Pour la première fois depuis des semaines, la tête posée sur les genoux de sa bienfaitrice, Marjolaine sent quelle sapaise, comme si sa douleur sanesthésiait. Tsampa lui démêle les cheveux presque avec tendresse, les lisse avec patience.
Et si pour votre esprit, me parler le soulage, c'est bien volontiers que je vous prête mon oreille, et les deux, même si une ne suffit pas. J'ai tout mon temps.
Marjolaine savait quelle trouverait en cette femme, son ange comme elle commence à lappeler en elle-même, une oreille attentive. Elle a tant besoin de raconter son histoire à quelquun, comme pour se prouver à elle-même quelle na pas rêvé, quelle nest pas folle. Elle ne sait pas trop par quoi commencer, il y a tant dévènements, des évènements qui se sont déroulés sans parfois quelle en mesure la portée, et des évènements qui lui ont échappé. Elle sait que parler lui fera du bien, alors elle se lance.
Il vous faudra de la patience Tsampa car mon histoire est fort longue. Je vais vous la raconter, puisque vous avez la gentillesse de prendre sur votre temps pour mécouter. Quand au Père Thomas, jirai le voir, oui, cela fait trop longtemps que je me suis détournée de la religion. Jai honte de moi
Jirai me confesser.
Marjolaine reprend son souffle, puis se lance. Ses doigts se sont noués dans la jupe de Tsampa
Jétais Abbesse à Tournai, dans les Flandres. Javais prononcé mes vux très jeune, sans rien connaître de la vie. Le capitaine de lOst des Flandres, Chevalier°Bayard, était lui aussi tournaisien. Il madressait régulièrement des compliments, mais il était toujours très respectueux, aimable et courtois. Cétait un vrai plaisir que de se trouver en sa compagnie. Au fil du temps, il se mit à menvoyer des pigeons sous divers prétextes. Je lui répondais au début avec circonspection et réserve, mais je sentais que je mattachais à lui et nos échanges se multiplièrent.
Pour la nouvelle année, il menvoya une rose. Je navais jamais reçu de cadeau de la part dun homme et je lui répondis, un peu trop chaleureusement sans doute. Il minvita alors chez lui. Je my rendis, le cur battant. Je savais que je faisais une erreur, je me doutais de ce qui allait se passer mais il faisait tant battre mon cur. Cétait la première fois que jétais attirée par un homme. Il arriva ce qui naurait jamais dû arriver : nous passâmes la nuit dans les bras lun de lautre. Le lendemain, à genoux, il demandait ma main.
Mais jétais Abbesse, je ne pouvais donc me marier. La situation était intolérable, je me sentais gravement en faute, je ne voulais pas renoncer à cet amour, je ne savais que faire. Je décidais de prendre rendez-vous avec larchevêque pour une confession. Chevalier°Bayard me rejoignit à larchevêché et nous en repartîmes ensemble, après que larchevêque Bigornea meut promis de me libérer de mes vux, ce qui fut fait quelques semaines plus tard.
Brûlants de désir et damour, nous passions nos nuits ensemble chez lun ou chez lautre, en cachette des habitants de la ville. Puis nous rendîmes nos sentiments publics, dès que je fus libérée de mes voeux. Le mariage fut fixé au 2 avril. Jétais au comble du bonheur et pourtant notre amour ne faisait pas lunanimité, plusieurs flamands minsultaient, me traitaient de trainée, de catin. Jattendais donc le mariage avec une grande impatience.
Malheureusement, Bayard fut anobli entre la publication des bans et le mariage : je nétais pas noble, notre mariage devenait donc impossible. Jai pleuré toutes les larmes de mon corps ce jour-là, je voulus même quitter la ville mais il men dissuada.
Une noble dame, touchée par mon malheur, me proposa alors de manoblir pour que le mariage puisse se réaliser, et cest ainsi que je devins Dame de Grand Laurier.
Quelques temps plus tard, il fut question en Flandres denvahir la Hollande. Je métais engagée dans lost pour être avec mon fiancé, il était donc normal que je sois de laventure. Mais le comte des Flandres, Ascalon, fraichement élu, annula lopération. Néanmoins un groupe de rebelles, menés par le Baron Slamjack et Chevalier°Bayard partirent pour la Hollande, en compagnie des bourrins artésiens et des soldats flamands dévoués à leur cause, dont je faisais partie.
Nous attaquâmes les hollandais. Ce fut une terrible déroute : Chevalier Bayard et moi-même nous en sommes tirés avec de légères blessures, mais il y eu des morts. Nous étions tous les deux à peine guéris que les hollandais jetèrent un certain nombre de meneurs en geôle. Bayard fut donc emprisonné. Jétais guérie mais il était hors de question que je quitte la Hollande sans lhomme que jaimais. Je demeurais donc à Heusden, travaillant au verger tous les jours pour ne pas me faire remarquer et éviter de me faire emprisonner à mon tour.
A ce moment-là Bayard fit une promesse : il ne quitterait pas la Hollande avant que tous les flamands et les artésiens ne partent. Entre-temps je reçus une injection des autorités hollandaises, comme la plupart de mes compagnons restés sur place : cétait partir de la Hollande ou être jetée en prison.
Je partis donc, la mort dans lâme, en laissant Bayard en Hollande, puisquil désirait attendre coûte que coûte les derniers prisonniers et blessés. Le retour à Tournai fut triste. Je vivotais dans ma petite chaumière en attendant le retour de mon fiancé. Régulièrement, il mécrivait pour me parler de son retour, de lorganisation de notre mariage, massurait de son amour.
Bayard finit enfin par quitter la Hollande et minforma quil raccompagnait les artésiens chez eux. Comme ils étaient alliés et amis, je ny ai pas vu malice. Je continuai donc à attendre seule à Tournai. Comme lattente était interminable et quun voyage détudes en direction dAlençon était prévu par le recteur de luniversité des Flandres, Messire Dragonfire, je décidais de faire partie du voyage pour me changer les idées.
A ce moment du récit, la voix de Marjolaine, jusque là étonnamment claire, se brisa.
Je partis donc quelques jours plus tard en direction dArgentan. Ce furent mes derniers jours de bonheur. Le 6 juillet, jappris par Bayard, dune manière très brutale, quil me quittait pour une autre femme. Anéantie, jai demandé des explications, jai questionné son entourage : on mapprit la liaison de Bayard avec Maéva, la fille de Yeuxbleus, membre des bourrins dArtois. Ils étaient amants depuis le séjour en Hollande, cest-à-dire depuis deux mois. Tout le monde dans notre entourage ou à peu près était au courant, sauf moi...
Marjolaine éclata en sanglots.
Quelques jours avant mon départ pour Alençon
il mavait envoyé une
magnifique lettre damour.
Marjolaine se redressa, chercha ses vêtements des yeux dans la petite pièce, les vit entassés auprès de la cheminée. Elle se leva péniblement, alla fouiller dans la poche de sa robe, en sortit un papier chiffonné et sali de sang, de larmes, de boues et le tendit à Tsampa.
Tenez, lisez-là :
Citation:
Marjolaine,
Mon Amour,
Après de nombreux jours de voyage, j'ai enfin le temps de t'écrire pour te donner de mes nouvelles.
Comme tu le sais de ma précédente lettre, j'ai quitté la Hollande la semaine dernière, avec les derniers bourrins. Comme je me le suis promis lors de la campagne hollandaise, j'ai quitté en dernier la Hollande. Je sais que cela paraîtra de l'enfantillage à certains, mais c'était important pour moi. J'ai tenu parole.
Nous avons voyagé en deux groupes. J'ai mené un des groupes vers Cambrai, l'autre nous a suivi à un jour d'intervale. Je n'ai malheureusement pas pu passer par Tournai, sans quoi je n'aurais manqué de venir t'embrasser, te serrer contre moi. Mais il y avait urgence.
Il semblerait qu'un danger menace l'Artois, et ils demandaient toutes les forces disponibles pour défendre leurs frontières. Tu me manques énormément mon Amour, mais je reste un homme de guerre, avant tout. Les FSF trop loin et occupée, je ne pouvais refuser de les aider. J'ai donc intégré une armée artésienne, comme chef de section. J'ai une lance complète sous ma direction. Si jamais il devait y avoir bataille, je serai en première ligne, et c'est ce que réclame ce feu qui coule dans mes veines. La guerre est tellement plus simple, plus vraie que la politique. Je le fais pour l'amitié artéso-flamande, mais par plaisir aussi, je te l'avoue...
S'il ne devait pas y avoir de bataille, que la situation se normaliserait, je serai à Tournai avant la fin de la semaine. Dans le cas contraire, je ne saurais dire quand, mais je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour te revenir le plus rapidement possible.
Je sais que tu m'attends, et je suis sincèrement et réellement désolé de ces épreuves que je t'inflige encore. Je tenterai de me faire pardonner tout cela à mon retour, de la façon que tu voudras.
Garde courage, je reste avec toi. Si tu avais envie de venir me retrouver plus tôt, ou si l'envie de ton voyage d'étude te prenais, utilise ce pigeon pour me contacter, que je puisse te protéger au moins sur une partie du chemin.
Avec tout mon amour et mille baisers,
Ton Bayard
Marjolaine pleurait à nouveau toutes les larmes de son corps. Elle avait repris sa position couchée, la tête sur les genoux de Tsampa. Elle étouffait, et mit un long moment avant de pouvoir poursuivre.
Tsampa, comment un homme peut-il se conduire de la sorte ? Quelle sorte d'homme peut envoyer une telle lettre alors qu'il passe ses nuits avec une autre, que son coeur est épris d'une autre ? De quelle sorte de monstre suis-je donc tombée amoureuse ? Et cest pour ce lâche, ce menteur, cet infidèle, ce coureur de jupons que jai abandonné mes vux
que jai voulu mourir.
Longtemps, je suis restée incrédule, je ne pouvais pas croire à une telle conduite, une telle noirceur : pendant deux mois il mavait menti, trompée, cocufiée, promis un mariage dont il savait quil narriverait jamais.
Toujours aussi horrifiée, incrédule, atterrée, je continuais à réunir des explications auprès de lentourage de Bayard : Bayard et Maéva sétaient rencontrés en Artois en février, dans le cortège royal. Bayard avait semble-t-il dénoué le corset de Maéva qui la serrait de trop.
Marjolaine sinterrompit, un nud dans la gorge. Elle avait beaucoup parlé, ses lèvres étaient sèches, elle avait mal à la tête et au ventre. Mais elle arrivait à la fin de son recit.
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Marjolaine29
Dame de Grand Laurier
A cet instant où mon coeur est brisé par un abandon si cruel et une trahison si basse
(Musset)