Akelarre
2 novembre 1456, Reims
La porte se referma avec pertes et fracas. D'une main fébrile, le Basque ferma les deux loquets et s'empressa de tirer la commode voisine pour obstruer le seuil. De son front coulait à grosses gouttes une sueur mêlée de sang. On se pressait dans l'escalier dont les marches de bois résonnaient sourdement sous le tumulte des bottes et de l'acier.
Ils seraient bientôt là. Douze hommes contre lui. Armés jusqu'aux dents et enhardis par l'odeur de la curée. Un assassinat bien pensé. Qui pouvait l'avoir ainsi piégé, lui, le mercenaire qui se targuait de ne jamais s'être laissé prendre? Etait-ce la comtesse d'Artois, la poupée de Guyenne ou bien le maître de Montauban? A l'urgence de trouver une issue rapide à ce qui s'annonçait comme un sanglant rendez-vous, s'ajoutaient confusément dans son esprit milles suppositions qu'inspiraient au redoutable prédateur la rage d'être aujourd'hui la proie.
Il fallait trouver une sortie, et vite. La fenêtre de la sombre pièce était bien trop haute pour en sauter sans se rompre le cou mais le mercenaire pourrait peut-être réussir à s'échapper par les toits. Il se hâta vers l'autre côté de la mansarde et ouvrit la fenêtre. Mais à l'instant de lever le genoux pour prendre appui sur le rebord, la douleur de sa jambe blessée se fit plus vive que jamais. Il tomba impuissant sur le bois vermoulu et comprit que tout s'arrêterait là.
"Esana esan, emana eman" murmura soudain une voix près de lui. A ces mots familiers, tous les échos chantants de son pays lointain lui montèrent à l'âme. "Le destin nous rattrape toujours, Etxegorry."
La voix était tout à la fois suave et menaçante et le Gascon crut discerner dans un recoin ténébreux de la pièce la silhouette d'une femme nue.
A la porte, les coups redoublaient. Elle ne tarderait pas à céder.
"Au diable, Etxegorry. Tu me plaisais bien et tu m'as bien servi. Lorsque le maudit meurt, fort heureusement, la malédiction se poursuit. Esana esan, emana eman."
Ce fut tout. La silhouette avait disparu. Délire d'un homme aux abois, se dit le Basque qui ne souhaitait plus à présent que se préparer à sortir la tête haute.
Le bois de la porte céda. La lueur des torches et des lames déchira en un instant l'obscurité des lieux. Les truands se ruèrent à l'intérieur et encerclèrent leur homme, n'attendant plus qu'un mot de leur chef pour donner le coup de grâce.
Le Basque s'était relevé et se tenait péniblement debout et silencieux devant l'embrasure de la fenêtre, sa dague au poing, prêt au dernier combat. Il y eut un froid silence.
Alors, dans un ultime sursaut d'orgueil, il s'écria à plein poumons:
"Personne ne prend la vie du Lynx !"
Et plongeant sa dague dans son coeur, il chut par la fenêtre et alla s'écraser sur le pavé.
Iban_etxegorri Dix ans plus tard, dans les environs d'Auch
La bête ne se doutait de rien. C'était un tout jeune cerf qui ne devait pas avoir bramé bien souvent. Percevant un léger bruissement, il se figea soudain, aux aguets, sans apercevoir toutefois le chasseur. Ce dernier non plus n'avait pas beaucoup de printemps derrière lui. Il devait avoir seize ans tout au plus. Mais les rigueurs d'une existence miséreuse, tutrices impitoyables, lui avaient appris davantage que la meilleure des écoles en ce peu de temps.
Le tir fut précis et fatal. La flèche vint se figer dans le col de la bête qui s'effondra avant même d'avoir pu bondir. Jaillissant de derrière les feuillages, le jeune archer se rua vers sa proie et, s'étant accroupi près de son corps encore palpitant, l'acheva d'un franc coup de dague au poitrail. Un sang frais vint arroser l'herbe encore humide du matin.
Hissant le daguet sur ses épaules, le jeune homme rebroussa chemin. Bientôt s'élevèrent devant lui les hautes murailles d'Auch. En route vers les collines de Gascogne, l'adolescent y avait temporairement élu domicile pour y gagner un peu d'argent avant de reprendre son périple. Le beau parleur n'avait pas mis longtemps à se faire embaucher par une riche famille des environs dont il ignorait tout des honneurs et de la réputation : il savait leur richesse et cela avait suffi à convaincre le jeune affamé de se montrer persuasif.
C'était jour de marché. Les rues grouillaient d'une foule puante et bruyante. Le jeune homme se fraya un chemin parmi les badauds, profitant de la presse pour en détrousser un au passage, et tâchant d'éviter la souillure des pots de chambre et des fonds de marmites déversés depuis les étages. Il souhaitait se présenter devant le Comte et la Comtesse avec un minimum de convenance. Au détour des étalages, il aperçut la charmante boulangère qui lui avait vendu la veille ses miches à petit prix. Il se promit de retourner la voir bientôt et la gratifia d'un sourire complice.
Plus il avançait dans les rues d'Auch, plus la foule se faisait tumultueuse. Soucieux de ne pas gâter son gibier, le jeune homme quitta l'artère principale pour emprunter une ruelle moins peuplée. Sous un porche, une vieille mendiante haranguait les passants d'une voix faible et lancinante. Sans trop y réfléchir, le jeune homme sortit une pièce de la bourse qu'il venait de chaparder et la lança à la miséreuse. Contre toute attente, la vieille saisit alors brusquement son poignet d'une main étrangement ferme.
" Ce qui est dit est dit, ce qui est donné est donné" murmura-t-elle de façon sénile. Et elle plaça dans la paume du jeune homme un curieux médaillon avant de se lever et de disparaître derrière une porte cochère.
L'adolescent resta un moment interdit sous le coup de l'étrangeté de la scène dont il venait d'être l'acteur involontaire. Recouvrant ses esprits, il observa le médaillon. Celui ci était petit, très simple et gravé de façon grossière d'une tête de félin dont on avait du mal à discerner s'il s'agissait d'un chat ou d'un lynx. S'avisant du sang de sa victime qui coulait sur ses épaules et de sa langue pendante, le chasseur rangea le médaillon et se remit en marche. Il arriva bientôt devant l'hôtel de ses nouveaux maîtres et tambourina à grand coups sur la porte.
"Hé là ! Ouvrez-donc ! C'est Etxegorry !"
Iban_etxegorri Ravissante apparition. Le jeune homme, les yeux écarquillés, eut paru bien benêt à sa belle portière si l'esprit de cette dernière n'avait pas été occupé à penser toutes les tâches qui lui restaient à accomplir pour faire tourner rond la demeure. Il n'eut pas le temps de dire un mot qu'elle le pressait déjà d'entrer et de le suivre jusqu'aux cuisines. Il eut de toute façon été bien en peine d'en prononcer un seul, tout occupé qu'il était à dévorer de son regard d'adolescent les traits gracieux de la jeune femme. Lui qui était habitué soit à l'apparat criard et fardé des prostituées de la Cour des miracles, soit à la beauté froide et lointaine des grandes dames qu'il avait aperçu autour du Louvre, découvrait avec félicité l'aura douce et fraîche de cette demoiselle dont la beauté semblait si naturelle, l'entrain si spontané et qui se faisait si proche.
"Je... Je vous en prie, ne me donnez pas du Messire..." lui dit-il en s'essuyant le front comme pour paraître - en vain - plus présentable, "Je suis plus proche des gueux que de leurs altesses. Iban suffira."
Elle ne semblait pas l'avoir entendu, tout affairée qu'elle était à trouver un endroit approprié pour dépecer la pauvre bête. Puis, vint une pluie de question auquel il tenta tant bien que mal de répondre.
"Ma foi... je ne sais trop comment l'empailler. J'aurai trop peur d'abîmer la tête.."
La jeune femme n'attendit pas la fin de la réponse.
"Mais oui, je crois pouvoir le dépecer proprement. J'ai un ami qui travaillait aux abatt..."
Nouvelle question. Elle était intarissable.
"Pensez-vous ! C'est un met de seigneurs. Je n'avais droit qu'à une poule pour la Noël et un oeuf pour les Pâques... et puis chasser du gibier pour son compte, c'est un coup à se faire pendre !"
Ils arrivèrent dans les cuisines. Là encore s'ouvrait pour Iban un monde des plus inattendus. On était bien loin des fourneaux nauséabonds et des arrières-cours crasseuses de la capitale. Malgré le fracas ambiant, tout était orchestré en une chorégraphie bien rodée où chacun semblait savoir sur le bout des doigt le rôle qu'il avait à tenir. Malgré l'activité frénétique, tout était net et précis. Le parfum qui s'élevait des marmites et des fours était par ailleurs délicieux aux narines de celui qui n'était hier encore qu'un va-nu-pied famélique.
La conclusion pratique d'Anna fit sortir le chasseur de sa contemplation béate.
"Fort bien" approuva-t-il tout en se dirigeant vers la courette.
Il pendit sa victime au crochet qui se trouvait là et entreprit de dépecer la bête à l'aide de sa navaja. Ses gestes étaient maladroits et malgré son application, la tâche s'avérait plus ardue qu'il ne l'espérait. Les gouttes qui s'écoulaient de la bête devinrent bientôt un ruissellement épars et il s'échina tant et si bien au dépeçage que son visage comme ses vêtements furent bientôt tout maculés de sang. La cour ressemblait à l'Etna. Lorsqu'il eut terminé, il s'empressa de retourner aux cuisines pour aller conter fleurette à la belle Anna. N'eût-elle pas su qu'il revenait de la chasse, elle eût sans doute appelé séance tenante la maréchaussée pour assassinat aggravé d'acharnement sur le corps de la victime.
"Et dites, Dame Anna, que pensez-vous de la maîtresse des lieux? S'est-elle montrée avenante avec vous jusqu'ici?" lui demanda-t-il avant de se frotter les mains et la face avec l'eau d'un baquet voisin pour effacer les signes de ses oeuvres macabres.
Iban_etxegorri A l'injonction de la jeune femme, Iban ne se fit pas prier et commença à ôter le pourpoint sanguinolent. C'était sans compter le peu d'habitude que le jeune homme avait à l'égard de ce nouveau vêtement, de sa multitude de boutons et de lacets. S'empêtrant les bras, il se retrouva la tête couverte, à batailler vainement pour ôter cette satané fripe. Il aurait bien aimé avoir un peu d'aide de sa comparse, mais celle-ci était apparemment occupée à accueillir un nouveau venu dans les cuisines, laissant le pauvre chasseur bien ballot.
Hardi, garçon, ne te montre pas si ridicule devant ta belle, ruminait-il alors que, dans le noir, il gesticulait comme un beau diable. Peine perdue. Il entendit le bruit d'une couture se déchirer. Etait-ce celle du pourpoint ou de sa chemise? Il n'en avait cure, pourvu qu'il se débarrassa bientôt de son accoutrement. Se démenant de plus belle, il parvint enfin à ôter chemise et pourpoint à la fois, et manqua de se prendre les pieds dans le baquet d'eau rougie.
"Rrhha, la peste soit de ces maudites hardes" rugit-il en jetant rageusement le tout par terre.
A l'instant qui suivit, il se sentit fort sot. Un homme approchait qui devait être le Comte ou l'un de ses amis. Son allure transpirait la hauteur de son rang. Démarche assurée, regard franc, port altier, faisant preuve d'une singulière aisance dans le décor trivial des cuisines : il était assurément de bonne naissance. La colère du garçon retomba aussi vite qu'elle avait surgi. Il avait toujours eu la plus haute opinion des gens de haute lignée. Orphelin dés l'âge le plus tendre, il avait grandi dans l'idée fantasque que son père devait être de ces chevaliers, tout droit sortis des fables de quêtes et de croisades que lui comptait naguère la catin qui lui avait servi de mère. Son père avait été un preux, il en était certain, avant de mourir en héros dans quelque bataille lointaine. La superbe navaja qu'on lui avait remise en tant que digne héritier alors qu'il était marmot, n'était-elle pas le signe de ce glorieux passé? Ce mythe paternel, bien qu'illusoire, l'avait toujours préservé de frayer avec les plus dévoyés de ses compagnons lorsqu'il vivait dans la capitale. Bien sûr, il y avait appris l'art de la rapine, nécessaire à sa survie, mais jamais il n'avait commis de forfaits plus scandaleux, fidèle qu'il se voulait à la grandeur d'âme de ce géniteur imaginaire. L'homme qui se tenait à présent devant lui, correspondait à peu de choses près dans sa façon d'être, au portrait qu'il s'était peint de ce père idéal qu'il aurait tant aimé connaître.
Et Iban se tenait là, torse nu et honteux, frusques sanglantes aux pieds, devant cet éminent personnage.
"Mes salutations, votre grandeur" balbutia-t-il, courbant l'échine et regrettant que le sol ne puisse l'engloutir de se montrer si ridicule.
C'est alors qu'il s'aperçut que, dans ses gesticulations, le médaillon donné par la vieille folle avait roulé par terre et se trouvait à présent à quelques pouces des pieds du Comte.
Iban_etxegorri Interdit, le jeune homme recouvrit son médaillon et accusa la plaisanterie du Comte quant à son accoutrement sans mot dire. Il s'était montré ridicule, il fallait en convenir. Allons, reprend tes esprits, Etxegorri. N'as tu point d'honneur? Que dirait ton père !? On attendait des réponses.
"On m'appelle Iban, votre grandeur, Iban Etxegorri. Je viens de Paris et me suis établi ici après une longue marche."
Si la confiance du jeune homme lui revint peu à peu, il n'en lança pas moins quelques regards désespérés vers Anna pour qu'on lui procure de quoi se couvrir.
"Ma foi... j'ai appris à manier l'arc et crois être assez habile en la matière. J'ai tué un daguet ce matin pour la Dame qui habite céans. Et lorsque j'étais à Paris, j'ai par trois fois gagné la joute estivale de l'Etang de Saint-Mandé en tant qu'archer. "
Soucieux de se faire remarquer et rêvant à l'avance de servir ce seigneur qui lui montrait un semblant d'intérêt, le jeune homme repris de plus belle sa plaidoirie.
"Et... Et, je sais manier la dague également. Elle ne m'a servi pour lors qu'à égorger les bêtes, tuer les loups et à dépecer le gibier. Mais s'il plaît à votre grandeur, je puis la mettre à son service pour combattre ses ennemis. Je sais me montrer loyal et dévoué."
Tout en disant cela, il prit la peine de porter discrètement sa main à son flanc, afin d'y masquer l' escarcelle de trop que comptait sa ceinture. Il ne serait pas de bon ton que ses facilités pour le larcin s'ajoute à la liste de ses compétences. Mieux valait enchaîner.
"Je prie votre grandeur d'excuser ma tenue. C'est que la Dame d'ici a bien insisté pour que j'aille lui quérir un cerf dés ce matin. Il l'attend dans la cour. En le dépeçant, j'ai taché mon pourpoint... je ne m'attendais pas à la venue de votre grandeur... C'est Anna qui... enfin... voilà."
Le son de sa voix se perdit en une déglutition conclusive. Il préféra se taire plutôt que de s'empêtrer plus avant dans des excuses mal ficelées. Tout en parlant, il s'était redressé et se tenait à présent droit comme un "i", le regard franc et fixe, attendant fièrement la sentence de son puissant vis-à-vis.
Malgré cette apparence gaillarde, l'adolescent redoutait plus que tout d'être mis dehors à grand coup de pieds dans le fondement. Oubliée alors la perspective d'une situation stable et d'un repas quotidien, oubliés les rêves de gloire et de chevalerie, oublié, surtout, le sourire de la belle Anna.
Iban_etxegorri Comme si une humiliation ne suffisait pas, c'était à présent au tour de la Comtesse de pouvoir constater sa piètre dégaine. Mortifié, Iban ne sut que répondre à sa remarque et préféra se murer dans son dépit. Sans mot dire, il hocha la tête aux conseils d'Isaure et s'en fut bien penaud vers la grand cour et son puit.
Le quart d'heure qui suivit fut consacrer à des ablutions en règle. Il entreprit d'abord de se rincer bras et torse. L'eau était glaciale et le rinçage fut de bien courte durée. Décrasser sa tignasse ne fut pas non plus une mince affaire. Ses boucles poisseuses étaient toutes engluées de sang à moitié séché, et il lui fallut se frotter diablement le chef pour parvenir à un résultat relativement honorable. Quant aux tâches qui perlaient ses braies, elles se refusèrent obstinément à partir. Agacé par tant de résistance, il s'avoua vaincu et préféra conclure en nettoyant rapidement ses chausses et sa dague.
Lorsqu'il jugea toute cette lessive a peu près correcte, il s'en fut tout détrempé vers les escaliers et monta quatre à quatre les grandes marches de pierre qui menaient jusqu'à sa mansarde. Courant à toute allure dans le couloir de bois du dernier palier, il en profita pour effrayer au passage une prude servante qui passait par là. La pauvre soubrette poussa un grand cri strident à la vue de cet échalas turbulent et impudique qui passait en trombe dans l'obscurité du corridor en lui jetant grimaces et grognements obscènes. Ni vu, ni connu, l'adolescent hilare déboula dans sa chambre et fouilla sans attendre dans ses affaires. Les braies qui lui restaient sentaient un peu le foin et sa seconde chemise était trouée par endroits, mais il n'avait pas d'autre choix. Il les enfila rapidement et fusa de nouveau dans le couloir. La servante effarouchée n'y était plus, à la déception du garnement. Sans doute avait-elle fui bien vite vers quelque endroit plus paisible à son goût. Il saurait la retrouver quand il en aurait le loisir. Pour l'heure, on l'attendait.
Il redescendit brusquement quelques étages pour se diriger vers les appartements de la maîtresse des lieux. Alors qu'il s'en approchait, il ralentit. Sa course effrénée avait ragaillardi le jeune homme, mais il devait à présent se calmer un peu et reprendre son souffle. Il s'agissait de se montrer sous son meilleur jour après les bévues de l'heure précédente.
Il mit un semblant d'ordre dans sa chevelure brouillonne, vérifia une dernière fois qu'il avait bien lacé ses braies, ajusta sa chemise, puis, confiant, toqua à la porte.
Iban_etxegorri Le jeune homme entra dans l'antre du Comte à pas discret, avec crainte et profond respect, comme s'il pénétrait dans un sanctuaire interdit aux profanes. La pièce avait d'ailleurs tout l'air du Saint des saints. Faiblement éclairée par les rayons qui perçaient des rideaux à moitié clos et quelques bougeoirs richement ciselés, elle baignait dans une odeur d'antique parchemin et de cire auxquels s'ajoutait la fragrance du parfum de la Comtesse. Cette dernière était assise, raide comme la justice et d'une beauté apprêtée et hautaine qui condamnait au respect et au silence. A ses mots, l'adolescent se courba lentement pour la saluer, ferma doucement la porte derrière lui et s'approcha solennellement pour gagner le siège qu'elle venait de lui indiquer d'un gracieux mouvement du bras.
Iban n'avait pas l'habitude qu'on l'interroge sur ses origines et éprouvait toujours de la pudeur et de la honte dés lors qu'il s'agissait d'évoquer sa basse extraction et les turpitudes de son enfance.
"Je... Je n'ai rien de bien glorieux à raconter, votre grandeur." répondit-il, espérant pouvoir esquiver ce qui s'annonçait comme un désagréable interrogatoire.
Le regard impérieux de la Comtesse ne lui laissait pas d'issue. Il s'exécuta.
"Tout ce que je sais de ma plus tendre enfance m'a été raconté par celle qui m'a servi de nourrice, une femme qui vivait dans la plus grande misère à Paris mais qui a eu la générosité de m'élever comme son fils." reprit-il, omettant sciemment de préciser que ladite femme vendait ses charmes dans le quartier du Temple. "Selon ses dires, ma mère était une sainte femme qui en était arrivé aux pires extrémités pour survivre après que mon père fût parti guerroyer à la croisade. Ne pouvant me nourrir décemment elle préféra me déposer dans une besace aux marches de l'hospice des Soeurs de la Divine Charité, dans la rue Saint-Denis. J'ai été confié à ma nourrice par les soeurs qui voyaient en elle une femme simple et charitable. Elles s'occupent déjà d'une multitudes d'enfants, vous savez, et étaient heureuses qu'on leur propose de les délester d'une bouche supplémentaire à nourrir."
La comtesse l'écoutait avec intérêt, sans ciller.
"J'ai donc grandi dans le ruisseau. La vie n'était pas facile tous les jours, mais j'étais heureux. J'avais Estienne le Gaillard et Germain le Noirot comme compères de jeu et nous n'avions pas notre pareil pour chasser les moineaux et quémander quelques pièces. J'ai appris à manier l'arc et suis à présent un archer dont vous n'aurez pas à vous plaindre."
Il ne put réprimer un sourire en se souvenant des quatre cents coups qu'il avait pu jouer avec ses camarades, mais se garda de nouveau d'évoquer l'art dans lequel ils excellaient plus que tout autre, celui du larcin.
"Estienne s'est fait mettre en pièce lors d'une esclandre rue des Moines contre la bande du Castagnier, un maquereau de la rive droite. Quant à Germain, il est mort pesteux, tout couvert de bubons. Ce n'était pas beau à voir. Ayant perdu mes deux compères, j'ai préféré quitter la capitale afin de découvrir du pays."
Il se tut. Il brûlait de lui dire le motif premier de son périple mais craignait devant cette noble dame de paraitre sot. Surmontant sa crainte, il se lança dans la confidence.
"En vérité... en vérité, je veux devenir chevalier. Je sais que cela est réservé aux gens de noble naissance, et que mon enfance ne semble pas me prédisposer à un avenir si haut, mais mon père en était un. Ma nourrice m'a conté comme il faisait parti des plus nobles chevaliers qui soient. C'était un homme fort pieux et courtois, qui a longtemps combattu pour défendre le trône et l'autel. Je cherche à en savoir plus sur ses exploits et je compte bien suivre le chemin glorieux qu'il m'a tracé."
Comme pour donner la preuve de ce qu'il avançait, il tira sa navaja de son fourreau et la posa sur le bureau, sous les yeux de la Comtesse.
"Voyez, cette dague lui appartenait. N'est-ce pas celle d'un grand seigneur?"
La dague était en effet fort bien ouvragée. Forgée par un maître de Biscaye, elle était ornée de croix basques et du chêne de Guernica. La courbe de sa lame damassée luisait d'un éclat inquiétant dans la pénombre du bureau.
"Elle m'a été remise lorsque j'avais cinq ans. Ma nourrice m'a expliqué que mon père avait été occis lors d'une embuscade fomentée par des traitres et des vauriens. Il s'est battu noblement, mais ses ennemis étaient trop nombreux."
Il se tut un instant.
"Je veux trouver sa tombe et lui rendre hommage. Apprendre sa vie et suivre son exemple. Ma nourrice me répétait souvent que l'histoire se tisse inlassablement suivant les même motifs et que les fils sont destinés à suivre le sillage des pères. S'il plait au Très-Haut, j'aurai des destinées aussi glorieuses que celles de feu mon père."