Giuseppelovisone
_Mi fa cagare !
Le souffle exaspéré se perd en accent étranger dans l'atmosphère étoupé de l'atelier. Malgré l'injure et l'agacement, Giuseppe Lovisone ne relève pas le nez de son ouvrage. Le visage, où se disputent les rides de l'âge à celles de la sévérité, demeure figé dans une expression concentrée digne des plus austères statues romaines. Seul avec sa tâche, la lumière éclatante du jour pour ciseler ses contours burinés de dorures, il anime avec une minutie chirurgicale la lame poinçonnée dun reflet miroitant de son couteau à parer. Sous l'orfèvrerie de son doigté, le cuir saffine de couches délicatement ôtées.
Les peaux dagneaux, de veaux et de chevrettes pendent çà et là comme des voiles accrochés dans les airs, scindant la lumière en une myriade de faisceaux. Lodeur lourde de leurs cuirs emplit latelier de senteurs animales, tannées et âpres, douce et chaude pour lagneau, imposante et brute pour le chevreau ; une subtile symphonie de fragrances, saisie par le nez italien qui sait en savourer et en distinguer chaque note, chaque accord dans leurs moindres singularités. Giuseppe est un truffier de cuir, cela va sans dire et un fin associateur dodeurs. Dans louate cuiré qui étoupe latelier, un îlot herbacé fleurit à la narine, presque noyé par l'implacable bestialité des exhalaisons tannées.
Soudain, le grand homme se lève et quitte son établi pour gagner létagère et la table haute juste à côté où trône une farandole de fioles et de pâtes odorantes. Dans lart de la ganterie italienne, lon aimait à agrémenter le cuir de parfums délicats, masquant labrupte odeur de la matière première des plus belles fragrances florales. Si Lovisone nétait pas le meilleur créateur de senteurs, il était sans aucun doute un génie de lassociation, trouvant à chaque cuir et chaque personnalité le parfum qui savait sy mêlé, harmonisant sans annihiler cette odeur si particulière qui savait tant régaler son museau. Ses sourcils de broussailles grises se fronçant, il prend un flacon à létiquette vierge quil sapprête à ouvrir.
_ Camphre ou narcisse ?
Le liège se défait, soufflant une bouffée puissante que le Maistre Gantier renferme aussitôt.
_ Canfora !
Immédiatement, la main saisit la plume, indiquant la précieuse mention sur létiquette pure de toute nomenclature. Et alors, délaissant son ouvrage comme sil ne lavait jamais commencé, Giuseppe continue d'identifier et de la classer flasques et bombonnes éparpillées sur la table. Ainsi était litalien : il commençait une tâche puis se jetait sur une autre, comme il vous commençait une phrase sans la finir pour en enchaîner sur une seconde ; la pensée virant dun intérêt à un autre comme un papillon fou et nerveux attiré par trop de lumières. Lesprit de Lovisone était un chaos, mais un chaos surprenamment ordonné. Tous ses détours abscons le menaient toujours à bonne destination, semant derrière lui des autres penauds et surpris, incapables de comprendre comment cet homme impossible à suivre pouvant systématiquement arriver avant eux, plus vif et plus talentueux. Il était fidèle à son excentricité, même quand il était dans sa boutique : une seconde jouant les vendeurs au charme bien rodé, la seconde disparaissant brutalement dans son atelier comme un asocial pressé et bourru, pour réapparaître à la troisième en terminant ses palabres comme si de rien était.
Il avait continué, jusqu'à tard dans la nuit à archiver ses accords, certains faits par ses soins, dautres achetés à des tiers et parfois arrangés à sa manière. Le Maistre accordait une attention particulière à chaque emplacement, certaines substances ne devant être mêlées à dautres sous peine dinfliger à quelques clients malchanceux des effets forts peu désirés. Le désordre à peine remis en ordre, lartiste volage retourne brusquement à son ouvrage, dardant dun il à l 'ambre impétueux la découpe du gant sur lequel il sappliquait tantôt. Les mains se pinçant dans une mimique clichée que l'on voue volontiers aux sudistes à sang chaud, Giuseppe peste plaintivement à nouveau de son accent violent, incriminant le gant comme sil était coupable de cet état :
_ Tu nes quune perle deliziosa jetée aux maiali !
Cette commande, il la réalise pour un bourgeois ayant ses habitudes chez lui depuis fort longtemps, mais Roscelin Pelletier n'avait été touché que par la fortune : s'il avait de quoi s'offrir de belles vêtures, on ne pouvait pas dire qu'il avait les manières pour aller avec. Les gants, il était plutôt du genre à se moucher dedans d'après Lovisone, et lui vendre pareil chef-duvre, à ses yeux, relevait d'un infâme sacrilège ! Cependant, le nanti payait rubis sur ongle le luxe de son art, et Giuseppe ne pouvait se permettre de faire la fine bouche devant pareil salaire. Cela ne l'empêchait pas pour autant de se rendre malade à chaque fois quil devait vouer un ouvrage à cet oiseau endimanché. Marmonnant de contrariété dans sa barbe cendreuse, affecté, pourtant, d'un professionnalisme et d'une passion à toute épreuve, le Maistre Gantier et Parfumeur reprend son ouvrage avec un soin d'orfèvre, tentant de faire fi de l'image des mains courtaudes et indignes destinées à s'en parer, priant, au fond de lui-même, pour que plus noble clientèle l'interpelle à l'avenir
Mi fa calare : Ca me "débecte".
Canfora : Camphre
Deliziosa : Délicieuse
Maiali : Cochons
Musique : "Distilling Roses ", du film "Perfume: The Story of a Murderer" composée par Reinhold Heil, Johnny Klimek et Tom Tykwer.
Canfora : Camphre
Deliziosa : Délicieuse
Maiali : Cochons
Musique : "Distilling Roses ", du film "Perfume: The Story of a Murderer" composée par Reinhold Heil, Johnny Klimek et Tom Tykwer.