Son goût pour la provocation et le désordre l'a perdu, une nouvelle fois. Le visage de Carla semble accablé par le désespoir, et ce baiser létal a un goût d'amertume. C'est en la regardant qu'Ansoald voudrait, soudain, remonter le temps, oui encore une fois...
Tu sais bien que tu les veux toutes pour toi, comme des trésors que tu rassembles pour ton bon plaisir, tel un roi glouton...
Cette pensée lui vrille les tempes, lui fait réaliser son écart de conduite. Voilà qu'il se révolte contre lui-même. Il est errant, il est brigand, il est amant pour être libre. Mais la liberté se mérite. Elle est si difficile à obtenir. Anso le lisait dans le regard lourd des paysans courbés sur leurs terres, le lisait dans les pleurs de ses victimes attachées à leurs biens, et le lit dorénavant dans les yeux de Carla, plein de fureur et de désespoir.
En l'écrin de ce paysage lumineux, Anso se sent comme une ombre qui plane sur leurs têtes. Comme un nuage, remarque Gédéon. Un nuage de grêle qui rafraîchit l'eau de la baignade. Le soleil s'est éteint dans les yeux de Carla et le monde est si sombre que l'indélicat se sent écrasé par la culpabilité.
C'est le deuxième effet de la colère, fille de jalousie. Elle fait commettre des actes irréparables dont il ne pourra assumer les conséquences, sauf à déclarer son amour pour la brune et à coller derechef un direct au menton à Gédéon....
Ainsi, la liberté, légère comme l'air, le condamne à ne pas assumer son acte. A être lâche. Ce n'est pas la main secourable d'Opaline qui le traîne en arrière. Non, c'est Anso qui fuit. Comme un ballon troué qui se dégonfle. Il se sent...Dépossédé de sa fierté d'homme, de sa virilité. Est-ce cela, le comble de la liberté?
Gédéon, dont il admire le calme, l'ignore. Dans l'eau claire, c'est à peine si le battement de ses jambes crée du remous. Il a le maintien d'une statue grecque. Pourtant, Ansoald note que cet homme a gardé ses braies. Qu'il lui renvoie ainsi, involontairement, l'image de sa propre impudeur, de son total irrespect.
Alors, avant qu'Opale ne le pousse hors de l'eau, ne vire cet imposteur de la carte postale, il balbutie, d'une voix étranglée:
Mes excuses...Je ne voulais pas...Vous déranger...Je suis sincèrement...Vraiment désolé.
Des souvenirs lui montent à la tête. Ceux d'hommes forts qui balaient les sentiments comme des fétus de paille, qui prennent et qui commandent et vont jusqu'au bout de leurs actes. N'ont-ils, ces hommes-là, jamais plongés leurs yeux dans les yeux de Carla? Ils y verraient que la tendresse mérite d'être sauvée, que l''orgueil doit parfois s'incliner.
Ansoald baisse la tête devant Gédéon, encaisse cette inacceptable humiliation, se sent dépouillé de toute force, de toute énergie. Lentement, il dégage à grand-peine la main d'Opale puis se retourne pour étirer une nage jusqu'au rivage, sans se retourner. La marche sur les galets est accablante sous le soleil brûlant. A peine sec, il passe derrière un buisson et se rhabille, et ce n'est qu'à ce moment qu'il accepte la proposition d'Opale:
Voilà qui devrait pouvoir me changer les idées...Je suis comme...Hors de moi-même...C'est bizarre comme impression...Bref allons-y, laissons-les tranquilles...
Anso prend soin de ne plus les regarder. C'est que la jalousie a de nombreux poignards et qu'elle n'attend que le moment propice pour frapper encore au coeur, son point faible. Il regonfle ses poumons du bon air de la brise iodée, démêle ses cheveux mouillés. Un baiser volé, à Genève, lui avait coûté 6 mois de fugue. Celui-ci, combien lui coûtera-t-il? C'est d'un pas incertain qu'il emboîte celui d'Opale pour retrouver Meyg, dont il a, pour une fois, à peine remarqué la présence...