Actyss
Fin Avril 1467
Le ciel est particulièrement clair en cette journée de Printemps. Ç'aurait pu être une journée vraiment parfaite. Mais la veille au soir, tandis que je passais ma dernière soirée de tranquillité avant de commencer, dès le lendemain, mon nouveau travail de serveuse dans une taverne proprette, une information était remontée jusqu'à moi. Un certain Monsieur Lafourche allait égorger son cochon. Un cochon que j'imaginais sympathique, mais qui avait eu la malchance d'être l'héritage de ce jeune Monsieur Lafourche. Feu son père avait été fermier, lui-même était devenu notaire. Et un notaire n'avait pas à s'encombrer d'un morceau de viande sur pattes, comme le qualifiait cet homme ignoble.
Ce qui m'amène aujourd'hui sur les chemins de l'arrière pays. Je n'ai pas pris Emma avec moi. Ma fille de quelques mois est bien trop petite pour que je prenne le risque de l'emmener. Je ne veux pas qu'il lui arrive quoi que ce soit. Depuis mon naufrage - et l'amnésie totale qui en résulte - je n'ai plus qu'elle au monde. Puisque je ne sais pas d'où je viens, mais que je me suis réveillée auprès d'un homme, sans aucun doute mon époux, ma fille est tout ce qui compte. C'est pour lui offrir un vrai toit que je travaille dans l'auberge la mieux cotée de la ville. C'est pour elle que je compte chaque sou dépensé. J'ai la chance d'être hébergée au couvent du coin, ce qui m'évite de payer un loyer ou les repas. Ce qui facilite les économies. Car il faudra des vêtements pour ma fille, et pour moi aussi, en plus d'une foule d'autres choses indispensables à la vie.
J'ai sur le dos une robe bleue que m'a donné ma patronne. Je n'ai pas porté le noir très longtemps. Madame Bernard, ma patronne, m'a dit que ce n'est pas la couleur qui fait le chagrin. Elle a raison. Je pleure mon époux et ma vie envolée chaque soir avant de fermer les yeux, le nez dans les cheveux de mon bébé. Mes bas blancs glissent un peu sur mes mollets tandis que j'avance à grands pas. Les pieds glissés dans des godillots usés, je martèle le sol avec détermination. Mes sourcils sont légèrement froncés et ma bouche pincée. J'ai l'air d'une femme de dix-huit ans qui part faire la guerre. En vérité, ça y ressemble un peu.
Lorsque je parviens enfin au village de Radis-sur-gratin1, j'essuie mon front d'un revers de main. Ce n'est que le Printemps, mais la route m'a donné chaud. Je bois une gorgée d'eau fraîche d'une petite fontaine percée dans le mur dont le jet continuel retombe dans un bassin de pierre, et je poursuis mon avancée. J'ai glané suffisamment d'informations la veille pour savoir où vit Monsieur Lafourche. D'après ce que j'ai entendu, le massacre aura lieu à midi, juste après la messe. D'après le nombre de coups qui brisent le silence de ce dimanche matin, il est dix heures. Parfait. Cela me laisse deux heures. D'un geste décidé, je resserre ma queue de cheval, les sourcils plus froncés que jamais. Je coupe le village sans regarder autour de moi. Et enfin, après dix minutes de marche, je tombe sur le panneau, planté de travers, qui indique que je me trouve devant la propriété des Lafourche.
Ni une, ni deux, je m'avance, tête baisse pour ne pas attirer l'attention. Il n'y a personne, fort heureusement. La maisonnée semble vide, ou ses habitants encore endormis. Je remarque presque immédiatement la soue. Un cochon solitaire fouaille la boue de son groin, à la recherche d'un peu de nourriture qu'il ne semble pas trouver. Je pousse un juron particulièrement grossier. Je ne sais plus qui j'étais, mais je sais que je ne supporte pas la maltraitance animale. Je sais aussi que feu Monsieur Lafourche, le père du fils indigne, tenait beaucoup à ce cochon. Il y tenait tant qu'il l'a nommé Albert. Je repère une corde, suspendue aux poteaux qui entourent l'enclos. Sans doute celle avec laquelle ils comptent attacher l'animal par les pattes avant de l'égorger. Je lance un nouveau juron, particulièrement vulgaire. Je détache la corde, passe les jambes par-dessus la barrière de bois, et m'accroupis devant Albert.
« Pas de panique, Albert. Je viens te sauver. »
Je fais un nud et glisse la grosse tête rose dans le collier de fortune. Je m'avance vers le portillon, qui refuse de céder. Je suis bloquée dans la soue du cochon, avec ledit cochon, et je remarque que dans la maison, il y a un peu de vie qui danse derrière les carreaux.
« Et merde. »
Je donne un violent coup de pied dans le portillon, qui cède sous une telle démonstration de brutalité. Cela produit un boucan d'enfer. Je ne prends pas le temps de réfléchir. La porte de la maison s'est ouverte. Un grand homme maigre, en vêtement de nuit, surgit dans l'encadrement de la porte.
« MON COCHON ! AU VOLEUR ! »
Alors, sans plus hésiter, je détale, Albert derrière moi.
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Le ciel est particulièrement clair en cette journée de Printemps. Ç'aurait pu être une journée vraiment parfaite. Mais la veille au soir, tandis que je passais ma dernière soirée de tranquillité avant de commencer, dès le lendemain, mon nouveau travail de serveuse dans une taverne proprette, une information était remontée jusqu'à moi. Un certain Monsieur Lafourche allait égorger son cochon. Un cochon que j'imaginais sympathique, mais qui avait eu la malchance d'être l'héritage de ce jeune Monsieur Lafourche. Feu son père avait été fermier, lui-même était devenu notaire. Et un notaire n'avait pas à s'encombrer d'un morceau de viande sur pattes, comme le qualifiait cet homme ignoble.
Ce qui m'amène aujourd'hui sur les chemins de l'arrière pays. Je n'ai pas pris Emma avec moi. Ma fille de quelques mois est bien trop petite pour que je prenne le risque de l'emmener. Je ne veux pas qu'il lui arrive quoi que ce soit. Depuis mon naufrage - et l'amnésie totale qui en résulte - je n'ai plus qu'elle au monde. Puisque je ne sais pas d'où je viens, mais que je me suis réveillée auprès d'un homme, sans aucun doute mon époux, ma fille est tout ce qui compte. C'est pour lui offrir un vrai toit que je travaille dans l'auberge la mieux cotée de la ville. C'est pour elle que je compte chaque sou dépensé. J'ai la chance d'être hébergée au couvent du coin, ce qui m'évite de payer un loyer ou les repas. Ce qui facilite les économies. Car il faudra des vêtements pour ma fille, et pour moi aussi, en plus d'une foule d'autres choses indispensables à la vie.
J'ai sur le dos une robe bleue que m'a donné ma patronne. Je n'ai pas porté le noir très longtemps. Madame Bernard, ma patronne, m'a dit que ce n'est pas la couleur qui fait le chagrin. Elle a raison. Je pleure mon époux et ma vie envolée chaque soir avant de fermer les yeux, le nez dans les cheveux de mon bébé. Mes bas blancs glissent un peu sur mes mollets tandis que j'avance à grands pas. Les pieds glissés dans des godillots usés, je martèle le sol avec détermination. Mes sourcils sont légèrement froncés et ma bouche pincée. J'ai l'air d'une femme de dix-huit ans qui part faire la guerre. En vérité, ça y ressemble un peu.
Lorsque je parviens enfin au village de Radis-sur-gratin1, j'essuie mon front d'un revers de main. Ce n'est que le Printemps, mais la route m'a donné chaud. Je bois une gorgée d'eau fraîche d'une petite fontaine percée dans le mur dont le jet continuel retombe dans un bassin de pierre, et je poursuis mon avancée. J'ai glané suffisamment d'informations la veille pour savoir où vit Monsieur Lafourche. D'après ce que j'ai entendu, le massacre aura lieu à midi, juste après la messe. D'après le nombre de coups qui brisent le silence de ce dimanche matin, il est dix heures. Parfait. Cela me laisse deux heures. D'un geste décidé, je resserre ma queue de cheval, les sourcils plus froncés que jamais. Je coupe le village sans regarder autour de moi. Et enfin, après dix minutes de marche, je tombe sur le panneau, planté de travers, qui indique que je me trouve devant la propriété des Lafourche.
Ni une, ni deux, je m'avance, tête baisse pour ne pas attirer l'attention. Il n'y a personne, fort heureusement. La maisonnée semble vide, ou ses habitants encore endormis. Je remarque presque immédiatement la soue. Un cochon solitaire fouaille la boue de son groin, à la recherche d'un peu de nourriture qu'il ne semble pas trouver. Je pousse un juron particulièrement grossier. Je ne sais plus qui j'étais, mais je sais que je ne supporte pas la maltraitance animale. Je sais aussi que feu Monsieur Lafourche, le père du fils indigne, tenait beaucoup à ce cochon. Il y tenait tant qu'il l'a nommé Albert. Je repère une corde, suspendue aux poteaux qui entourent l'enclos. Sans doute celle avec laquelle ils comptent attacher l'animal par les pattes avant de l'égorger. Je lance un nouveau juron, particulièrement vulgaire. Je détache la corde, passe les jambes par-dessus la barrière de bois, et m'accroupis devant Albert.
« Pas de panique, Albert. Je viens te sauver. »
Je fais un nud et glisse la grosse tête rose dans le collier de fortune. Je m'avance vers le portillon, qui refuse de céder. Je suis bloquée dans la soue du cochon, avec ledit cochon, et je remarque que dans la maison, il y a un peu de vie qui danse derrière les carreaux.
« Et merde. »
Je donne un violent coup de pied dans le portillon, qui cède sous une telle démonstration de brutalité. Cela produit un boucan d'enfer. Je ne prends pas le temps de réfléchir. La porte de la maison s'est ouverte. Un grand homme maigre, en vêtement de nuit, surgit dans l'encadrement de la porte.
« MON COCHON ! AU VOLEUR ! »
Alors, sans plus hésiter, je détale, Albert derrière moi.
1 Radis-sur-gratin : ville totalement fictive, dont les habitants ne sont pas plus friands de radis et gratins qu'ailleurs, semblerait-il.
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