Gabriel.louis
Je ne savais même plus dire depuis combien de temps nous voyagions, encore moins depuis combien de temps javais quitté Chalon. Cela me paraissait une éternité, et cétait pourtant comme si cétait hier. Nous avions décidé de faire une halte de quelques jours sur cette route où jemmenais lItalienne « voir les vaches », parce que cétait Anna « qui lavait demandé ». En chemin, joffrais quelques brefs sourires complaisants à ma Sur et à mon Cousin lorsque nos regards se croisaient par inadvertance. Depuis Aurillac, je les fuyais, de crainte que mes yeux me trahissent. Je ne leur avais rien dit concernant Catalyna, et sils ne pouvaient quavoir constaté son absence, je me refusais à leur laisser entrevoir ma détresse et ma haine.
Par-delà ma fierté déjà bien mise à mal, je souhaitais quils profitent de tout ce que notre voyage pourrait leur apporter, et non quils se fassent happer par un vent de sinistrose qui nous serait défavorable à tous. Je navais pas conscience que les cernes creusant mon visage aux traits tirés parlaient pour moi. La tempe reposant contre le bois de notre véhicule, jobservais quelquefois lItalienne qui, depuis son cheval, tirait cet étrange carrosse miniature qui berçait Anna-Gabriella, ou encore Apollo, lorsquil passait à portée. Mais la plupart du temps, je laissais les aciers se perdre.
A chacune de nos étapes quotidiennes, cest Eugène que je fuyais tant bien que mal, mais le scélérat était malin et me patientait toujours auprès de mes affaires, de sorte quil me fût impossible de déroger à ses sempiternels rappels. Il voulait que je me nourrisse alors que jen étais incapable. Je lui cédais avant tout pour me débarrasser de lui qui, même quand il ninsistait plus par les mots, restait planté là sous couverts innocents, quand je savais bien quil trouverait toujours un nouveau moyen pour magacer tant que je naurais pas avalé quelques bouchées.
Malgré son insistance, et même pour le peu que jy mis de la bonne volonté, mes rations déjà maigres étaient diminuées de plus de la moitié. Jour après jour, lépuisement gagnait un peu plus mon corps, et jétais beaucoup plus sensible à la douleur, comme si une part de moi voulut que je souffre encore plus. Dans des gestes poussés par la survie, et dune main maladroite, je me flanquais quotidiennement une couche donguent à lentaille qui me traversait larrière de la hanche. Je la savais peu profonde, aussi, la douleur qui émanait delle me paraissait suspecte et je commençais à me demander si elle ne sétait pas infectée.
Javais besoin dune pause, de pouvoir me permettre de boire tout mon saoul jusquà parvenir à mendormir sans crainte, derrière une porte fermée, et de gagner quelques moments de solitude pour mefforcer doublier, de moccuper lesprit à nimporte quoi. Quand Alaynna me signala le détachement « bovin » venant en notre direction, je sus que cétait loccasion ou jamais, dautant plus que cela permettrait à mon émissaire Chalonnais qui devait certainement me courir encore après, de nous rejoindre, si tant est que laubergiste du point de rendez-vous initialement prévu lui ait bien remis mon message, ainsi que je le lui avais demandé.
Après avoir remis au Valet un pli destiné à chacun, je filai à lauberge la plus proche pour en réserver tout un étage. Au vu du poids de ma bourse qui devait bien maigrir au moins aussi rapidement que moi, et songeant à mes envies de beuverie, je réalisais ô combien il était temps que lon laisse une chance à mon émissaire de nous rattraper, espérant quil ait bien la cassette que javais réclamée. Attablé en taverne, je sirotais une liqueur qui me paraissait bien trop sucrée pour que je puisse en apprécier réellement la saveur. Peut-être irais-je ensuite préparer réponses à mes courriers toujours en attente ; pour lheure, je conversais avec un homme dont les connaissances médicales avaient pour mérite de me soulager, lespace dun instant, en accaparant mon attention.
"Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas" Au lecteur - Les Fleurs du Mal - C. Baudelaire
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