« Comment es-tu tombé du ciel, astre brillant, fils de l'aurore ? Comment as-tu été abattu à terre, toi qui foulais les nations ? »
Isaïe
14.12
La masse flamboyante des cheveux roux de ladolescent flottait dans la bise délicieusement rafraîchissante qui soufflait au travers du quartier des quais de la Leysse, près de la Porte Saint-Antoine , au long du Bourg Reclus et du Bourg Nézin. Le jeune noble avait ôté ses heuses et ses chausses jointes pour profiter du délassement glacé quoffrait la principale rivière chambérienne à ses jambes nues. Assis sur le rebord du hallage, il laissait leau glisser avec délectation sur ses membres presque glabres où se dessinait pourtant le galbe volontaire de muscles qui prenaient en ampleur un peu plus chaque jour. Lâge de lenfance nétait pas très loin et, quelque part, les joies simples et puériles étaient rassurantes et pleines denseignements pour ceux qui savent voir
En cette heure du jour, le damoiseau savait quil navait rien à craindre : lactivité incessante des brassiers et des portefaix lui assurait par son va-et-vient ininterrompu une relative sécurité. Il le savait, mais secrètement il espérait que la personne quil devait rencontrer ici viendrait avant la fin du jour. Penchant le torse vers larrière, il prit appui sur ses coudes fléchis derrière lui et battit des pieds avec force pour faire jaillir de lécume, puis il contracta chacun des muscles de ses jambes, et sourit daise en sentant la fatigue du voyage sen aller et laisser place à une sorte dengourdissement agréable
Sur les dalles du quai, il vit une ombre se déplacer
il fit jouer innocemment ses orteils dans londe pure et fraîche, souriant dune oreille à lautre. Lombre se figea puis disparut dans la masse sombre que projetaient sur le sol les empilements de denrées savoyardes qui attendaient dêtre expédiées en aval. Le jeune garçon sentit ses cheveux se dresser le long de sa nuque et, fermant les yeux dans une sorte de simulacre de délectation ou de jouissance, il ouvrit la bouche et parla. Sa voix haut-perchée claqua comme un fouet :
« Et bien, Messire Duc, montre-toi
Quas-tu à craindre icelieu ? Sans doute pas un jeune coq sans ergot ni bec ?.. » Aucune réponse ne vint
et le damoiseau soupira, exaspéré. Il rouvrit les yeux et dans un mouvement gracieux comme une volte de danseur de mauresque, il sextirpa de la bienfaisante fraicheur de la rivière pour se dresser fièrement sur le hallage. Les jambes nues et dégoulinantes, il attendait, les bras croisés, les yeux rivés sur le monceau de ballots et de caques entassés à moins de dix toises de lui. Son sourire se fit sardonique, presque mesquin, et son regard trahit lespace dun instant limpatience qui lagitait.
« Duc, me forceras-tu à tappeler par ton nom véritable, celui qui fait trembler la terre ? Faut-il vraiment que je ruine tous tes efforts dun seul mot ?.. Je ne suis pas là pour jouer, tu le sais
et abuser de ma patience nest pas une bonne chose ! Dois-je te rappeler qui tu as mandé aujourdhui dans ton bourg de paysans ?»
« Ce
bourg
est la capitale de Savoie, Chimère ! » Ladolescent avait sursauté malgré lui, la voix pleine de douceur qui avait crevé le silence de lattente venait de sa droite, là où il avait laissé sa monture. Ses yeux perçants balayèrent lespace devant lui et il vit son interlocuteur debout à côté de son palefroi à moins de deux toises de là : un jeune homme de haute stature, tout de fer vestu et brillant sous le soleil implacable. Les vagues de sa chevelure blonde séchappaient avec une élégante indolence de son chapel de feutre posé légèrement de travers sur son chef. Ses reins étaient ceints dun baudrier de cuir rouge où pendaient une bâtarde à sénestre et un court baselard à dextre. Le jeune homme tournait le dos à ladolescent et flattait du plat de la main la joue du cheval docile. Les plates de son harnois milanais brillaient comme un miroir tant et si bien que le damoiseau dut plisser les yeux pour pouvoir continuer à le regarder.
« Belle bête que tu as là, Chimère
Un cadeau de tes parents ? ». Un sourire carnassier souleva un coin de la bouche du damoiseau :
« Oui, on peut dire ça, Duc
on peut dire ça.»
Le jeune noble trépignait
et sans ambages, il enchaîna sur un ton acerbe :
« Jose espérer que ce nest pas pour me parler de la qualité de lécurie de mes parents que tu mas fait venir ? »
Le jeune homme en armure leva la tête et, enfin, daigna se tourner vers ladolescent qui semblait perdre patience :
« Non, en effet, ce nest pas pour ça
». Le chevalier sapprocha à pas comptés, dans un déhanché gracieux, presque dansant. Il sarrêta à une demi-toise du jeune garçon roux qui lui faisait face avec détermination, posant avec nonchalance sa sénestre sur le pommeau de la bâtarde à son côté.
« Comme je te lai écris, jai une mission pour toi
trois fois rien, tu verras, mais cest une bonne occasion de montrer à lEnnemi que nous ne cèderons pas un pouce de terrain. »
Le sourire du damoiseau sétait figé :
« Trois fois rien ?... Tu te moques de moi, mon Duc
Ne me prends pas pour un novice, je suis trop vieux pour cela
Je sais de quoi il retourne, figure-toi
je sais ta rencontre avec lArchange
et la défaite de tes Gardiens
et ce que tu veux que je fasse
». Le chevalier leva un sourcil, lair étonné :
« Tiens donc ? Et me feras-tu le plaisir de me faire part de ta réponse, alors ? »
Le jeune garçon aux cheveux roux se figea et ses yeux semblèrent se révulser quelques instants. Sa voix se fit trainante
« Jai sondé lenfant
et ce que tu penses être une promenade de santé risque plutôt de ressembler à une guerre sanglante
Il nest pas seul
».
Le chevalier leva la tête et lança un rire tonitruant vers le ciel :
« Hahaha ! Nous y voilà ! Ne me dis pas que toi, le Serpent, le Tentateur, tu as peur de ça ? Si ? Hahaha ! »
Ladolescent sétait rapproché, son être tout entier était soumis à une tension intérieure extraordinaire et il tremblait dexcitation :
« Tu as toujours été trop confiant
».
Le chevalier, soudain piqué au vif, saisit le bras du damoiseau dun geste dune rapidité insensée.. Il sentait la chair tendre sous létau de ses doigts et il eut soudain des envies de meurtre :
« Tu as toujours eu la langue trop bien pendue, Chimère ! Mais je ne suis pas de ceux que tu peux asservir par ton verbe
Je commande et je dirige
et toi, toi, misérable Serpent, toi, tu obéis à ma volonté ! ».
La main du chevalier se contracta encore plus et ladolescent crut que son bras allait se briser. Il posa ses doigts fuselés sur la main gantée du jeune homme et, déployant une force incroyable et insoupçonnée, il lui fit lâcher prise :
« Cest toi qui commande ici, Vépar
mais souviens-toi du temps davant la Chute
Souviens-toi bien de cela avant de proférer des menaces à mon encontre. Noublie jamais que je suis Samaël et que je fus Son bras gauche et que mes ailes nont pas été brisées
rappelle-toi de cela, pauvre fou ! Et entends-moi bien en cette heure : le Déchu marche au côté de lenfant
et il ne restera pas impassible
non, plus maintenant
Et si tu ne le crains pas, respecte au moins sa valeur ! »
« Sa
valeur ? Non, mais pincez-moi, je rêve ! Depuis quand tattardes-tu à ce genre de considérations, dis-moi ? » Le chevalier hocha la tête en signe de déni. Il ferma les yeux quelques instants, inspira profondément, puis reprit sur un ton sans appel :
« Tu feras ce que je te demande, parce que ce sont là nos lois. Je veux lenfant
dussè-je requérir laide dAbaddon lui-même ! Maintenant cela suffit
Je sens une certaine agitation, il est temps dagir. »
Ladolescent qui massait son bras douloureux pencha la tête et inclina le torse respectueusement en guise de salut et de soumission :
« A ta guise, mon Duc
à ta guise
». Le chevalier avait immédiatement tourné les talons et sen était allé à grandes enjambées sur les quais de la Leysse, bousculant sans ménagement ceux qui restaient sur son chemin.. Le jeune garçon, la tête toujours penchée, regardait ses pieds nus maintenant maculés de la crasse du hallage. Sa vue se troubla et des larmes roulèrent sur ses joues.
Dans la pénombre de la petite chambre quil louait dans une auberge miteuse du Bourg Maché, le vieux clerc assis sur un tabouret bancale regardait le trou désormais obscur de la minuscule fenêtre rendue aveugle par le volet extérieur quil venait de fermer. Une odeur lourde et un peu âcre flottait dans lair et cela donnait à la pièce des airs de cathédrale. Le vieillard bossu avait retiré ses bésicles et il massait de sa dextre son front plissé et gras dans un geste dintense réflexion. Il était manifestement contrarié ou, à tout le moins, perplexe
Soudain il se leva, comme si une idée subite avait éclairé le dédale tortueux et encombré de ses vieilles méninges fatiguées. Avec fébrilité il sétait précipité sur son escarcelle et en avait répandu le contenu sur sa paillasse grossière. Il farfouilla dans les menus objets et poussa un soupir de soulagement lorsque ses doigts boudinés et bouffés par les rhumatismes touchèrent son petit étui à méraulx. Le clerc fit glisser les petits disques de plomb au creux de sa paume ridée et il posa délicatement lindex de son autre main sur chacun deux, suivant lordre des chiffres romains inscrits sur leur face, comme sil caressait le visage de vieux amis ou de parents depuis longtemps disparus. Et les contours et les chiffres de luire dun éclat bleuté, doux et irréel, projetant sur les murs lézardés et le plafond défraichi des centaines de symboles étranges. Le vieux bossu sourit et, pour la première fois depuis longtemps, cela ne lenlaidissait pas
Le clerc semblait perdu dans une introspection intense, ses yeux globuleux toujours fixés sur les méraulx à léclat merveilleux. Du gouffre malodorant de sa bouche, dentre ses chicots jaunis, une litanie aux accents profonds séleva. Et à chaque phrase susurrée dans lobscurité de la pièce une silhouette pareille à une brume lumineuse et floue se condensait entre les murs sombres :
« Qui ébranlera la Lance solide et roide ? Qui enfilera les Gantelets dargent ? Qui revêtira le Haubert aux mailles brillantes ? Qui chaussera les Eperons aigus ? Qui endossera la Cuirasse dacier poli ? Qui portera lEcu indestructible ? Qui brandira lEpée claire et tranchante ? Qui sarmera de toute ces choses et, devant elles, montrera dabord son Courage ?.. »
Les formes fantomatiques étaient au nombre de sept
sept à luire faiblement derrière le vieux clerc
sept à reprendre dans le chur merveilleux de leurs voix éthérées les mots du vieil homme et à lui répondre
« Nous sommes les sept que tu mandes, toi le Reflet de Dieu
Je suis Sealiah, détenteur de la Lance, et je me mets à ton service
Je suis Ariel, je possède les Gantelets et te les livre sans condition
Je suis Asaliah et je te donne le Haubert qui protègera ton corps
Je suis Mihael et je te chausse de mes Eperons, car tu es le premier des chevaliers devant lEternel
Je suis Hahahel et je te fais don de ma Cuirasse de pureté pour quaucun mal ne tatteigne
Je suis Veualiah et japporte lEcu en gage de Sa bénédiction
Je suis Yélaiah et je pose mon Epée sur tes épaules et ta tête
Nous sommes les Gardiens et tu es notre Seigneur
relève-toi, Archange, et prends les sept Armes saintes car tu es chevalier vertueux, honneur des hommes, serviteur de Dieu
Et devant elles, dresse la huitième, la plus puissante
fais du Courage le rempart de la Citadelle Céleste
»
Le vieil homme sétait redressé, comme nimbé dune mandorle de gloire et de puissance et au milieu de la pièce minable où il se trouvait, il avait lair dun géant sur les épaules duquel quatre paires dailes blanches se déployaient scintillantes, lumineuses, chatoyantes
et avec elles le bruit dun millier de cygnes prenant leur envol
Le clerc referma la main sur les méraulx blottis au creux de sa main
tout sévanouit
Dans un sursaut il ouvrit les yeux... Dans la pénombre de la petite chambre quil louait dans une auberge miteuse du Bourg Maché, le vieillard assis sur un tabouret bancale regardait le trou toujours obscur de la minuscule fenêtre. Avait-il rêvé? Seule restait lodeur lourde et pénétrante qui rendait étouffant lair de la petite pièce
et un sourire étrange sur la face tordue du vieillard.
« A la grâce de Dieu !.. » Le vieux bossu empoigna son escarcelle et, jetant son mantel défraîchi sur ses épaules tordues, il se précipita vers la porte de son pas claudiquant, quittant la chambre sans un regard en arrière.