Anaon
- Une clameur s'élève dans la nuit, faisant vrombir les murs du domaine, petit écrin de pierres perdues au milieu des bois. Alentour, ils se tiennent muets, les arbres spectateurs expectatifs de cette animation nouvelle, craintifs de ce qui effraie tant la faune en leur giron. L'agitation gagne jusqu'au chenil, où les chiens excités troublent la paix des mules et des chevaux parqués dans la cour. Ce soir, ils le savent, ils feront festin de roys !
Les rires éclatent dans la salle, vibrants dans une atmosphère déjà emplie par la fumée des bougies. Aux fuligineux volatile se mêlent des senteurs et des fragrances qui font jouir le palais avant même que le goût n'atteigne la bouche. Sur les longues tables agencées en banquet, les gibiers saignent leur jus goulument, là où tantôt ils suintaient leur ichor. La ronde des légumes et aromates garnit leurs chairs et parfume leurs plats ; les tourtes font de l'il aux ragoûts ; les bouillons de poireaux, navets et champignons côtoient les soupes de pois cornus concoctées par le savoir-faire des mains Maures. Même le pain qui ce soir s'habille de blanc s'accoquine avec les galettes plates et croustillantes venues de l'autre côté de la Méditerranée. L'abondance est du Nord, la découverte vient du Sud et les hommes font plus qu'honneur à la table qui leur est dressée. Le sucré s'accouple au salé, le chaud excite le froid, l'orgie est culinaire avant d'être de chair et l'indécence incessante de cette opulence s'enivre copieusement d'hypocras et de cervoise que l'on sert par tonneau. Les chasseurs savourent joyeusement l'ivresse de leurs prises du jour, qu'elle soit de poils, de plumes ou bien d'une paire de hanches bien garnies. Il avait été mandé que Souvigné soit à la fête et les puterelles de la Jarretière sont venues gonfler les rangs et les hampes de cette troupe de lurons bien avinés. On ignore la raison d'un tel événement et après deux verres, étrangement, plus personne n'a cherché à le savoir. Le pain et le vin ont été distribués en abondance dans tout le fief, des grâces ont été accordées afin que ce soir, chacun puisse festoyer sans prétexte, du serf à l'homme libre, du gueux au nanti. Et l'instigatrice de cette joyeuse bombance contemple sa scène en silence.
Une main posée sur la balustrade, du haut de la coursive qui court sur trois murs du grand hall, elle observe de son il bleu tous ces gens qui profitent, enfin et pleinement, de leur préparation du jour : les chasseurs qui ont fait trembler les bois de leurs battues et semé la zizanie parmi les gibiers d'eau ; les barbes qui ont fait briller leurs instruments et leurs voix pour galvaniser l'allégresse du soir ; les esclaves Maures, ayant passé la journée à préparer et mitonner des plats aux saveurs inconnues et qui seront récompensés par leur service et leur efficacité. Dame en ces lieux, elle n'en a pas la vêture, peut-être l'attitude. Une taille marquée, une hanche ronde qui a préféré aux jupons l'habit des hommes. Bottes et chausses, bliaut et pourpoint. Une sobriété presque spartiate, la noblesse suggérée par le port de tête plus que par la tenue qui brille de la qualité sans l'ostentatoire. Sa main droite est nue, la gauche est gantée et ses cheveux cascadent, détachés comme toutes les putains du bourg. Ses prunelles sont d'un bleu sombre et profond, presque doux, et pourtant acérés d'attention. La ride du lion férocement marquée entre ses sourcils semble marquer son âge quand rien dans son visage ne le trahit, et le sourire de l'ange qui balafre ses joues scelle le rictus que ses lèvres n'offrent jamais. Le corps femme, l'habit homme. Le cheveu qui séduit, le visage qui l'interdit. Un équilibre d'incohérences, comme cette lubie d'avoir mis Souvigné en fête sans pour autant descendre s'y abreuver.
De son perchoir, elle se plaît à observer la danse de tous ses petits pions qu'elle a mis en place avant de les laisser s'ébattre de leur libre arbitre. Les impudiques qui commencent presque leurs ébats dans un coin du grand hall. Les timides jouvenceaux encouragés par leurs aînés goguenards à se faire homme ce soir. Ses petites gens à la peau de cuivre qui se confrontent pour la première fois aux festivités de ce Royaume inconnu et qui garnissent les tranchoirs et les choppes de ce contingent de drilles. Quelques bourgeois de Port-Thibault n'ont pas manqué d'opportunisme et d'audace pour se rendre à ce banquet dont ils auront eu vent, et ce, juste sous le nez de celle dont ils se plaisent à contourner l'autorité. L'il au bleu de Prusse s'affaire à retenir chaque visage, chaque nom qu'elle y entend. Et c'est à se demander si le regard n'étudie pas plus qu'il ne se divertit. A distance de la foule, pourtant, elle s'imprègne de la moindre émotion, de chaque rire, chaque geste
Ces soirs-là tu les aimais tant. Tu y jouissais, t'y enivrais
Tu aimais y régner en maître, monarque sans partage...
La balafrée, légèrement penchée jusque-là, se redresse pour regarder de bien haut ce contre-bas. Elle se souvient, comme elle a pu parcourir ces nuits, y mépriser la plèbe en liesse sans parvenir pour autant à s'en détacher. Non pas qu'elle eut été supérieure aux autres, loin de là, elle y a vu des têtes couronnées s'y vautrer tels des pourceaux quand elle faisait partie, elle, des pourceaux sans couronne. Mais elle abhorrait l'humain d'une manière général. Et l'humain l'attirait, comme un moustique la lumière. Comme un théâtre de la vie, où elle aimait se sentir plus spectatrice que marionnette. Et ce besoin de s'enivrer par procuration. Sentir l'ivresse du stupre sans s'y mêler. Rire sans émettre un seul son. Exulter par d'autres, vivre les autres et s'en défaire, aussi simplement qu'un rideau tombant sur une scène de théâtre.
C'est par une nuit comme celle-ci que je t'ai rencontré
L'inspiration se prend, profonde. Elle se gorge de ce mélange de fragrances excitantes et appétissantes qui camouflent si bien le relent de cendre exhalée par les bougies. Solitaire symptomatique qui n'a plus abusé de catharsis depuis une éternité. Elle se souvient C'est Lui qui aimait tant l'aura de ces ripailles orgiaques. Elle sent presque sa griffe apposée sur cette soirée qui aurait pu être l'une des siennes. Quoiqu'en plus sage. Il s'agit presque là d'une reconstitution involontaire, d'une mascarade inconsciente, d'un souvenir en résurgence. D'un besoin de revivre. Lentement, l'Ophide se met en branle, et d'un pas lent et métronome, longe la coursive, ses doigts parcourant d'une caresse volage la boiserie de la rambarde. Il y a dans le cur de cette femme une attente. Absurde. Un espoir qu'elle sait complètement stupide mais incontrôlable. Fou. Irréalisable. Elle s'attend, malgré elle, à trouver à tout moment, parmi les convives, le visage plus racé que les autres Les cheveux noirs. Les doigts arachnéens qui s'enroulent autour d'un hanap et s'encanaillent. Elle attend, que la porte s'ouvre sur son implacable prestance et qu'il sorte de la tombe où elle l'a déposé pour venir aiguiser sa nuit. Un frémissement de paupières. Le regard qui se perd quelques secondes. Et l'esprit qui se redresse face l'incongruité de cette pensée. L'estampille de son absence est gravée, ici. Dans son domaine de chasse. Dans ses chenils. Et rien ne le fera venir ici, outre les arcanes de la nécromancie. Ou sa folie.
Sa silencieuse reptation continue, le long du "U" de la coursive, lente et mesurée. Nonchalante. Lointaine. Elle semble ne rien attendre, la Dame que personne ne voit, juchée sur ses hauteurs bien plus ennuyeuses que les plaisirs qui exultent sur le plancher des vaches. Ou alors, peut-être, guette-elle l'inattendu qui viendra briser la continuité de ce jeu bien trop orchestré. La nouveauté dans ce parterre de quidam trop connu. La présence, le geste, la découverte, l'infime seconde. La rencontre.
En bas, les hommes n'ont que faire de l'intrusive contemplation dont ils font l'objet. Les doigts plongent dans le jus des viandes et la rondeur des femmes. Les esclaves continuent leur ballet de fourmis, allant des barriques aux timbales et des timbales aux barriques. Les ménestrels font virevolter leurs doigts sur des airs enjoués qui vrillent telles des galéjades vers les hauteurs et parfois se modulent de gravités dissonantes .
Et les rires éclatent dans la salle, vibrants dans une atmosphère déjà emplie par la fumée des bougies
HRP : Ce RP est ouvert. Nul besoin de me MP au préalable pour participer, si vous souhaitez jouer, venez ! J'aurais cependant pour le moment un rythme "lent". Une réponse par semaine, le week end vraisemblablement.
Note : Au Moyen-Age, seules les prostituées étaient "en cheveux". Toutes autres femmes se devaient d'être coiffées pour être décentes.
Musique : Compilation de musique de la série "Vikings". Ici, "Fehu" par Wardruna.
Note : Au Moyen-Age, seules les prostituées étaient "en cheveux". Toutes autres femmes se devaient d'être coiffées pour être décentes.
Musique : Compilation de musique de la série "Vikings". Ici, "Fehu" par Wardruna.
| © Images Avatar & Signature : Mehmet Turgut & Luis Pacho |
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