Samsa
- "Il faut qu'on se noie encore une fois
Dans les nuits fauves
Et les grands soirs,
Qu'on récupère un peu d'espoir." (Fauve - 4 000 îles)
Au-dessus des sentinelles à leur poste, le vent faisait claquer les couleurs or et sable de Longny-au-Perche que se plaisait à admirer Samsa. Elle aurait pu regarder cette danse pendant des heures car c'était une de ses favorites : aucune n'était plus belle qu'un drapeau flottant au gré du vent. Le ciel bleu métallique d'automne offrait à l'étendard un arrière-plan des plus puissants qui captivait le regard sombre de la Baronne des lieux. Adossée à un créneau, Samsa se retourna pour s'accouder à un merlon et ainsi regarder l'étendue de ses terres au-delà de ses murailles. La reine Lafa ne s'était pas moquée d'elle en lui confiant Longny-au-Perche ; en plus d'avoir eu la délicatesse de lui confier une baronnie en Alençon, elle avait remis entre ses mains des terres de fer et de forges alimentées par de nombreux cours d'eau dont les principaux était la Jambée et la Robioche. Les cultures ne souffraient ainsi jamais de sécheresse et la forêt à l'est abritait de nombreux chevreuils, biches, cerfs, sangliers, des lièvres en abondance et des gibiers à plumes qu'il était possible d'entendre et parfois d'observer lorsqu'on y passait en promenade ou en repérage pour une future chasse. L'ouest était un carrelage de pâtures, de champs divers et variés et d'activités multiples ; c'était le lieu de vie principal des serfs et des vilains qui peuplaient les terres. Le nord était plus en relief, agrémenté de douces collines, et le sud s'ouvrait de ce vallon. De façon général, les terres de Longny-au-Perche étaient plus en altitude que la plupart des villes et hameaux de l'Alençon avec une moyenne de deux cent mètres. Ce n'était pas une montagne mais, au creux d'un vallon, le château de Longny-au-Perche avait une position qualifiable de stratégique, à sa petite échelle.
Depuis qu'elle avait eu le château, Samsa s'était employée à le fortifier et à le rendre plus martial -ce qui n'était guère étonnant quand on la connaissait. Lafa, se doutant sûrement du penchant guerrier de sa Prime Secrétaire Royale et architecte de la victoire des armées royales en Anjou, avait eu la bonne grâce de lui confier des terres possédant ainsi, déjà, un château-fort. Pas de bâtiment d'agrément, de jardins finement taillés et de petits gravillons au sol ; Samsa avait hérité de murailles déjà épaisses de quelques mètres aux bases solides avec des tours plutôt espacées, c'est pourquoi la nouvelle baronne avait fait cerner le château d'un fossé profond qui avait ensuite nécessité l'installation d'un pont-levis en plus de la herse déjà présente. Le donjon était haut et large, accolé à la muraille côté nord en opposition avec le pont-levis côté sud. Ce qui n'était autrefois qu'une seule grande cour avait été divisée en basse et haute-cour sous l'égérie de la cheffe Treiscan. Dans la basse-cour, contre les murailles, on trouvait une partie des écuries -la seconde partie se situant dans la haute-cour et qui laissait ainsi supposer, vu le nombre de chevaux, que Samsa avait formé une garde majoritairement à cheval. Ce n'était pas seulement par stratégie ou amour de la cavalerie : en cas de siège, ils feraient également plus de nourriture. A côté de ce premier bâtiment, par souci de rapidité et de chaleur, se trouvait le logis des gardes récemment agrandi au vu de signes de travaux évidents. A l'écart de tous ces êtres, afin de ne troubler ni les têtes ni les oreilles, quelques forges faisaient résonner leur art à côté d'artisans boulangers ou charpentiers, ce qui amenait de la vie dans la cour par un petit ballet de badauds et de charrettes allant et venant.
Dans la haute-cour accessible par le passage sous une seconde porte équipée également d'une herse, outre ainsi les quelques chevaux et gardes privilégiés y résidant, un puits couvert, un rectangle de sable servant de terrain d'entrainement hétéroclite et le donjon, aussi fier qu'austère, occupaient l'espace.
Perchée sur sa courtine, Cerbère contemple, au bas des remparts, la petite ville parcourue des ruisseaux enjambés de petits ponts, des moulins à eau des artisans et des lavandières. Ici et là, des places accueillent des marchés éphémères et des divertissements qui se dispersent ensuite dans les rues plus ou moins larges adjacentes. En cette fin d'après-midi, les étals commencent à se vider, les feux dans les âtres faiblissent et certains travailleurs partent même se prélasser en avance pour profiter des dernières petites heures du soleil d'automne, abaissant ainsi le niveau sonore de la ville aux nombreux forgerons. La Baronne quitte le chemin de ronde pour redescendre sur la terre ferme, sol de terre battue et de pavés à moitié enfouis ici et là qui donne un charme rustique au château-fort. Elle traverse la basse-cour, passe la seconde muraille, monte les marches menant à l'entrée du donjon et pénètre dans le hall. A l'intérieur, nulle décoration ; ici, on ne cherche pas à rendre l'endroit joli, on cherche le panache, cela se voit aux rares tapisseries martiales à la gloire royaliste sur les murs, aux épées en sautoir et aux couleurs de Longny-au-Perche et de Treiscan, omniprésentes. Dans la salle de banquet, pas bien grande malgré sa vocation, il apparait évident que c'est l'aura victorieuse de Samsa qui est mise à l'honneur avec, le long des murs, de nouvelles tapisseries, plus grandes, qui illustrent ses batailles. La plus remarquable est au fond de la salle : à droite, on y voit une ville fortifiée où flotte le drapeau angevin sur un bâtiment mis en valeur par sa taille et qu'on devine être la mairie. Sur ce bâtiment, un personnage -un homme brun et barbu avec une fleur de lys derrière lui- tend les clés frappées du blason de la ville vers l'au-delà des murailles, vers les armées royalistes où Cerbère, à cheval et brandissant un étendard, est élancée en première ligne, ignorant les épées qui tentent de l'arrêter, pourfendant l'ennemi. Derrière elle, tout à gauche, se trouve une représentation de Lafa reine pointant du doigt la capitale angevine. Tout en haut de la tapisserie, à gauche, le blason Treiscan, et dans le coin à droite, le blason de Longny-au-Perche. Il apparaissait évident que la tapisserie représentait la victoire royale sur l'Anjou grâce à la trahison du maire orchestrée par Samsa -alors capitaine des "Crocs du Basilic II" en sus-, ce qui lui avait ensuite valu d'être anoblie par la reine en baronne de Longny-au-Perche. De l'autre côté de la salle, au-dessus de la grande cheminée qui brûlait déjà, se trouvait une autre tapisserie représentant le blason entièrement assemblé de Samsa avec son cry, sa devise et ses colliers dynastes et de mérite. Sur la grande table centrale, des victuailles diverses et facilement mangeables ainsi que quelques cruchons sont disposés et Samsa s'en vient les renifler et les admirer.
Pour la venue de Chimera, elle a promis du Bordeaux du meilleur cru et elle tient à ce que cela soit respecté. Il n'y avait de toute façon pas un choix immense au château de Longny-au-Perche, le luxe n'y prévalait pas et l'argent des impôts et taxes allait presque tout le temps dans les travaux de fortification, les soldes, les importations de matières premières et les nécessités impérieuses des habitants. Samsa, issue de la roture, avait gardé ce côté simple, presque rustique même, déjà bien heureux de manger. Avoir le choix de son menu était dès lors un confort à ses yeux. Elle goûta un peu les mets et le vin qui s'y trouvaient et poussa ensuite un sifflement avant d'appeler :
-Sigismonde pardi !
Samsa sifflait toujours pour interpeller les gens dans son château, même ses filles. Ensuite seulement, elle donnait le nom de la personne qu'elle voulait voir. La manière était singulière, malaisante aux premières fois mais on se rendait rapidement compte que c'était l'expression d'un mal-être de Samsa qui se sentait supérieure par le rang mais pas vraiment par la nature à ces roturiers qui la servaient.
Une femme plus âgée qu'elle, d'une bonne quarantaine d'années, entra dans la salle.
-Oui Baronne ?
-Veuillez faire monter à mes appartements le cabernet franc bordelais, le sauvignon tourangeau, le raisin, le lard fumé et le pain toasté pardi.
-Oui Baronne.
-Merci té.
Sigismonde s'incline et s'en retourne chercher du renfort. Samsa quitte la salle pour retourner à l'air libre. Sur son chemin, les serviteurs baissent les yeux, s'écartent un peu ; Samsa sait qu'elle en intimide beaucoup, que certains la craignent même. Elle n'a jamais réussi à briser cette glace entre eux bien qu'étant toujours juste. Son côté implacable semblait être tout ce que ses gens au château retenaient d'elle. Les serfs et les vilains, eux, étaient plus à l'aise avec cette femme qui comprenait leurs difficultés, ne les punissait jamais injustement ou lourdement et leur accordait de la considération pour n'attendre en retour pas moins que simplement le respect.
En attendant Chimera, la cheffe Treiscan s'appuie à la barrière du petit terrain d'entrainement pour regarder la leçon d'escrime de ses filles. Elles n'ont que six ans mais Samsa les forme à beaucoup de choses depuis qu'elles savent marcher et parler. Bien avant encore, elle leur parlait déjà des valeurs de la vie, des valeurs de la famille Treiscan, même si ses filles ne comprenaient encore rien. Cerbère les observe, attentive, apprend à connaître ces filles dont elle ne voulait pas, qu'elle a laissé ici et là pendant qu'elle guerroyait à droite et à gauche, voyageait par monts et par vaux, ces filles à qui elle a du mal à exprimer l'amour maternel qu'elle devrait, qui leur est dû, et qu'elle ne voit presque que comme sa descendance pure et dure, celle qui perpétuera le nom et les valeurs Treiscan à sa mort. L'héritière, la première née parmi les deux, c'est Nolwenn : taciturne, observatrice, quelque peu ombrageuse, attirée elle aussi par les armes blanches, elle a un côté inquiétant qui parvient même à atteindre Samsa. Toutefois, Nolwenn est plus psychorigide encore que sa mère, peut-être un peu psychopathe même : avec elle, Cerbère sait qu'elle a une relève plus forte encore qu'elle-même. Trop inflexible même et là se trouvera son travail de mère pour les prochaines années. Gwenn, peut-être, la jumelle, saura l'attendrir avec son caractère enjoué, naïf mais têtu, un peu maladroit et fondamentalement bon d'attention.
Elle apprend, en les regardant ainsi se battre, chacune un peu à sa façon et avec son style malgré les consignes du maître d'armes, ce que l'avenir réserve aux Treiscan. A priori, il s'avère brillant et un sourire doux éclaire le visage de la Cerbère Éternelle.
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