Parmi la poignée de sujets du royaume de France présents à Dol-de-Bretagne pour accompagner Lemerco six pieds sous terre, l'on comptait la princesse de Dourdan. Celle-ci, fidèle à ses habitudes, s'était glissée dans un coin d'ombre pour assister à des funérailles dont elle s'était figuré qu'elles ne seraient rien de moins que lemerquesques. E-r-r-e-u-r et sur toute la ligne : c'était aussi classique que Lemerco ne l'était pas, ce dont elle ne pouvait tenir rigueur à l'officiant qui, elle ne le savait que trop pour avoir donné dans la chose cléricale par le passé, avait un canevas à suivre et ne pouvait qu'offrir à l'assistance de quoi broder. Et en fait de fioritures, rien. Nada. Nix. Zilch. Que dalle. Netra. Pour un peu, elle se serait cru à Saint-Denis, royaume de France, où ses obligations de noble du Domaine royal l'avaient tenue quelques jours plus tôt pour d'autres funérailles. Si la Danoise s'était rendue à Dol en revanche, c'est parce qu'elle en avait eu envie, et non pas parce qu'elle s'y était crue obligée. Et elle s'était donc attendu à autre chose que ça. À quoi exactement? Elle n'aurait su le dire. Mais oui, autre chose, quelque chose à son image, un bout de lui, en plus de cette localisation doloise. C'était déjà curieux que Lemerco fût mort, car les raclures, ça s'accroche à la vie plus qu'une moule de bouchot à son rocher dans l'estuaire de la Vilaine, mais c'était encore plus bizarre qu'il ne se passât absolument rien de plus que ce qui était prévu par la liturgie et même moins, puisque personne ne s'exprima.
Quelque chose commença à sourdre en elle de l'exaspération, mâtinée de résignation et ce mélange était tout tourné vers le Dolois adepte des manuvres dolosives. Tout cela, c'était de sa faute. Cette sidération, là, c'était uniquement de son fait. Le silence aussi, hors les propos du curé, aussi. Parce qu'il était mort alors que c'était inimaginable. Parce qu'il osait trépasser en un été pesant et que c'était plus dur, par un temps pareil, de donner de sa personne. Parce lui qui était adepte des magouilles semblait tous les avoir laissés en plan. Oui, oui, il y avait eu le faire-part. Et il y aurait certainement un testament. Mais sinon, pour la cérémonie? Les avait-il aidés, eux, qui étaient venus pour lui? Leur avait-il permis de s'extirper, ne serait-ce qu'un peu, de la gangue des convenances? Non, non, il les avait juste plantés là, comme il savait si bien le faire. Alors, quand le prélat demanda à ce que quatre hommes vinssent récupérer le cercueil, considérant que personne n'interviendrait plus, elle grommela :
Même mort, vous n'êtes qu'un fieffé saligaud.
C'était peut-être pour cela qu'il l'avait invitée, pour cette propension qu'elle avait à être franche et à ne pas satisfaire de quelque chose quand elle estimait que ça n'allait pas. Et ces obsèques, là, ça ne lui allait pas. Mais alors, pas du tout. Alors, elle s'y collerait.
Si je puis me permettre.
Et la mâtine, elle se permettait, se levant et se plaçant, hiératique, dans le sillage d'Eriadan Wolback qu'elle ignorait être qui il était. Mais parce qu'elle se doutait qu'il se mouvait pour jouer les porteurs, elle précisa de sa voix rauque mais plate :
Non pas que je compte participer au portage du cercueil.
Il valait mieux le dire, en ces terres qu'elle ne connaissait que très mal, malgré un Tro Breizh effectué quelques années auparavant, personne ne savait qu'Ingeborg, fille de Magnus, ne portait jamais rien, si ce n'est ses vêtements et ne soulevait pas davantage autre chose, sauf peut-être son jeune fils. Preuve en était que derrière elle, un jeune page était en charge d'un panier dont le contenu était dissimulé par un linge.
Je vais parler.
Elle ajouta :
À dire vrai, je n'avais pas projeté de prendre la parole. Je ne suis certainement pas la mieux placée pour ce faire, mais j'ai du mal à croire que Lemerco partira sans que personne n'ait prononcé plus que quelques mots convenus. Alors, je vais parler.
Un léger et gracieux dodelinement du menton à l'attention du blond officiant et la princesse se plaça près de Lemerco pour se tourner vers l'assistance qu'elle considéra un instant de ses yeux pâles et vides. Elle se lança, déversant de ses lèvres incarnadines sa voix indifférente :
Je suis...
Avant de s'interrompre. Il ne lui semblait connaître personne ici, ou pas grand-monde la faute à une mémoire défaillante et il était plus que probable que personne ne sût qui elle était. La Bretagne, pour elle, c'était sa très chère, feue, Évenice de Guérande. Et Lemerco. Aucun des deux n'était présent aujourd'hui à Dol, en tous les cas, pour le second, pas vraiment. Elle reprit :
Je fais partie de celles à qui il n'a pu ravir leur culotte. Je suis le petit lapin argenté de Champagne.
C'était ainsi que Lemerco l'avait désignée dans le dernier billet qu'il lui avait adressé. Pourquoi un lapin? Mystère. Et argenté? Pas mieux. Sable aurait mieux convenu : comme chacun pouvait le voir et comme lui le savait, elle était vêtue de noir de la tête aux pieds, voilée du même, et le seul métal qu'elle portait, c'était l'or, pur comme les nombreuses chaînes autour de son cou; gemmé, comme les bagues passées, parfois par paire, parfois par trio, à chacun de ses doigts praticiens.
À la mi-mai, Lemerco m'a fait savoir qu'il débarquait à Paris sous peu et espérait l'hospitalité de mon hôtel. Enfin... il ne l'espérait pas, il la tenait pour acquise. C'était normal, nous n'avions pas besoin d'entretenir nos liens, il voulait venir, il viendrait. Voilà pourquoi, le plus naturellement du monde, j'ai exigé en retour un tribut purement breton du sel du marais de Lasné, des craquelins, des sacs de farine de blé noir, des gélines du pays de Janzé et une relique de sainte Nathan.
De cela, elle se souvenait fort bien. De la suite, aussi.
Il n'est pas venu, ce qui m'a étonnée. Était-ce parce que la raison de son voyage, des pourparlers avec notre trépassée à nous, ne l'enchantait guère plus que cela? Ou était-ce déjà autre chose?
Et maintenant, il était mort. L'autre couronnée aussi d'ailleurs. Mais elle, l'on savait dès son élection qu'elle ne ferait que passer pour mieux trépasser. En Bretagne, les souverains ne mouraient pas forcément quand la fin de la mandature s'annonçait.
Lemerco avait pourtant l'habitude de mettre en uvre ce qu'il projetait et faisait savoir. Ainsi en Champagne, là où je l'ai vu pour la dernière fois. Avant de s'attaquer au trône grand-ducal, il entendait bien y semer le trouble. Il l'a annoncé et a entrepris de le faire et mieux, a réussi, dans une certaine mesure. Lemerco a déposé une liste qu'il a pu financer et compléter, circonvenant même des Champenois, avant de la valider. Il a été élu, malgré le viol manifeste de la loi royale, et a pu entrer au conseil ducal champenois. Et bien évidemment, comme il l'avait planifié, il y a semé le trouble.
Le Dolois avait fait pire en fait, il avait révélé les petits travers de beaucoup, mis au jour certaines failles, fait vaciller des ententes qui n'étaient finalement que de façade.
Moi-même élue, j'ai pris le parti de l'ignorer, ayant toujours estimé que Lemerco se nourrissait avant tout de toutes les attentions, surtout quand elles étaient mauvaises, qui lui étaient prodiguées. Il n'aimait rien tant que provoquer et observer ce que ses bravades et agaceries occasionnaient. Alors, pour le défaire, pour l'annihiler, quoi de mieux que faire fi de son existence? C'est quelque chose que la royauté française n'aura jamais su comprendre...
Et qu'elle reproduisait encore et encore, avec tous ceux qui s'élevaient contre elle.
Mais, parce qu'il ne pouvait s'en empêcher, Lemerco proposait aussi, argumentait tout autant et faisait souvent mouche. Et ce qui est dommage dans le fond, c'est que toute la répulsion qu'il a inspirée en Champagne, et inspire encore, a masqué la cohérence et le bien-fondé de ses déclarations et en maints domaines. Réduire Lemerco à ses provocations n'est pas juste, c'était, un homme d'idées et de réflexions, sous ses dehors légers et carrément idiots.
Les prunelles vert opalin balayèrent un instant l'assistance, avant de se fixer sur un point indistinct, vers le narthex.
Au cours du mandat, Lemerco a fini par partir et je ne pensais certes pas qu'il partirait pour de bon. Je m'attendais à ce qu'il revînt, et je m'attendais à ce qu'il vécût. Aussi, aujourd'hui, je ne puis l'ignorer, refuse de l'ignorer. Mon intervention ne se révèlera certainement ni pertinente ni intéressante mais je ne puis me taire. Lemerco était un maraud, une canaille mais il ne faisait pas profession de le dissimuler. Il était impossible, mais toujours franc. Et il mérite mieux, je crois, que mon silence.
Et s'occupant de celui qu'elle ne croiserait plus, pas en cette vie en tous les cas, elle se tourna vers le cercueil, y déposa une main ferme.
Je ne sais même pas ce à quoi vous croyez. C'est le rite aristotélicien romain qui se déploie aujourd'hui, et je dois dire que je m'attendais à un druide, au moins un peu. Non pas parce que vous êtes breton et que forcément, il vous faut un druide. Mais vous aimiez tant la Bretagne, elle vous était chevillée au corps, vous étiez son enfant, vous l'êtes toujours et le serez à jamais. Alors peut-être qu'un jour, je vous reverrai sur la Lune. Dans ce monde-là, vous ne pouvez pas être ailleurs, ne nous racontons pas d'histoires. Sinon, à Dieu vat.
De sa main inoccupée, elle héla son petit page qui fourragea dans le panier et en sortit une bouteille qu'il déboucha aussitôt. Le contenant passa du môme à la princesse qui le bascula au-dessus de la la caisse de bois. Du vin blanc commença à s'en échapper, pour se répandre sur le cercueil. Ce n'était pas prévu, la bouteille était destinée à l'après. Mais dans le fond, ce n'était pas plus mal, d'autant qu'il en restait d'autres.
Voilà tout ce que vous aurez jamais de la Champagne. Et avant de protester comme vous savez si bien le faire, ce n'est pas de la piquette, mais du vin de chez moi, de Vertus. Vous êtes grossier mais vous avez du goût.
Ingeburge secoua la bouteille, pour que rien ne fût perdu. Le vin, désormais, gouttait au sol, formant une petite flaque odorante. Elle conclut, ayant rendu un liquide hommage à son vieux compère :
Quant à moi, figurez-vous que j'en aurai davantage, car il y a tout lieu de croire que dans quelques jours, s'il plaît au Très-Haut de vous laisser pourrir à Dol, j'en devienne la duchesse régnante.
Et toc.
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« Petit lapin argenté de Champagne. »
Toujours pourvue de sa culotte, elle.