Combien de temps Lemerco a-t-il dormi, depuis qu'il avait lâché le bras de son ami médecin? Depuis l'annonce fatidique de sa mort prochaine, voire imminente? Ses forces s'étaient légèrement reconstituées durant ce sommeil fiévreux, et il se redressa un peu dans ce lit qui sentait la sueur, et dont les draps se teintaient de rouge sombre, au niveau de son abdomen, de ce sang contaminé, pourri, qui suinte de la plaie sanguinolente infectée, qui ne se refermera plus. Ses yeux embués par la fièvre et engourdis par le sommeil balayaient la pièce à la lumière tamisée et à l'atmosphère lourde. Hasard, coïncidence? C'est à peu près à ce moment-là que Mortimer pénétra la pièce mortuaire. Ses yeux rougis laissaient comprendre que ce dernier avait pleuré au vent, face à la mer, sur la longue étendue de sable formée en des temps immémoriaux, trônant devant une autre étendue, d'eau salée. Sur le visage de l'ours breton se dessina un sourire timide, perdu dans le tapis de poils grisonnants formant l'une des barbes les plus connues de Bretagne. Un soupire suivi d'une toux sanguinolente achevèrent rapidement cette manifestation de joie, faisant souffrir Lemerco dans sa cage thoracique, son abdomen, sa plaie ouverte, ses muscles du corps presque tous endoloris.
Je dérouille *koff koff*.
Son vis-à-vis médecin le détaillait avec une grande tristesse dans le regard, ce qui gênait encore plus Lemerco, qui, dans une fierté futile, ressentait une grande honte, à être observé de la sorte. Qu'on puisse le voir dans un tel état de faiblesse lui semblait insupportable. Pourtant, la force de ce sentiment s'avérait étrangement inhibée par une sorte de renoncement, d'abdication, d'acceptation de la sentence décrétée. Un nouveau silence s'était abattu, un silence qui semblait être un gaspillage de temps, pour l'homme qui n'en disposait plus de beaucoup, alors l'ours brisa de nouveau l'absence de bruit en posant une question qui nécessitait une réponse prompte.
Combien de temps me reste-t-il?
Lemerco portait maintenant son regard sur la fenêtre, qui fut dégagée des rideaux dont les pans avaient été rabattus sur le côté, quelque instants plus tôt, par le médecin. Il distinguait la mer, le soleil, et les mouettes virevoltant dans le ciel, les bateaux de pécheurs partis du Vivier, et mouillant au large, en quête de prises substantielles à manger, à revendre sur les marchés, à saler pour l'exportation. Parfois, apercevant toute cette vie grouillante, fourmillante, un pincement au coeur fait crisper son visage, et la peur de quitter tout cela l'envahit. Mais alors, la douleur le rappelle à la raison. L'esprit combat le coeur à l'approche de la mort, tantôt une place forte est prise, tantôt elle est abandonnée, et seule la faucheuse finit par arbitrer définitivement cette lutte émotionnelle infernale. Son esprit vagabondait entre diverses pensées antinomiques, incompatibles, paradoxales, mais son attention fut rappelée par les paroles de son ami.
Mon ami, nous sommes aujourd'hui le 24 juillet, et le soleil est à son zénith.
Demain sera le dernier jour de règne de Sa Majesté Lemerco.
Ce dernier pourra rendre sa couronne, et assurer la passation avec le Régent.
Le 26 juillet passera et le 27 ou le 28, quelque-part dans la journée, ces terres perdront leur maitre, et porteront son deuil.
Lemerco sourit à l'écoute de ces mots.
Voilà qui est bien tourné *koff koff*
Le 26 m'est donc complétement accordé?
Mortimer, de nouveau submergé par l'émotion, se fit laconique, ne souhaitant pas trahir son désarroi, ni sa peine; ne désirant pas accabler le mourant, ni le faire culpabiliser.
Oui. Entièrement.
Lemerco reposa sa tête sur l'oreiller. Il se sentait soulagé. La perspective d'avoir une dernière journée juste pour lui, juste pour ses proches, juste pour dicter ses dernières volontés, et voir une dernière fois les visages des amis intimes, et de la famille, le réjouissait.
Calyce est-elle arrivée? Et mes enfants?
J'ai bien envoyé le courrier à la dénommée Calyce. Elle a répondu favorablement et devrait être là dans la journée de demain.
Quant à la famille et les amis, je vais les faire mander pour le 26, bien que certains soient déjà là.
Ton fils Nicolas a été mandé suffisamment tôt pour faire le trajet depuis son évêché.
Je préfère tous les voir le 26 *koff koff*
Pour mon dernier jour.
Je dois assurer là, les dernières heures *koff koff*, de mon règne.
Que Calyce me retrouve dès qu'elle arrive.
Lemerco mit alors un terme à cette discussion, profitant des maigres forces restantes pour signer les derniers édits de son règne, bien que le coeur n'y soit plus, et que la tête soit ailleurs.