Arnoul.


Arnoul était du genre à foncer dans le mur.
Mais Arnoul refaisait rarement deux fois la même erreur. Enfant, six ans, et l’honneur aussi grand que l’obstination. Cocktail explosif, qui, jusqu’ici, ne lui avait pas offert une vie eau de lac, paisible, et limpide. Ou bien était-ce cette vie-là, entre un père démissionnaire, puis gâteau, et une mère aussi ravageuse qu’une tempête furieuse, qui l’avait rendu ainsi ? Peu importait. Toujours était-il qu’il refaisait rarement deux fois la même erreur. Et pourtant, c’était bien la deuxième fois qu’il s’en allait sans prévenir personne, et ce, en l’espace de quelques semaines à peine. Et pourtant, Aristote seul savait à quel point sa première fugue lui avait coûté. Les longues nuits à ne plus savoir pourquoi, les heures de marche, le désespoir, parfois, avaient égrené les jours et les nuits, aussi régulièrement qu’un tic-tac bancal. Et encore ; il avait été accompagné. Caia. Caia était venue avec lui, lui avait tenu la main, lui avait montré comment voler de quoi se nourrir, l’avait emmené dans des recoins incongrus pour dormir en paix, en bref, l’avait sauvé de l’abandon total.
Et cette fois, il était seul. Seul avec sa trop grande cape pesant sur ses épaules, ses genoux écorchés, ses jolies petites chaussures, son cœur à la chamade déchiré, et Martin.
On va pas se mentir cette fois
Pour la dernière je veux être clean
C'est le cœur lourd que je vous quitte
Sans grand discours et sans émoi
Pour la dernière je veux être clean
C'est le cœur lourd que je vous quitte
Sans grand discours et sans émoi
S’il avait réfléchi, alors ? Pas vraiment. Autant dire, pas du tout. Mais comment rester en place alors qu’on apprend coup sur coup que notre mère n’est plus notre mère, et qu’elle envoie nounou pour venir nous chercher ? Comment rester calme alors qu’autour de soi, tout se met à tanguer, et les rochers se lèvent, et le courant nous y fracasse ? Oui, comment ? Comment ? Quelqu’un pourrait-il lui répondre ? Est-ce que quelqu’un, sur cette terre, pourrait un jour entendre ses pensées, et y passer un baume, comme les onguents qu’on met sur les bobos pour qu’ils arrêtent de faire mal ? Et si jamais personne ne pouvait, cesserait-il un jour d’en souffrir ? Et à présent qu’il marchait, que la décision avait été prise, qu’il ne voulait plus se retourner, il laissait les visages défiler dans sa caboche brune. Et Mama, et Papa, et Caia, et Isaure, et Cassian, et même Lucie, Eddard, Lénù, Tara, Henri, Sieg, Nicolas, Alphonse se donnaient tous rendez-vous entre ses tempes, s’incrustant sans y avoir été invités, y résonnant douloureusement. Isaure allait encore s’inquiéter, et maman se fâcherait encore plus. Peut-être même qu’elle la tuerait. Ou qu’elle mourrait. Et Caia allait être triste, tellement triste ! Ils n’allaient plus être séparés. N’était-ce pas ce qu’il voulait ? Pourquoi était-ce lui qui était parti, alors ? Était-ce ça qu’il voulait ? « Et toi, qu’est-ce que tu veux ? » C’était bien ce que lui avait demandé Lucie, et il n’avait pas su répondre. Qu’est-ce qu’il voulait ? Qu’est-ce qu’il voulait ?
Ce n'est pas pour vous fâcher
Et entre nous, ça changera rien
Mais je m'en vais déserter
Je disparais, soudain, magicien
Alors demain de bon matin
Je laisserai tout derrière moi
Et ce sera moi l'orphelin
De mes projets et de nos choix
Une paume s’écrasa contre une joue, noyée de larmes. Reniflant, il s’assit sur le bord du chemin, genoux remontés, pliés, contre la poitrine, et le menton appuyé sur eux. Contre son cœur, il sentait le bois rude et anguleux de son pantin, mais il ne s’en sentit pas apaisé. Au contraire. Un moment, il se dit qu’il n’aurait pas dû le prendre. Martin aurait dû rester avec tous les autres. Il ne l’aimait plus. Ou bien, il l’aimait plus fort que jamais. Mais il aurait voulu le laisser à Caia. Martin sans Paul allait s’ennuyer, désormais. Martin sans Paul n’était plus vraiment Martin. Et Arnoul sans Caia n’était plus vraiment Arnoul non plus. Cette dernière pensée fut celle de trop. Il fallait qu’il fasse quelque chose. Il ne pouvait pas s’en aller comme cela, sans mot, sans geste. Et il ne fallait surtout pas que les autres partent à sa recherche. Alors, il se redressa un peu, et fouilla dans la petite besace qu’il avait volé au marché, juste avant de partir. Étonnamment prévoyant, il y avait glissé une pomme, plusieurs gâteaux qui s’étaient déjà cassés, laissant des petites miettes partout, et même un peu d’argent qu’il avait discrètement soustrait à la bourse de Cassian. Mais il n’avait pas pensé à prendre de quoi écrire. Un soupir souleva ses épaules, mais il se sentait tout d’un coup moins abattu. Il savait ce qu’il allait faire : dès qu’il serait arrivé à la ville d’après, il irait acheter des vélins, et de quoi écrire. Une mine de plomb, comme celle de Caia. Et il prendrait… Quatre feuilles. Oui. Très exactement.
J'ai l'impression que pour le môme
Que je suis, tout était tracé
Jusqu'à devenir un homme
Alors je me suis laissé allé
Nouveau décor. Ce n’était plus le chemin terreux, mais les pavés de la ville sur lesquels l’enfant était assis. Et, le nez plongé à son travail, la langue pointant au coin de ses lèvres, il s’appliquait à rédiger ses lettres.
D’abord, une à Isaure et Cassian.
Citation:
Isaure et Cassian
je sui parti mé je pensse que vou avé vu
cé pa de votre fote mé cé que je voulé partir
je sui tou seul parce que je voulé que Caia èle reste avec vou pour que vou ète pa tro triste
jé laissé Tinta-Martin-tamarre a la mézon il fo socupé de lui mé il fo pa que vou me cherché
je fé atenssion a Martin
ARNOUL
je sui parti mé je pensse que vou avé vu
cé pa de votre fote mé cé que je voulé partir
je sui tou seul parce que je voulé que Caia èle reste avec vou pour que vou ète pa tro triste
jé laissé Tinta-Martin-tamarre a la mézon il fo socupé de lui mé il fo pa que vou me cherché
je fé atenssion a Martin
ARNOUL
Une à Axelle, ensuite.
Pour qu’elle ne puisse pas reprocher à Isaure de n’avoir pas été prévenue.
Et peut-être pour, une dernière fois, tracer les quatre lettres, si jolies, deux à deux, sur le papier d’une lettre, qu’il ne scellera pas cette fois de son « je tème » maladroit.
Citation:
Mama
je sé pa si tu va lire cète lètre mé comme mème je lenvoi comme sa tu sé que je sui parti
peutètr tu ten fiche parce que tu di que je sui plu ton enfen mé je veu pa que tu é inkiète
je vé fère atenssion a moi et a Martin parce que je veu pa mourir
et je veu pa que toi ossi tu meur et Isaure non plu alor il fo pa la tuer
ARNOUL
Mama
je sé pa si tu va lire cète lètre mé comme mème je lenvoi comme sa tu sé que je sui parti
peutètr tu ten fiche parce que tu di que je sui plu ton enfen mé je veu pa que tu é inkiète
je vé fère atenssion a moi et a Martin parce que je veu pa mourir
et je veu pa que toi ossi tu meur et Isaure non plu alor il fo pa la tuer
ARNOUL
Une à Lucie, ensuite. Certainement qu’il aurait préféré l’envoyer à son père, mais elle au moins, il savait à peu près où elle se trouvait.
Citation:
Lussi
je sui parti parce que je croi que cé sa que je veu mé je sui pa sur
il fo que tu di a papa que je vé fère atenssion a moi et a Martin
tu fé ossi un bisou a Enri et mème o bébé qui é pa encor né
ARNOUL
je sui parti parce que je croi que cé sa que je veu mé je sui pa sur
il fo que tu di a papa que je vé fère atenssion a moi et a Martin
tu fé ossi un bisou a Enri et mème o bébé qui é pa encor né
ARNOUL
Et la dernière. La plus difficile, peut-être. Et celle, aussi, où il s’appliquerait le plus pour tracer ses lettres, pour qu’elles soient le plus rondes et le plus jolies possible.
Citation:
Caia
tu a vu que je sui parti parce que ce matin je sui pa venu joué avec toi
je men vé mé tu voi je técri parce que comme mème je sui triste que tu é pa avec moi
il fo que tu reste avec Isaure et Cassian pour que il soi pa tro triste et il fo que tu ler di que il fo pa me cherché
jé pri Martin avec moi et lui ossi il é triste que il a plu Paul pour joué mé je lui é di que dé foi on peu pa ètre avec cé ami et cé comme sa
mé jé laissé Tinta-Martin-tamarre alor il fo que tu tocupe de lui pour quil grandi bocou
ARNOUL
je tème
tu a vu que je sui parti parce que ce matin je sui pa venu joué avec toi
je men vé mé tu voi je técri parce que comme mème je sui triste que tu é pa avec moi
il fo que tu reste avec Isaure et Cassian pour que il soi pa tro triste et il fo que tu ler di que il fo pa me cherché
jé pri Martin avec moi et lui ossi il é triste que il a plu Paul pour joué mé je lui é di que dé foi on peu pa ètre avec cé ami et cé comme sa
mé jé laissé Tinta-Martin-tamarre alor il fo que tu tocupe de lui pour quil grandi bocou
ARNOUL
je tème
Et parce qu'il avait l'obstination et l’œil convaincant, il trouva quelqu'un pour envoyer les missives, payant des quelques deniers qu'il lui restait. Les miracles ne sont pas toujours gratuits .
Je deviendrai vagabond
Et en passant mais pas plus con
Mon cœur et mon corps à l'envie
Renaîtront petit à petit
Pour ce qui jugent ou me recherchent
Car je suis pas tout blanc ni même pâle
Je sais pas, dites leur que je me perche
Plus haut on peut mieux voir les étoiles
Et en passant mais pas plus con
Mon cœur et mon corps à l'envie
Renaîtront petit à petit
Pour ce qui jugent ou me recherchent
Car je suis pas tout blanc ni même pâle
Je sais pas, dites leur que je me perche
Plus haut on peut mieux voir les étoiles
*Boulevard des airs - Demain, de bon matin, paroles librement adaptées.
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