Au matin, Lyllah fut brutalement réveillée par les cris stridents de Johanara :
- Mathilde! Il a neigé!!! Mon mantel! Vite!!!
Neigé ? Vraiment ?
Grimaçant de douleur, elle réalisa alors qu'elle avait passé la nuit appuyée contre un mur du couloir de l'auberge, non loin de la chambre de la baronne, au cas où l'état de santé incertain de celle-ci aurait requis des soins... Elle déplia difficilement ses membres courbatus et maugréa contre l'ingratitude de la fière Johanara, qui n'avait pas eu un seul mot pour elle.
- Fichue baronne, tiens ! Ces riches personnages couverts de dentelles et de frous-frous ne voient même pas le mal qu'on se donne pour eux !
Malgré sa rancur, une vive curiosité l'assaillait : virevoltant dans l'auberge avec une gaité de jeune fille, la baronne semblait parfaitement revenue à elle. Avait-elle donc retrouvée la mémoire depuis la veille, lorsqu'elle avait quittée la table après le départ du Sieur Theophane ?
Lyllah descendit aux cuisines et se débarbouilla au-dessus d'une bassine d'eau. Elle entendit alors un bruit de calèche qui lui fit lever la tête : las ! Johanara partait avec ses gens, sans avoir renseigné quiconque sur son état ! La jeune fille haussa les épaules et décida de chasser l'ingrate baronne de son esprit. Elle était à la capitale, et c'était jour de marché, autant en profiter ! Certes, sa bourse était bien maigre, mais elle savait qu'elle aurait plaisir à regarder l'agitation du marché et les étals bien plus variés et fournis que dans sa petite ville de Lectoure. Elle s'apprêta à sortir dans le froid sec du petit matin, quand une main la retint. La gentille aubergiste aux joues rouges lui tendait une cape de grosse laine en souriant :
- Faut pas sortir comme ça, ma ptite demoiselle, z'allez attraper la mort ! Prenez donc ce mantel, vous me le rendrez plus tard, allez !
Elle remercia chaleureusement la brave femme et sortit. Effectivement, la cape n'était pas de trop pour la protéger de ce froid inattendu en cette première matinée de novembre ! La jeune fille déambulait dans les rues d'Auch, en se réjouissant du spectacle des jeux des enfants, dont certains découvraient la neige pour la première fois avec des yeux brillants de plaisir. Elle finit par arriver sur la place du marché : quelle merveille ! Le marché était bien plus étendu que celui de Lectoure, et la foule qui s'y pressait était sans comparaison elle aussi.
Sans crainte des voleurs puisqu'elle n'avait que quelques pièces sur lesquelles elle referma prudemment son poing, la jeune fille se jeta au milieu de la foule et se délecta du spectacle : pyramides de charcuterie, caisses pleines de rubans et de dentelles, étals de colifichets, jarres de miels de toutes les couleurs... Elle s'approcha d'un étal d'épices qui l'attira par les odeurs inconnues pour elle qui en émanaient. Levant la tête, elle aperçut alors la baronne de Lignières en grande conversation avec un homme jeune et fort séduisant. Elle ricanait déjà intérieurement de la versatilité de Johanara : quoi ! la jeune femme si bouleversée par sa scène de la veille avec le malheureux Théophane avait déjà jeté son dévolu sur un nouveau jouvenceau ! Mais une vieille édentée derrière elle chuchota à sa commère :
- Hé, Firmaine, r'gade donc un peu là ! C'est-y pas not'nouvel a'chevêq' ! L'est un peu jeunot tout'même, non ? A peine p'us vieux qu'un gamin ! Doit avoir les dents longues, pour êt' déjà à ç'te position !
Le nouvel archevêque ! Impressionnée par la présence d'un tel personnage, Lyllah s'approcha avec curiosité pour le dévisager plus à son aise. N'osant toutefois pas s'adresser directement à lui, elle aurait pourtant aimé lui glisser un mot sur l'état déplorable de la paroisse de Lectoure. Avec l'audace des petites gens qui n'ont rien à perdre, sa décision fut prise, elle allait tenter sa chance tout de même, puisque la présence de Johanara lui fournissait un prétexte idéal.
Bousculant quelques badauds, elle se fraya un passage jusqu'à la baronne qui conversait avec l'archevêque et se planta devant elle, en esquissant une révérence à peu près acceptable.
- Bien le bonjour, Madame la Baronne ! Je suis ravie de vous voir si bien portante, vous sentez-vous mieux ?
Et elle rit intérieurement en voyant l'expression vaguement ennuyée qui se peignit sur le visage de la belle rousse.