain âge soit reconnu comme l'unique fils du prince. Et le prince, lui, reconnaîtrait volontiers ce qu'il avait dans les bras. Melchiore, par son rapt, changeait une vie ; mais ce n'était pas celle de Charlemagne. Il fut néanmoins touché, de croire que la Buse offrait au petit oisillon une médaille aristotélicienne. Il l'aimait, ce seul être blessé qui savait l'aimer. Le voir là, perdu dans ce monde, lui brisait un peu le coeur. L'enfant de l'Anjou n'aime pas Paris, comme Paris n'aime pas l'Anjou.
Alors qu'il se retire dans la foule, le prince meurtri doit, lui, accueillir la reine, qui s'approche, qui est déjà là.
L'Aiglon s'incline quelque peu, autant qu'on peut le faire, chargé d'un si précieux fardeau, dans des hardes si jolies et riches.
Votre Majesté, vous me faites bien de l'honneur d'être là ce jour.
Derrière apparut l'Empereur. Petit rai solaire que Charlemagne ne détestait pas. Mais qu'il soit seulement second derrière la reine de France avait quelque chose de savoureux, comme si l'un et l'autre n'avait pas saisi la charge symbolique, la course que représenterait ce baptême.
Qui tiendrait le mieux l'enfant ? Qui lui déposerait le plus élégamment sur le crâne ce qu'il devait recevoir pour le bénir ? Qui prononcerait le plus distinctement son serment de parrain ou de marraine ? Enfin qui casserait la tête de l'autre sur le baptistère, assurant ainsi l'annexion de l'empire ou du royaume de l'autre au sien propre ?
Il fallait donc répondre à Elias.
Votre Majesté Impériale. Qui ne rêverait de pareil protecteur ?
Je ne doute pas un instant, Majestés, que les forces réunies des plus grands monarques de toute l'Europe mèneront cet enfant vers le salut, et lui assureront sur terre les plus belles promesses de gloire et d'honneur. Puisse-t-il être, lui-même par son action, digne de vos Empires, et les bien servir. Et si je puis en votre présence unie appeler, sous le regard de Notre-Dame, de mes vux la paix la plus sûre entre la France et l'Empire, alors qu'il me soit permis de le faire, et que nos prières d'aujourd'hui soient dirigées vers cet heureux but.
On sait que Charlemagne de Castelmaure est un garçon froid, antipathique, peu enclin à l'amitié et à la douceur, fier et dédaigneux même des monarques. Mais cela n'empêchait jamais de savoir placer et tourner sa flatterie.
Son frère en savait quelque chose, qui avait servi tant de rois différents, avec tant de proximité.
On finit par entrer dans la cathédrale, et la nef où se massaient quelques belles personnes avait des airs de salon. Le cardinal-prince causait avec telle duchesse, telle duchesse causait avec tel galant, et d'autres encore semblaient se courtiser derrière les colonnes.
A la solennité voulue avait répondu une sorte de familiarité, que pour son plaisir, le prince vit tout aristocratique. C'était la nonchalance de la noblesse, sa liberté fondamentale et sa supériorité qui s'exprimait là, avec les airs d'amitié que l'on prend dans un cénacle où l'on s'entre-reconnaît. Aussi salua-t-il avec un tout petit peu de chaleur la duchesse de l'Aigle. Il salua avec moins de chaleur le Renard qui lui tenait lieu de compagnon.
Il avisa de loin la princesse Madeleine, et invita d'un mot son épouse à la rejoindre. Inutile chose, Tempérance. Fardeau. Ventre qui, ayant accompli son oeuvre, pouvait se retirer, et profiter de la cérémonie de baptême pour nous offrir des funérailles.
Et alors que le Borgia présentait Madame de Lavardin - car il n'en irait jamais autrement pour Charlemagne - à l'Empereur, l'Adamantin tenta de mettre fin aux réjouissances, ou du moins de les lancer.
Je sais grand gré à votre Éminence de présenter Sa Seigneurie à Sa Majesté, mais Leurs Majestés sont là pour présenter Monseigneur mon dauphin à Dieu. Si vous voulez bien, nous pourrons commencer.
Sire, Madame...
Il s'inclina, et s'en alla prendre sa place, un rien derrière celle des souverains, mais devant tous les autres.
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S.A.R. Charlemagne Henri Lévan de Castelmaure-Frayner
Premier prince du sang.
&c.