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[RP] La griffe du Lynx

Akelarre
2 novembre 1456, Reims

La porte se referma avec pertes et fracas. D'une main fébrile, le Basque ferma les deux loquets et s'empressa de tirer la commode voisine pour obstruer le seuil. De son front coulait à grosses gouttes une sueur mêlée de sang. On se pressait dans l'escalier dont les marches de bois résonnaient sourdement sous le tumulte des bottes et de l'acier.

Ils seraient bientôt là. Douze hommes contre lui. Armés jusqu'aux dents et enhardis par l'odeur de la curée. Un assassinat bien pensé. Qui pouvait l'avoir ainsi piégé, lui, le mercenaire qui se targuait de ne jamais s'être laissé prendre? Etait-ce la comtesse d'Artois, la poupée de Guyenne ou bien le maître de Montauban? A l'urgence de trouver une issue rapide à ce qui s'annonçait comme un sanglant rendez-vous, s'ajoutaient confusément dans son esprit milles suppositions qu'inspiraient au redoutable prédateur la rage d'être aujourd'hui la proie.

Il fallait trouver une sortie, et vite. La fenêtre de la sombre pièce était bien trop haute pour en sauter sans se rompre le cou mais le mercenaire pourrait peut-être réussir à s'échapper par les toits. Il se hâta vers l'autre côté de la mansarde et ouvrit la fenêtre. Mais à l'instant de lever le genoux pour prendre appui sur le rebord, la douleur de sa jambe blessée se fit plus vive que jamais. Il tomba impuissant sur le bois vermoulu et comprit que tout s'arrêterait là.


"Esana esan, emana eman" murmura soudain une voix près de lui. A ces mots familiers, tous les échos chantants de son pays lointain lui montèrent à l'âme. "Le destin nous rattrape toujours, Etxegorry."

La voix était tout à la fois suave et menaçante et le Gascon crut discerner dans un recoin ténébreux de la pièce la silhouette d'une femme nue.

A la porte, les coups redoublaient. Elle ne tarderait pas à céder.

"Au diable, Etxegorry. Tu me plaisais bien et tu m'as bien servi. Lorsque le maudit meurt, fort heureusement, la malédiction se poursuit. Esana esan, emana eman."

Ce fut tout. La silhouette avait disparu. Délire d'un homme aux abois, se dit le Basque qui ne souhaitait plus à présent que se préparer à sortir la tête haute.

Le bois de la porte céda. La lueur des torches et des lames déchira en un instant l'obscurité des lieux. Les truands se ruèrent à l'intérieur et encerclèrent leur homme, n'attendant plus qu'un mot de leur chef pour donner le coup de grâce.

Le Basque s'était relevé et se tenait péniblement debout et silencieux devant l'embrasure de la fenêtre, sa dague au poing, prêt au dernier combat. Il y eut un froid silence.

Alors, dans un ultime sursaut d'orgueil, il s'écria à plein poumons:

"Personne ne prend la vie du Lynx !"

Et plongeant sa dague dans son coeur, il chut par la fenêtre et alla s'écraser sur le pavé.
Iban_etxegorri
Dix ans plus tard, dans les environs d'Auch

La bête ne se doutait de rien. C'était un tout jeune cerf qui ne devait pas avoir bramé bien souvent. Percevant un léger bruissement, il se figea soudain, aux aguets, sans apercevoir toutefois le chasseur. Ce dernier non plus n'avait pas beaucoup de printemps derrière lui. Il devait avoir seize ans tout au plus. Mais les rigueurs d'une existence miséreuse, tutrices impitoyables, lui avaient appris davantage que la meilleure des écoles en ce peu de temps.
Le tir fut précis et fatal. La flèche vint se figer dans le col de la bête qui s'effondra avant même d'avoir pu bondir. Jaillissant de derrière les feuillages, le jeune archer se rua vers sa proie et, s'étant accroupi près de son corps encore palpitant, l'acheva d'un franc coup de dague au poitrail. Un sang frais vint arroser l'herbe encore humide du matin.

Hissant le daguet sur ses épaules, le jeune homme rebroussa chemin. Bientôt s'élevèrent devant lui les hautes murailles d'Auch. En route vers les collines de Gascogne, l'adolescent y avait temporairement élu domicile pour y gagner un peu d'argent avant de reprendre son périple. Le beau parleur n'avait pas mis longtemps à se faire embaucher par une riche famille des environs dont il ignorait tout des honneurs et de la réputation : il savait leur richesse et cela avait suffi à convaincre le jeune affamé de se montrer persuasif.

C'était jour de marché. Les rues grouillaient d'une foule puante et bruyante. Le jeune homme se fraya un chemin parmi les badauds, profitant de la presse pour en détrousser un au passage, et tâchant d'éviter la souillure des pots de chambre et des fonds de marmites déversés depuis les étages. Il souhaitait se présenter devant le Comte et la Comtesse avec un minimum de convenance. Au détour des étalages, il aperçut la charmante boulangère qui lui avait vendu la veille ses miches à petit prix. Il se promit de retourner la voir bientôt et la gratifia d'un sourire complice.
Plus il avançait dans les rues d'Auch, plus la foule se faisait tumultueuse. Soucieux de ne pas gâter son gibier, le jeune homme quitta l'artère principale pour emprunter une ruelle moins peuplée. Sous un porche, une vieille mendiante haranguait les passants d'une voix faible et lancinante. Sans trop y réfléchir, le jeune homme sortit une pièce de la bourse qu'il venait de chaparder et la lança à la miséreuse. Contre toute attente, la vieille saisit alors brusquement son poignet d'une main étrangement ferme.

" Ce qui est dit est dit, ce qui est donné est donné" murmura-t-elle de façon sénile. Et elle plaça dans la paume du jeune homme un curieux médaillon avant de se lever et de disparaître derrière une porte cochère.

L'adolescent resta un moment interdit sous le coup de l'étrangeté de la scène dont il venait d'être l'acteur involontaire. Recouvrant ses esprits, il observa le médaillon. Celui ci était petit, très simple et gravé de façon grossière d'une tête de félin dont on avait du mal à discerner s'il s'agissait d'un chat ou d'un lynx. S'avisant du sang de sa victime qui coulait sur ses épaules et de sa langue pendante, le chasseur rangea le médaillon et se remit en marche. Il arriva bientôt devant l'hôtel de ses nouveaux maîtres et tambourina à grand coups sur la porte.


"Hé là ! Ouvrez-donc ! C'est Etxegorry !"
Anna_rosalie
Anna traversait le vestibule au moment où les coups furent frappés à la porte. Évidemment, elle sursauta, ne s'attendant guère à se trouver ainsi dérangée dans ses pérégrinations postprandiales, mais n'en laissa pas pour autant échapper le vase garni d'un bouquet de lys jaunes qu'elle tenait entre ses mains. Jetant un regard vers l'huis, elle marmonna quelques malédictions à l'encontre des gardes qui, une fois de plus, avaient de toute évidence déserté leurs postes. Et comme on est jamais mieux servi que par soi-même, elle s'en fut ouvrir elle-même ; qui plus était, le visiteur s'était annoncé, et était attendu. Calant le vase dans le creux de sa hanche, elle libéra ainsi sa senestre, qui actionna non sans mal la lourde poignée, en pestant à nouveau contre l'inaptitude des troufions comtaux.

Messire Iban !

Quel contraste entre ces deux là. D'un côté le chasseur, brun, sombre, couvert de sang, et convoyant une odeur musquée. De l'autre, l'innocence blonde et pâle, avec ses pieds nus, ses fleurs et sa robe blanche... Elle rit un peu en s'en rendant compte, mais embraya vite sur ce qui l'occupait à présent : Décharger le jeune homme de son poids mort.

Ah, c'est le cerf de Madame. Venez vite le mener à l'office avant qu'il ne dégouline partout, si l'on commence à voir du sang sur le perron de la demeure du comte...

Elle se mit en branle, vérifiant par dessus son épaule qu'il ne peinait pas trop à suivre.

Faites-moi penser à vous montrer l'entrée de service, pour la prochaine fois !

Le guidant au travers d'une enfilade de pièces, Anna ne pouvait s'empêcher de bavasser gaiement.

Belle bête ! Vous allez garder sa tête et l'empailler ? Oh d'ailleurs, comme j'y pense, vous voudrez bien vous charger de le dépecer et de le vider ? Je sais le faire avec les moutons et les chèvres, mais je n'ai jamais eu à préparer de gros gibier, encore. Vous en avez déjà mangé ? C'est comment ?

Le moulin à paroles ne cessa que lorsqu'ils eurent passé les portes des cuisines, où régnait déjà un joyeux brouhaha et une délicieuse odeur de pâtisserie dorant au four.

Ce serait mieux de le pendre dans la petite cour, j'imagine !
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Iban_etxegorri
Ravissante apparition. Le jeune homme, les yeux écarquillés, eut paru bien benêt à sa belle portière si l'esprit de cette dernière n'avait pas été occupé à penser toutes les tâches qui lui restaient à accomplir pour faire tourner rond la demeure. Il n'eut pas le temps de dire un mot qu'elle le pressait déjà d'entrer et de le suivre jusqu'aux cuisines. Il eut de toute façon été bien en peine d'en prononcer un seul, tout occupé qu'il était à dévorer de son regard d'adolescent les traits gracieux de la jeune femme. Lui qui était habitué soit à l'apparat criard et fardé des prostituées de la Cour des miracles, soit à la beauté froide et lointaine des grandes dames qu'il avait aperçu autour du Louvre, découvrait avec félicité l'aura douce et fraîche de cette demoiselle dont la beauté semblait si naturelle, l'entrain si spontané et qui se faisait si proche.

"Je... Je vous en prie, ne me donnez pas du Messire..." lui dit-il en s'essuyant le front comme pour paraître - en vain - plus présentable, "Je suis plus proche des gueux que de leurs altesses. Iban suffira."

Elle ne semblait pas l'avoir entendu, tout affairée qu'elle était à trouver un endroit approprié pour dépecer la pauvre bête. Puis, vint une pluie de question auquel il tenta tant bien que mal de répondre.

"Ma foi... je ne sais trop comment l'empailler. J'aurai trop peur d'abîmer la tête.."

La jeune femme n'attendit pas la fin de la réponse.

"Mais oui, je crois pouvoir le dépecer proprement. J'ai un ami qui travaillait aux abatt..."

Nouvelle question. Elle était intarissable.

"Pensez-vous ! C'est un met de seigneurs. Je n'avais droit qu'à une poule pour la Noël et un oeuf pour les Pâques... et puis chasser du gibier pour son compte, c'est un coup à se faire pendre !"

Ils arrivèrent dans les cuisines. Là encore s'ouvrait pour Iban un monde des plus inattendus. On était bien loin des fourneaux nauséabonds et des arrières-cours crasseuses de la capitale. Malgré le fracas ambiant, tout était orchestré en une chorégraphie bien rodée où chacun semblait savoir sur le bout des doigt le rôle qu'il avait à tenir. Malgré l'activité frénétique, tout était net et précis. Le parfum qui s'élevait des marmites et des fours était par ailleurs délicieux aux narines de celui qui n'était hier encore qu'un va-nu-pied famélique.

La conclusion pratique d'Anna fit sortir le chasseur de sa contemplation béate.


"Fort bien" approuva-t-il tout en se dirigeant vers la courette.

Il pendit sa victime au crochet qui se trouvait là et entreprit de dépecer la bête à l'aide de sa navaja. Ses gestes étaient maladroits et malgré son application, la tâche s'avérait plus ardue qu'il ne l'espérait. Les gouttes qui s'écoulaient de la bête devinrent bientôt un ruissellement épars et il s'échina tant et si bien au dépeçage que son visage comme ses vêtements furent bientôt tout maculés de sang. La cour ressemblait à l'Etna. Lorsqu'il eut terminé, il s'empressa de retourner aux cuisines pour aller conter fleurette à la belle Anna. N'eût-elle pas su qu'il revenait de la chasse, elle eût sans doute appelé séance tenante la maréchaussée pour assassinat aggravé d'acharnement sur le corps de la victime.

"Et dites, Dame Anna, que pensez-vous de la maîtresse des lieux? S'est-elle montrée avenante avec vous jusqu'ici?" lui demanda-t-il avant de se frotter les mains et la face avec l'eau d'un baquet voisin pour effacer les signes de ses oeuvres macabres.
Octave.
Il avait faim. Terriblement faim. Enfermé dans son bureau, il avait beau essayer de se concentrer sur le parchemin devant lui, réciter dans sa tête les mots qui y avaient été écrits, reprendre phrase par phrase le traité... non, décidément, il n'y avait que les gargouillis de son estomac qui prévalaient, et rien ne résonnait plus à ses oreilles que la FAIM.

Las de combattre les forces de la nature qui le forçaient régulièrement à se sustenter, ne serait ce que d'un demi jambon et d'une brioche, pour tenir jusqu'au repas, il cesse la lutte et décide de quitter la table qu'il occupe pour rejoindre celle, plus large mais également mieux fournie, des cuisines. Il sait qu'il sera accueilli avec force sourires et courbettes.

Pas tellement parce qu'il est Comte, mais surtout parce qu'il est un convive que l'on a plaisir à contenter. Un mot gentil, un sourire, et un appétit à faire palir un ogre. Le Beaupierre fait honneur au travail des cuisines, et les domestiques y employés apprécient en retour que l'on loue le travail fourni. Jamais une pâtissière n'aura reçu autant de louanges que celle qui alimente sans rechigner le Conseil, le Comte et ses invités.

C'est ainsi que d'un pas guilleret, il descend les marches qui mènent aux cuisines, se délectant par avance du plat dans lequel il pourra piocher, de la viennoiserie qu'il pourra voler, de la sauce dans laquelle il trempera son doigt, et de la soupe dont on ne lui refusera pas un bol. Isaure peut bien essayer de lui faire manger ce qu'elle veut aux étages, aux cuisines, on sait ce qu'il aime et on le lui sert sans rechigner.

C'est ainsi qu'il débarque, souriant et de bonne humeur, jusqu'à apercevoir la silhouette d'Anna. Mince. L'espion est en place. Ils ne se connaissant que peu, mais Octave a déjà pu apercevoir et constater que la jeune femme, tenant probablement à sa place, avait gagné l'oreille de sa femme. Et qui gagne l'oreille d'Isaure perd la parole d'Octave.

Ne vous y trompez pas, il aime et adore sa femme. Mais il aime et adore également les petits plaisirs de la vie, comme... la nourriture. Après quelque réflexion, tant pis, advienne que pourra, il achève de descendre les marches, et le voilà au milieu de la salle.


Ola des cuisines ! Qu'avons nous de bon ?

Il n'a pas fini sa phrase, qu'il lorgne déjà la table, sans prêter plus d'attention que cela aux présents. Faut dire que vu le monde qui navigue au sein du castel d'Auch, il serait bien en peine de dire qui fait partie de la garde comtale, des cuisines ou de sa mesnie personnelle. A ses yeux, Iban est donc un garde qu'il n'aurait pas encore remarqué.
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Anna_rosalie
Pendant qu'Iban achevait son office, en faisant un sort à la bête qu'il dépeçait et vidait de ses organes putrescibles — dont l'odeur commençait déjà à chatouiller les narines les plus sensibles — Anna elle s'était choisi la place idéale pour observer le jeune homme, à travers la petite porte restée ouverte. Nullement répugnée par le spectacle, elle contemplait son compagnon de service en mordant dans une pêche bien mûre, assise sur un coin de table, vase à ses côtés, les jambes battant dans le vide et l’œil brillant d'une singulière lueur d'intérêt. Quant à savoir si cet intérêt était dirigé vers l'écorcheur ou l'écorché, ça...

En tous les cas, la cour allait nécessiter un nettoyage à grande eau, et elle se figura qu'il vaudrait mieux qu'elle se trouve quelque chose à faire, c'est à dire, avant que quelqu'un d'autre ne remarque qu'elle baillait aux corneilles et n'ait l'ingénieuse idée de lui confier cette tâche. Mais la fuite s'avéra plus compliquée que prévu, puisque le chasseur revint vers elle. Souriant, elle entreprit tout d'abord de jeter son noyau au travers de la pièce jusque dans le bac à ordures — faisant au passage bramer une dindonnière — puis s'essuya les mains et le coin des lèvres à son tablier de gros drap. Qui plus était, cela lui laissait le temps de réfléchir à ce qu'elle pourrait bien lui répondre.


Eh bien... Très avenante, oui. Je la crois assez fantasque, et sans doute s'ennuie-t-elle un peu ici, avec Monsieur le Comte occupé aux affaires de l'Armagnac toute la journée, ce qui... Doit la pousser à faire des choses assez fantaisistes, comme fiancer ses domestiques.

Il eut droit à une œillade complice, mais quelque chose la tracassait.

Par contre, si vous voulez que je vous appelle Iban, il faudra m'appeler Anna ! Et donnez-moi votre pourpoint que j'aille l'éponger un peu, on pourrait croire que vous vous êtes douché au sang et...

Pour la seconde fois en bien trop peu de temps, elle sursauta, en entendant la voix d'Octave qu'elle n'avait pas vu venir. Lestement, elle sauta au bas de la table et se tourna vers le Beaupierre, l'air de rien.

Une pêche, Votre Grandeur ?

Elle en pêcha une dans le panier qui jouxtait le vase, et dans lequel elle s'était précédemment servi elle-même, puis la lui présenta, déjà toute prête à la lui lancer. Lancer des choses et viser juste était un plaisir de la vie largement sous-estimé, à son humble avis.
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Iban_etxegorri
A l'injonction de la jeune femme, Iban ne se fit pas prier et commença à ôter le pourpoint sanguinolent. C'était sans compter le peu d'habitude que le jeune homme avait à l'égard de ce nouveau vêtement, de sa multitude de boutons et de lacets. S'empêtrant les bras, il se retrouva la tête couverte, à batailler vainement pour ôter cette satané fripe. Il aurait bien aimé avoir un peu d'aide de sa comparse, mais celle-ci était apparemment occupée à accueillir un nouveau venu dans les cuisines, laissant le pauvre chasseur bien ballot.

Hardi, garçon, ne te montre pas si ridicule devant ta belle, ruminait-il alors que, dans le noir, il gesticulait comme un beau diable. Peine perdue. Il entendit le bruit d'une couture se déchirer. Etait-ce celle du pourpoint ou de sa chemise? Il n'en avait cure, pourvu qu'il se débarrassa bientôt de son accoutrement. Se démenant de plus belle, il parvint enfin à ôter chemise et pourpoint à la fois, et manqua de se prendre les pieds dans le baquet d'eau rougie.

"Rrhha, la peste soit de ces maudites hardes" rugit-il en jetant rageusement le tout par terre.

A l'instant qui suivit, il se sentit fort sot. Un homme approchait qui devait être le Comte ou l'un de ses amis. Son allure transpirait la hauteur de son rang. Démarche assurée, regard franc, port altier, faisant preuve d'une singulière aisance dans le décor trivial des cuisines : il était assurément de bonne naissance. La colère du garçon retomba aussi vite qu'elle avait surgi. Il avait toujours eu la plus haute opinion des gens de haute lignée. Orphelin dés l'âge le plus tendre, il avait grandi dans l'idée fantasque que son père devait être de ces chevaliers, tout droit sortis des fables de quêtes et de croisades que lui comptait naguère la catin qui lui avait servi de mère. Son père avait été un preux, il en était certain, avant de mourir en héros dans quelque bataille lointaine. La superbe navaja qu'on lui avait remise en tant que digne héritier alors qu'il était marmot, n'était-elle pas le signe de ce glorieux passé? Ce mythe paternel, bien qu'illusoire, l'avait toujours préservé de frayer avec les plus dévoyés de ses compagnons lorsqu'il vivait dans la capitale. Bien sûr, il y avait appris l'art de la rapine, nécessaire à sa survie, mais jamais il n'avait commis de forfaits plus scandaleux, fidèle qu'il se voulait à la grandeur d'âme de ce géniteur imaginaire. L'homme qui se tenait à présent devant lui, correspondait à peu de choses près dans sa façon d'être, au portrait qu'il s'était peint de ce père idéal qu'il aurait tant aimé connaître.

Et Iban se tenait là, torse nu et honteux, frusques sanglantes aux pieds, devant cet éminent personnage.

"Mes salutations, votre grandeur" balbutia-t-il, courbant l'échine et regrettant que le sol ne puisse l'engloutir de se montrer si ridicule.

C'est alors qu'il s'aperçut que, dans ses gesticulations, le médaillon donné par la vieille folle avait roulé par terre et se trouvait à présent à quelques pouces des pieds du Comte.
Octave.
Il écarte les mains, prêt à recevoir le fruit lancé. C'est effectivement un des petits plaisirs simples de la vie que de sentir le jus d'une pêche trop mûre, éclatée contre ses paumes lors d'une réception un peu trop vive. Qu'à cela ne tienne, il porte la tranche de sa pogne à la bouche, récupérant le sucre, et délaissant la chair. De toute façon, il a un palais plutot salé, et c'est vers les préparatifs du repas du soir qu'il louche, cherchant à piquer dans un plat un bout de viande, un légume, un bout de pain qu'il tremperait dans une sauce quelconque...

Le bon jour Anna. Et d'un air comploteur, il ajoute à mi-voix : Pour Isaure, préférez les poires aux pêches. Elle en est friande et c'est bientot la saison.

Non pas qu'il tienne particulièrement à resserrer les liens entre les deux jeunes femmes, mais son amour pour sa femme, son romantisme de midinette et le plaisir qu'il ressent lorsqu'elle sourit suffisent à passer outre sa crainte d'une alliance féminine qui se ferait à son détriment.

C'est alors qu'il aperçoit un tout jeune homme, dont la tenue, ou plutot son absence, ne manque pas de l'intriguer. Que fait donc dans ses cuisines un brun torse nu, dont les pieds naviguent dans une sorte de mare de sang, l'air franchement intimidé, comme s'il venait de se faire attraper la main dans un sac qui n'aurait pas été le sien ? Octave arque un sourcil.


Le bon jour à vous... S'il n'avait pas entendu le médaillon tombé à ses pieds, il en découvre l'existence en suivant le regard un brin paniqué du jeune homme. Le Comte se penche alors pour le ramasser, et, d'une curiosité à toute épreuve dont chacun avait pu faire les frais, se prend à l'étudier. La gravure ne lui dit rien, et luttant contre l'envie de creuser plus avant la question, il le tend à l'exhibitionniste.

C'est que le Beaupierre est, plus encore que curieux, plutot respectueux. S'il a tendance à demander qu'on lui montre des courriers, ou à lorgner sur tout ce qui traine sur les tables et bureaux, il évite le plus souvent d'insister ou de ne pas demander l'autorisation lorsque le propriétaire est dans le coin. Et s'il en croit la lueur dans le regard d'Iban, c'est l'un de ces moments où il convient de ne pas insister.


C'est à vous je pense. Dans un demi sourire, il ajoute : Faites plus attention à vos affaires... peut être qu'avec des poches ?

Ou comment souligner subtilement qu'il est à moitié nu. Dans les cuisines. Octave se tourne vers Anna. Laissez moi deviner... une recrue d'Isaure ? Si le ton est un peu sec, ce n'est pas dirigé contre le jeune homme, ni même la jeune blonde. Mais Isaure a manifestement beaucoup trop de temps libre. Il repose son regard comtal et interrogatif sur Iban. Comment vous nomme-t-on ? Et que savez-vous faire ?

En dehors de vous trimballer torse nu et couvert de sang, cela va sans être précisé.
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Iban_etxegorri
Interdit, le jeune homme recouvrit son médaillon et accusa la plaisanterie du Comte quant à son accoutrement sans mot dire. Il s'était montré ridicule, il fallait en convenir. Allons, reprend tes esprits, Etxegorri. N'as tu point d'honneur? Que dirait ton père !? On attendait des réponses.

"On m'appelle Iban, votre grandeur, Iban Etxegorri. Je viens de Paris et me suis établi ici après une longue marche."

Si la confiance du jeune homme lui revint peu à peu, il n'en lança pas moins quelques regards désespérés vers Anna pour qu'on lui procure de quoi se couvrir.

"Ma foi... j'ai appris à manier l'arc et crois être assez habile en la matière. J'ai tué un daguet ce matin pour la Dame qui habite céans. Et lorsque j'étais à Paris, j'ai par trois fois gagné la joute estivale de l'Etang de Saint-Mandé en tant qu'archer. "

Soucieux de se faire remarquer et rêvant à l'avance de servir ce seigneur qui lui montrait un semblant d'intérêt, le jeune homme repris de plus belle sa plaidoirie.

"Et... Et, je sais manier la dague également. Elle ne m'a servi pour lors qu'à égorger les bêtes, tuer les loups et à dépecer le gibier. Mais s'il plaît à votre grandeur, je puis la mettre à son service pour combattre ses ennemis. Je sais me montrer loyal et dévoué."

Tout en disant cela, il prit la peine de porter discrètement sa main à son flanc, afin d'y masquer l' escarcelle de trop que comptait sa ceinture. Il ne serait pas de bon ton que ses facilités pour le larcin s'ajoute à la liste de ses compétences. Mieux valait enchaîner.

"Je prie votre grandeur d'excuser ma tenue. C'est que la Dame d'ici a bien insisté pour que j'aille lui quérir un cerf dés ce matin. Il l'attend dans la cour. En le dépeçant, j'ai taché mon pourpoint... je ne m'attendais pas à la venue de votre grandeur... C'est Anna qui... enfin... voilà."

Le son de sa voix se perdit en une déglutition conclusive. Il préféra se taire plutôt que de s'empêtrer plus avant dans des excuses mal ficelées. Tout en parlant, il s'était redressé et se tenait à présent droit comme un "i", le regard franc et fixe, attendant fièrement la sentence de son puissant vis-à-vis.

Malgré cette apparence gaillarde, l'adolescent redoutait plus que tout d'être mis dehors à grand coup de pieds dans le fondement. Oubliée alors la perspective d'une situation stable et d'un repas quotidien, oubliés les rêves de gloire et de chevalerie, oublié, surtout, le sourire de la belle Anna.
Anna_rosalie
Qu'Octave se rassure, peu de chance que se développe une alliance féminine basée sur l'amour des poires. D'abord parce qu'Anna leur préférait les pommes, ensuite parce qu'elle ne tenait pas à se mettre Octave à dos, préférant mille fois ménager la chèvre et le chou. Et de toute façon, c'était à peine si elle l'avait entendu. Son regard et son attention avaient en effet été captés par Iban qui, juste à côté d'elle, se tortillait comme un asticot pour parvenir à se défaire de son pourpoint, tout en pestant largement. Se mordant la lèvre pour ne pas rire, et fixant le sol avec une intensité peu commune, elle se contenta de hocher le chef lorsqu'il lui demanda si le jeune homme était une recrue d'Isaure, et ne vit pas le regard implorant de ce dernier. Le transfert du médaillon ne l'avait curieusement que peu intriguée.

Le temps qu'il discutent, elle avait à peu près regagné son sérieux. Et comme Etxegorri avait mis le daguet sur la table...


D'ailleurs, le cerf, cuit au vin ou rôti ?

Cela n'empêcha pas la blonde de rouler un peu des yeux en entendant les excuses du jeune homme. C'est Anna qui quoi, hein ? Elle sourit, et enchaîna, sur le ton de la taquinerie :

C'est Anna qui force les petits nouveaux à se déshabiller publiquement, semble-t-il !

Et, disant cela, elle se pencha pour saisir les frusques d'Iban. Elle n'eut aucun mal à séparer chemise de pourpoint, mais constata que les deux étaient bons à laver, du sang ayant taché le col de la première, qui pourtant était protégée ailleurs par le pourpoint. En pensant aux eaux froides du Gers dans lesquelles elle aurait à plonger ses bras, elle regretta d'avoir offert ses services, la lessive était la meilleure des façons de s'abîmer les mains.

Il va falloir vous trouver une autre chemise en attendant que celle-ci soit lavée.

Elle se garda de lui recommander un bain (pas devant le Comte, le pauvre ne méritait tout de même pas ça !), mais elle n'en pensa pas moins.
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Octave.
Rôti.

Non pas qu'il n'aime pas le vin, mais le cerf en sauce, rien de tel pour qu'il soit ensuite incapable de faire quoi que ce soit de la journée ou de dormir la nuit. Ça vous tombait sur l'estomac et vous plombait pour des heures, or le Comte avait beaucoup à faire le jour, et ses nuits de jeune marié n'avait pour caractéristique le calme et le sommeil.

L'oeil scrutateur et le sourire sévère en bouche, rieur dans le regard, il écoute attentivement la diatribe du jeune Etxegorry, puisque c'est ainsi qu'il se nomme. Ainsi la prédilection allait vers l'arc. Le Beaupierre en avait joué lorsqu'il était plus jeune, mais c'est l'épée qui avait gagné sa préférence. Quant à la dague, n'importe quel homme devait avoir appris à s'en servir. Il incline légèrement la tête, et reprend, toujours à l'intention d'Anna.


Pour la partie déshabillage des jeunes hommes, vous verrez ça avec Isaure. Sourire en coin, sa femme va adorer. Pour la partie publique, je vous prierais d'éviter...

Accordant de nouveau son attention à l'adolescent qui se tenait devant lui, il ne se départit pas de ce sourire à la fois bienveillant et moqueur qui le caractérise.

Loyal et dévoué, voilà deux qualités que je prise. Honnêteté et franchise en sont deux autres. Il n'est pas l'heure d'appuyer sur le geste du jeune homme, qui lui parait trop incongru pour être tout à fait naturel. Mais le Beaupierre note l'information quelque part dans sa caboche préoccupée, et veillera à l'avenir à vérifier la probité d'Iban. S'il n'est pas contre un peu de rouerie de temps à autres, la dissimulation est définitivement chose à éviter quand on veut gagner son estime et son respect.

Nous étudierons ce que vous savez, et vous apprendrons le reste. En attendant, prenez un bain foutredieu, vous empestez !

D'un pas, Octave a rejoint la table, et dérobé à l'oeil acéré de la cuisinière une tranche complète de pain qu'il embarque avec lui vers la porte. Tant pis pour le reste, il va devoir retourner à ses rapports. Arrivé à l'escalier, il se retourne.

Anna ? Montrez lui s'il vous plait l'aile des domestiques et affiliés. Iban, vous y aurez une chambre. Vous mangerez aux cuisines. Je vous enverrai quérir pour la suite si cela vous convient.

Conscient de son rang, somme toute assez récent, mais veillant toujours au caractère volontaire et motivé de la démarche des gens qui sont amenés à le suivre. A chacun il laisse toujours le choix. Chaque choix amenant avec lui son lot de conséquences.

Puis il grimpe les marches, quatre à quatre, rejoignant un de ses bureaux, dans lequel, au lieu de penser à son travail, il s'attelle à réfléchir à un plan de formation, et l'organisation d'une mesnie qui s’agrandit de jour en jour.

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Isaure.beaumont
Loin de l’agitation des cuisines ou de l’atmosphère studieuse d’un bureau comtal, à l’heure où les honnêtes gens ont débuté leurs journées depuis bien des heures, l’épouse du comte s’éveillait seulement, émergeant de son cocon de draps. Un rapide coup d’œil vers les fenêtres calfeutrées de lourds rideaux lui apprit que la matinée était largement entamée mais son corps lui réclamait encore plus de repos. Et les paupières encore lourdes, elle se laissa retomber sur la couche et vint se recroqueviller dans un grognement fainéant à la place vide de son époux, là où son odeur s’accrochait encore. Dormir, encore et encore, pour que la journée se raccourcisse et qu’il soit déjà l’heure de le retrouver de nouveau : voilà à quoi elle aspirait. Et si elle avait espéré se rendormir, le cours de ses pensées avait repris et venait occuper son esprit, éloignant déjà la promesse des bras de Morphée.

- Iban… Où êtes-vous donc désormais ? Voilà bien longtemps que je n’avais pas pensé à vous ? Qu’êtes-vous devenu ?

Sous ses paupières closes, elle redessina les traits du mercenaire. Il apparaissait là, dans son esprit, esquisse imprécise aux contours flous, réminiscence d’une enfance guyennoise qui lui semblait désormais avoir appartenu à une autre vie, un autre temps. Se pouvait-il que ce jeune garçon soit son fils ? Combien d’Iban Etxegorry comptait cette terre ?

Se redressant brusquement, elle sauta au pied du lit conjugal dont elle arracha le drap pour s'en couvrir pudiquement avant de quitter la chambre d’un pas décidé. Elle traversa l’antichambre puis rejoignit le bureau privé de son époux, à la table de travail duquel elle s’installa alors. Cette dernière était encombrée par des monticules de parchemins en tous genres et quelques livres épars. Elle repoussa le tout, sans y jeter un œil pour se faire une petite place dans l’univers de son époux, et d’un geste empli de douceur emprunta la plume comtale avant de tirer deux vélins vierges sur lesquels elle fit jaillir les mots qui encombraient sa tête.



Citation:
Chère Agnès,


J’espère que ce pli vous trouvera en bonne santé. En ce qui nous concerne, nous allons tous bien, qu’il s’agisse de mon époux, de Caïa ou de moi-même. Nous sommes actuellement en A&C où Octave termine son mandat.


Si je vous écris c’est qu’une chose étrange s’est produite hier. J’ai rencontré un jeune garçon de quinze ou seize ans qui répond au nom d’Iban. Si ce détail m’a amusée, je ne me suis pas appesantie dessus. Cependant, alors qu’il demandait à entrer à mon service, ce que j’ai généreusement accepté, je lui ai demandé son nom. Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’il se présenta comme étant Iban Etxegorry, cet ami d’autrefois dont je n’ai plus jamais eu de nouvelles. Je lui ai alors répondu qu’il n’y en avait qu’un seul. Il s’est alors presque excusé et m’a simplement dit que c’est le nom qui avait été trouvé sur un objet – dont je ne me souviens plus la nature – qui avait été déposé dans son couffin lorsqu’il avait été déposé, nourrisson, devant je ne sais plus quel hospice. Iban Etxegorry… N’est-ce pas troublant ?

C’est un nom que je ne pensais plus jamais entendre et soudainement, voici un fantôme qui surgit du passé avec des traits bien trop juvéniles pour être l’homme que j’ai connu jadis. Et pourtant, il me semble reconnaître en lui quelques traits : mais cela fait si longtemps que le souvenir d’Iban s’est estompé de ma mémoire que je ne suis plus certaine que ces ressemblances soit réelles ou fantasmées.


Savez-vous ce qu’est devenu Iban ? Avez-vous eu des nouvelles récentes ? Peut-être avez-vous connaissance de ce garçon ?


Que le Très-Haut vous garde,


Isaure de Beaupierre



Citation:
Cher Sancte,

J’espère que vous avez fait bon voyage et que vous jouissez désormais du calme de Montauban. J’ai pour ma part retrouvé Auch et sa monotonie, où seules les quelques heures avec mon époux ou ma fille m’offrent de beaux instants.
Vous rappelez-vous de cette époque où j’habitais à Montauban et d’un dénommé Iban Etxegorry ? Que saviez-vous de lui alors ? Que savez-vous de lui aujourd’hui ? Je cherche à le retrouver car figurez-vous que je viens de prendre à mon service, troublée par son identité, un jeune garçon de ce nom. Iban Etxegorry.

Dites-moi à son sujet tout ce que vous savez.

Que le Très-Haut vous garde, mon ami

Isaure de Beaupierre

PS : Auriez-vous seulement imaginé à l’époque que je serais un jour comtesse consort ? N’est-ce pas merveilleux ?


Les courriers achevés et scellés, elle quitta le bureau pour rejoindre l’antichambre où elle abandonna le drap pour revêtir un chainse. Elle n’avait pas le temps d’appeler ni d’attendre Anna, aussi entreprit-elle de s’habiller seule. Indécise, ne sachant quelle robe il serait plus facile d’enfiler seule, elle opta pour un manteau qui traînait là et que l’on venait de ressortir en prévision de l’automne qui ne manquerait pas s’installer bientôt. Puis, elle quitta leurs appartements, rejoignit le hall d’entrée du château et héla un page qui passait par là.

- Merci de faire porter ces plis au plus vite, à qui de droit.

Délestée de ses deux courriers, elle s’autorisa un détour par les cuisines dans l’idée d’y dérober une part de tarte à la rhubarbe puis elle irait ensuite à la recherche d’Iban avec lequel elle souhaitait s’entretenir rapidement. A deux pas de sa destination, elle manqua à quelques secondes près son époux dont l’ombre disparaissait tout juste au détour du couloir, leur épargnant ainsi une rencontre inopinée qui les aurait inévitablement détournés de leurs occupations.

C’est donc emmitouflée dans un manteau trop chaud pour la saison qu’elle débarqua dans les cuisines appelant déjà sa petite dame à tout faire :

- ANNAAaaaa….Ah, vous êtes là ! Anna, Iban, le bonjour.

S’avançant à leur rencontre, elle les gratifia d’un sourire aimable et sincère.

- Anna, voulez-vous bien demander à ce que l’on me porte de quoi me sustenter dans mes appartements et venez m’aider ensuite à m’habiller. Quant à vous, Iban…

Elle avisa seulement la tenue de sa nouvelle recrue et fronçant les sourcils, perplexe, elle finit par poursuivre :

- Grand dieu, mais dans quelle tenue êtes-vous… ! Vous devriez faire de même puis vous me rejoindrez dans mes appartements. J’ai à vous parler.

Tournant les talons, elle reprit le chemin de sa chambre et avant qu’elle ne franchisse les portes, elle s’immobilisa juste le temps d’ajouter suffisamment fort pour qu’Anna puisse l’entendre :

- De la tarte à la rhubarbe, Anna. Je veux une bonne part de tarte à la rhubarbe !

Et elle disparut, le ventre grondant. Elle attendrait Anna, s'habillerait puis recevrait enfin Iban.

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Iban_etxegorri
Comme si une humiliation ne suffisait pas, c'était à présent au tour de la Comtesse de pouvoir constater sa piètre dégaine. Mortifié, Iban ne sut que répondre à sa remarque et préféra se murer dans son dépit. Sans mot dire, il hocha la tête aux conseils d'Isaure et s'en fut bien penaud vers la grand cour et son puit.

Le quart d'heure qui suivit fut consacrer à des ablutions en règle. Il entreprit d'abord de se rincer bras et torse. L'eau était glaciale et le rinçage fut de bien courte durée. Décrasser sa tignasse ne fut pas non plus une mince affaire. Ses boucles poisseuses étaient toutes engluées de sang à moitié séché, et il lui fallut se frotter diablement le chef pour parvenir à un résultat relativement honorable. Quant aux tâches qui perlaient ses braies, elles se refusèrent obstinément à partir. Agacé par tant de résistance, il s'avoua vaincu et préféra conclure en nettoyant rapidement ses chausses et sa dague.

Lorsqu'il jugea toute cette lessive a peu près correcte, il s'en fut tout détrempé vers les escaliers et monta quatre à quatre les grandes marches de pierre qui menaient jusqu'à sa mansarde. Courant à toute allure dans le couloir de bois du dernier palier, il en profita pour effrayer au passage une prude servante qui passait par là. La pauvre soubrette poussa un grand cri strident à la vue de cet échalas turbulent et impudique qui passait en trombe dans l'obscurité du corridor en lui jetant grimaces et grognements obscènes. Ni vu, ni connu, l'adolescent hilare déboula dans sa chambre et fouilla sans attendre dans ses affaires. Les braies qui lui restaient sentaient un peu le foin et sa seconde chemise était trouée par endroits, mais il n'avait pas d'autre choix. Il les enfila rapidement et fusa de nouveau dans le couloir. La servante effarouchée n'y était plus, à la déception du garnement. Sans doute avait-elle fui bien vite vers quelque endroit plus paisible à son goût. Il saurait la retrouver quand il en aurait le loisir. Pour l'heure, on l'attendait.

Il redescendit brusquement quelques étages pour se diriger vers les appartements de la maîtresse des lieux. Alors qu'il s'en approchait, il ralentit. Sa course effrénée avait ragaillardi le jeune homme, mais il devait à présent se calmer un peu et reprendre son souffle. Il s'agissait de se montrer sous son meilleur jour après les bévues de l'heure précédente.

Il mit un semblant d'ordre dans sa chevelure brouillonne, vérifia une dernière fois qu'il avait bien lacé ses braies, ajusta sa chemise, puis, confiant, toqua à la porte.
Isaure.beaumont
Une fois repue, habillée, coiffée et parfumée, la Beaupierre, toute en beauté, était allée rejoindre le bureau personnel de son époux. Elle embrassa la pièce du regard, avisa la table de travail encombrée et soupira. Si son époux était organisé, son bureau était pourtant régulièrement sens dessus dessous, envahi de notes diverses, de parchemins vierges, noircis ou même froissés. Quelques livres, dont certains étaient ouverts achevaient de donner à l’espace de travail des airs de chaos. Elle s’installa devant le désordre comtal et entreprit de ranger. A peine avait-elle pris un document, ses yeux s’égarèrent sur les quelques lignes et sans qu’elle put se retenir, il en fut ainsi pour chaque papier saisit. Aussi, quand on toqua à la porte, elle était toujours là, avec le bazar en front, plusieurs papiers à la main. Comme une enfant prise sur le fait, elle s’affola, ramassa hâtivement tout le reste des papiers qu’elle empila précipitamment.

- UNE…. UNE SECONDE !!!

Dans la panique, elle balança le tas sur le fauteuil avant de s’asseoir dessus, ordonna les livres sur la table et après s’être assurée que sa coiffure était bien en place et s’être pincée rapidement les joues, elle ajouta d’une voix forte qui se voulait parfaitement assurée :

- ENTREZ !

Elle était droite derrière la table, la mine grave. Elle semblait sûre d’elle, altière et elle regarda le jeune homme avancer. D’une voix plus douce, elle reprit.

- Fermez derrière vous Iban, et venez vous asseoir.

Elle désigna la chaise de l’autre côté de la table et profita qu’il ne la regardait plus pour se tortiller, bien inconfortable sur son trône de papier.

- Racontez-moi de nouveau votre histoire.
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Iban_etxegorri
Le jeune homme entra dans l'antre du Comte à pas discret, avec crainte et profond respect, comme s'il pénétrait dans un sanctuaire interdit aux profanes. La pièce avait d'ailleurs tout l'air du Saint des saints. Faiblement éclairée par les rayons qui perçaient des rideaux à moitié clos et quelques bougeoirs richement ciselés, elle baignait dans une odeur d'antique parchemin et de cire auxquels s'ajoutait la fragrance du parfum de la Comtesse. Cette dernière était assise, raide comme la justice et d'une beauté apprêtée et hautaine qui condamnait au respect et au silence. A ses mots, l'adolescent se courba lentement pour la saluer, ferma doucement la porte derrière lui et s'approcha solennellement pour gagner le siège qu'elle venait de lui indiquer d'un gracieux mouvement du bras.

Iban n'avait pas l'habitude qu'on l'interroge sur ses origines et éprouvait toujours de la pudeur et de la honte dés lors qu'il s'agissait d'évoquer sa basse extraction et les turpitudes de son enfance.


"Je... Je n'ai rien de bien glorieux à raconter, votre grandeur." répondit-il, espérant pouvoir esquiver ce qui s'annonçait comme un désagréable interrogatoire.

Le regard impérieux de la Comtesse ne lui laissait pas d'issue. Il s'exécuta.

"Tout ce que je sais de ma plus tendre enfance m'a été raconté par celle qui m'a servi de nourrice, une femme qui vivait dans la plus grande misère à Paris mais qui a eu la générosité de m'élever comme son fils." reprit-il, omettant sciemment de préciser que ladite femme vendait ses charmes dans le quartier du Temple. "Selon ses dires, ma mère était une sainte femme qui en était arrivé aux pires extrémités pour survivre après que mon père fût parti guerroyer à la croisade. Ne pouvant me nourrir décemment elle préféra me déposer dans une besace aux marches de l'hospice des Soeurs de la Divine Charité, dans la rue Saint-Denis. J'ai été confié à ma nourrice par les soeurs qui voyaient en elle une femme simple et charitable. Elles s'occupent déjà d'une multitudes d'enfants, vous savez, et étaient heureuses qu'on leur propose de les délester d'une bouche supplémentaire à nourrir."

La comtesse l'écoutait avec intérêt, sans ciller.

"J'ai donc grandi dans le ruisseau. La vie n'était pas facile tous les jours, mais j'étais heureux. J'avais Estienne le Gaillard et Germain le Noirot comme compères de jeu et nous n'avions pas notre pareil pour chasser les moineaux et quémander quelques pièces. J'ai appris à manier l'arc et suis à présent un archer dont vous n'aurez pas à vous plaindre."

Il ne put réprimer un sourire en se souvenant des quatre cents coups qu'il avait pu jouer avec ses camarades, mais se garda de nouveau d'évoquer l'art dans lequel ils excellaient plus que tout autre, celui du larcin.

"Estienne s'est fait mettre en pièce lors d'une esclandre rue des Moines contre la bande du Castagnier, un maquereau de la rive droite. Quant à Germain, il est mort pesteux, tout couvert de bubons. Ce n'était pas beau à voir. Ayant perdu mes deux compères, j'ai préféré quitter la capitale afin de découvrir du pays."

Il se tut. Il brûlait de lui dire le motif premier de son périple mais craignait devant cette noble dame de paraitre sot. Surmontant sa crainte, il se lança dans la confidence.

"En vérité... en vérité, je veux devenir chevalier. Je sais que cela est réservé aux gens de noble naissance, et que mon enfance ne semble pas me prédisposer à un avenir si haut, mais mon père en était un. Ma nourrice m'a conté comme il faisait parti des plus nobles chevaliers qui soient. C'était un homme fort pieux et courtois, qui a longtemps combattu pour défendre le trône et l'autel. Je cherche à en savoir plus sur ses exploits et je compte bien suivre le chemin glorieux qu'il m'a tracé."

Comme pour donner la preuve de ce qu'il avançait, il tira sa navaja de son fourreau et la posa sur le bureau, sous les yeux de la Comtesse.

"Voyez, cette dague lui appartenait. N'est-ce pas celle d'un grand seigneur?"

La dague était en effet fort bien ouvragée. Forgée par un maître de Biscaye, elle était ornée de croix basques et du chêne de Guernica. La courbe de sa lame damassée luisait d'un éclat inquiétant dans la pénombre du bureau.

"Elle m'a été remise lorsque j'avais cinq ans. Ma nourrice m'a expliqué que mon père avait été occis lors d'une embuscade fomentée par des traitres et des vauriens. Il s'est battu noblement, mais ses ennemis étaient trop nombreux."

Il se tut un instant.

"Je veux trouver sa tombe et lui rendre hommage. Apprendre sa vie et suivre son exemple. Ma nourrice me répétait souvent que l'histoire se tisse inlassablement suivant les même motifs et que les fils sont destinés à suivre le sillage des pères. S'il plait au Très-Haut, j'aurai des destinées aussi glorieuses que celles de feu mon père."
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