Axelle
Henri de Régnier*
Elle était en retard. Et elle n'aimait pas être en retard. Oh, non pas qu'elle se souciait particulièrement de la couturière avec laquelle elle avait rendez-vous. Celle-ci, avec son air revêche, pouvait bien aller au diable. La manouche serait-elle arrivée en avance, et même avec le sourire aux lèvres, que la godiche ne manquerait pas de la piquer lors des essayages. Non, elle s'agaçait d'être en retard pour la seule et bonne raison que cela retarderait d'autant la fin de la séance où, bras en croix, tournant quart de tour après quart de tour, les jambes bouffées par les fourmis, elle se ferait Saint Sébastien pour une heure menue. Menue mais déjà trop grosse.
Déboulant dans la rue, la chaleur lui tomba comme du plomb fondu sur les épaules. Mais plus encore que la chaleur, la puanteur de la capitale la fit furtivement vaciller. Qu'elle l'avait aimée, cette ville, à présent, elle cherchait à la fuir dès qu'elle le pouvait, préférant le calme et la douceur de vivre du sud, auréolés d'une certaine solitude que si peu étaient autorisés maintenant à troubler. Rentrant la tête dans les épaules, comme pour se protéger de l'agitation qui l'entourait, comme pour ne plus voir ces vieilles femmes édentées qu'elle avait pourtant tant aimé croquer du bout de son fusain. Avant.
Rentrer la tête ne suffisait pas à l'isoler des braillements des marmots ni du charivaris des charrettes soulevant des nuages de poussière. Évidement, elle serait en retard de quelques minutes de plus encore, mais au point où elle en était, c'était miette. Aussi bifurqua-t-elle dans une ruelle si maigre que son jupon, sous l'envolée de ses pas alertes, se froissait sur les murs borgnes, espérant que l'air serait plus respirable rue Chevet-Saint Landri. Elle en apercevait à peine l'angle quand des pas se précipitèrent dans son dos. Sans même avoir le temps de se retourner, une poigne ferme tira ses bras vers l'arrière, les emprisonnant à la cambrure de son dos. Elle cria, se débattant comme un animal sauvage menaçant furieusement ses articulations de se disloquer. Mais ses hurlements déments se perdaient dans la rumeur parisienne à peine fusaient-ils de sa bouche déformée tant de hargne que de terreur.
Lâche-moi ! Que veux-tu ?
Un souffle rance brûlait sa nuque à travers les boucles brunes, mais nulle voix ne lui répondit. Comme seule réponse, la pression sur ses poignets s'accentua encore. Quelques secondes s'écoulèrent, qui lui semblèrent des heures, quand un long sifflement lui perça les tympans. Combien de fois avait-elle usé de cette méthode pour donner l'alerte ou sonner le départ d'une embuscade ? Assez souvent pour savoir que la lutte inégale le serait bien plus encore. Alors lentement, elle remonta le visage, aussi impatiente qu'effrayée de savoir ce qui se tramerait à son horizon. Et ainsi qu'elle l'avait funestement deviné, une silhouette se découpa, noire dans le rectangle blanc du fond de la ruelle. Une large chapeau. Une démarche nonchalante et féline. Et surtout, ce chant. Ce chant qu'elle aurait reconnu entre mille. Et elle suffoqua. Elle n'avait pas besoin de voir ce même regard que le sien. Elle n'avait pas besoin de voir la virgule blanche de ce sourire. Elle n'avait pas besoin de se reconnaître en lui.
Salut sœurette.
Rodrigo Casas, et sa voix écornée. Le passé n'était jamais passé.. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son ne put s'en échapper. Il rit, de la voir ainsi pendue par les bras. Dans les yeux de la manouche un espoir. L'espoir fou qu'il ne veuille que plus d'argent encore. Un espoir qui s'effondra quand, à ses pieds de Duchesse parvenue, il jeta une bourse de cuir. Mille écus, elle contenait mille écus, elle n'aurait même pas eu besoin de compter. Les yeux rivés au brun du cuir, elle souffla âprement.
Pourquoi maintenant ?
L'éclat de rire lui transperça le crâne.
Mais enfin sœurette, pour t'laisser croire que t'avais réussi à m'échapper. Que t'avais gagné. Entre deux doigts, il attrapa le menton de la frangine qui avait rêvé de mourir sur un champ de bataille et le releva avec une douceur sournoise et l'observa. Longtemps. Si longtemps. Elle ne voyait rien. Ne parvenait plus même à penser ni à se débattre. Tremblante comme une feuille. Redevenue enfant pétrifiée. Pour voir c'regard-là. Agrandi d'peur. Si tu savais comme c'est bon. Pis, j'm'suis bien amusé à t'regarder gesticuler, durant toutes ces années. Il s'approcha et, d'un coup de langue, vint boire la larme roulant à la joue sororale. T'as qu'un nom. Casas.
Elle ne vit pas, la senestre de Rodrigo glisser dans son dos. Elle ne vit pas, l'éclat de la lame patiemment aiguisée jour après jour depuis des années. Les yeux noyés et résignés, elle se raccrochait telle une ultime prière au nuage gris d'un regard.
Il remonta son menton, encore. Avec la même douceur. Elle ne sentit même pas la froid de la lame à sa gorge.
Souris, Sœurette.
Elle ne sentit qu'un gargouillis lourd glisser entre ses seins. Dans un réflexe désespéré, elle cherchait à s'étrangler de ses propres mains. Mais celles-ci resteraient ligotées dans son dos. Offerte au regard de son frère. De rouge, jamais elle n'avait été tant vêtue. Puis, il n'y eu plus rien. Juste, peut-être, le pavé parisien, lointain à sa tempe.
_________________
Elle était en retard. Et elle n'aimait pas être en retard. Oh, non pas qu'elle se souciait particulièrement de la couturière avec laquelle elle avait rendez-vous. Celle-ci, avec son air revêche, pouvait bien aller au diable. La manouche serait-elle arrivée en avance, et même avec le sourire aux lèvres, que la godiche ne manquerait pas de la piquer lors des essayages. Non, elle s'agaçait d'être en retard pour la seule et bonne raison que cela retarderait d'autant la fin de la séance où, bras en croix, tournant quart de tour après quart de tour, les jambes bouffées par les fourmis, elle se ferait Saint Sébastien pour une heure menue. Menue mais déjà trop grosse.
Déboulant dans la rue, la chaleur lui tomba comme du plomb fondu sur les épaules. Mais plus encore que la chaleur, la puanteur de la capitale la fit furtivement vaciller. Qu'elle l'avait aimée, cette ville, à présent, elle cherchait à la fuir dès qu'elle le pouvait, préférant le calme et la douceur de vivre du sud, auréolés d'une certaine solitude que si peu étaient autorisés maintenant à troubler. Rentrant la tête dans les épaules, comme pour se protéger de l'agitation qui l'entourait, comme pour ne plus voir ces vieilles femmes édentées qu'elle avait pourtant tant aimé croquer du bout de son fusain. Avant.
Rentrer la tête ne suffisait pas à l'isoler des braillements des marmots ni du charivaris des charrettes soulevant des nuages de poussière. Évidement, elle serait en retard de quelques minutes de plus encore, mais au point où elle en était, c'était miette. Aussi bifurqua-t-elle dans une ruelle si maigre que son jupon, sous l'envolée de ses pas alertes, se froissait sur les murs borgnes, espérant que l'air serait plus respirable rue Chevet-Saint Landri. Elle en apercevait à peine l'angle quand des pas se précipitèrent dans son dos. Sans même avoir le temps de se retourner, une poigne ferme tira ses bras vers l'arrière, les emprisonnant à la cambrure de son dos. Elle cria, se débattant comme un animal sauvage menaçant furieusement ses articulations de se disloquer. Mais ses hurlements déments se perdaient dans la rumeur parisienne à peine fusaient-ils de sa bouche déformée tant de hargne que de terreur.
Lâche-moi ! Que veux-tu ?
Un souffle rance brûlait sa nuque à travers les boucles brunes, mais nulle voix ne lui répondit. Comme seule réponse, la pression sur ses poignets s'accentua encore. Quelques secondes s'écoulèrent, qui lui semblèrent des heures, quand un long sifflement lui perça les tympans. Combien de fois avait-elle usé de cette méthode pour donner l'alerte ou sonner le départ d'une embuscade ? Assez souvent pour savoir que la lutte inégale le serait bien plus encore. Alors lentement, elle remonta le visage, aussi impatiente qu'effrayée de savoir ce qui se tramerait à son horizon. Et ainsi qu'elle l'avait funestement deviné, une silhouette se découpa, noire dans le rectangle blanc du fond de la ruelle. Une large chapeau. Une démarche nonchalante et féline. Et surtout, ce chant. Ce chant qu'elle aurait reconnu entre mille. Et elle suffoqua. Elle n'avait pas besoin de voir ce même regard que le sien. Elle n'avait pas besoin de voir la virgule blanche de ce sourire. Elle n'avait pas besoin de se reconnaître en lui.
Salut sœurette.
Rodrigo Casas, et sa voix écornée. Le passé n'était jamais passé.. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son ne put s'en échapper. Il rit, de la voir ainsi pendue par les bras. Dans les yeux de la manouche un espoir. L'espoir fou qu'il ne veuille que plus d'argent encore. Un espoir qui s'effondra quand, à ses pieds de Duchesse parvenue, il jeta une bourse de cuir. Mille écus, elle contenait mille écus, elle n'aurait même pas eu besoin de compter. Les yeux rivés au brun du cuir, elle souffla âprement.
Pourquoi maintenant ?
L'éclat de rire lui transperça le crâne.
Mais enfin sœurette, pour t'laisser croire que t'avais réussi à m'échapper. Que t'avais gagné. Entre deux doigts, il attrapa le menton de la frangine qui avait rêvé de mourir sur un champ de bataille et le releva avec une douceur sournoise et l'observa. Longtemps. Si longtemps. Elle ne voyait rien. Ne parvenait plus même à penser ni à se débattre. Tremblante comme une feuille. Redevenue enfant pétrifiée. Pour voir c'regard-là. Agrandi d'peur. Si tu savais comme c'est bon. Pis, j'm'suis bien amusé à t'regarder gesticuler, durant toutes ces années. Il s'approcha et, d'un coup de langue, vint boire la larme roulant à la joue sororale. T'as qu'un nom. Casas.
Elle ne vit pas, la senestre de Rodrigo glisser dans son dos. Elle ne vit pas, l'éclat de la lame patiemment aiguisée jour après jour depuis des années. Les yeux noyés et résignés, elle se raccrochait telle une ultime prière au nuage gris d'un regard.
Il remonta son menton, encore. Avec la même douceur. Elle ne sentit même pas la froid de la lame à sa gorge.
Souris, Sœurette.
Elle ne sentit qu'un gargouillis lourd glisser entre ses seins. Dans un réflexe désespéré, elle cherchait à s'étrangler de ses propres mains. Mais celles-ci resteraient ligotées dans son dos. Offerte au regard de son frère. De rouge, jamais elle n'avait été tant vêtue. Puis, il n'y eu plus rien. Juste, peut-être, le pavé parisien, lointain à sa tempe.
Me tuke phenav ake o drom oke le kanre; tu phir sar zanes.
Et meurs.
Et meurs.
_________________
