Flaurentina
[Un lundi au soleil, dans le charmant village de la Truche-en-Bevière]
J'entends toujours dire autour de moi que la vie, c'est compliquée. Qu'il faut faire tout un tas d'efforts pour s'en sortir, et tout ça. Travailler pour gagner de l'argent, croire en ses rêves, mais en même temps, faut pas grimper trop vite les échelons, faut prendre son temps mais en se dépêchant parce que la vie est courte. Pas de quoi s'étonner que les gens s'embourbent tous seuls dans leurs problèmes et qu'ils ne fassent finalement pas grand chose de leur vie, avec des préceptes comme dépêche-toi doucement. Où voulez-vous qu'on aille avec des histoires pareilles ? La mienne, d'histoire, est du genre très simple. Je suis une fille de Duc qui m'a perdu quand j'étais bébé. Et qui a oublié de me rechercher après. Bon. C'est pas compliqué, ça, c'est du très clair, même. Le seul truc que j'ai à faire maintenant, c'est me comporter comme mon rang l'exige et de tout faire pour y arriver. Et tout faire, ça inclut aussi mentir. Ouais je sais, c'est pas bien. Mais bon, y a pas mort d'homme non plus, hein.
Cette idée bien ancrée dans la tête, je déambule dans les allées du marché, mon bras glissé autour de celui de Siarl. J'aime bien faire ça, et puis je trouve que ça donne une classe supplémentaire. Un petit truc en plus, le bras autour de celui d'un homme. Bon, j'essaie de ne pas avoir l'air trop contente de moi étant donné que c'est moi qui suis pendue au bras de Siarl, et pas les autres filles. J'ai tellement de chance. Je ne peux d'ailleurs pas empêcher mes lèvres de s'étirer en sourire supérieur, et je toise chaque donzelle croisée avec une once de pitié. Bon, je ne suis pas là que pour me pavaner, j'ai quand même un but, une mission à accomplir, et c'est exactement ce que je compte faire. Je me hausse sur la pointe des pieds, à trois mètres de l'étal d'un marchand de bijoux et attire un peu Siarl vers moi, pour lui chuchoter un truc à l'oreille :
"Bon alors on fait comme je t'ai expliqué. Je dis qui je suis et toi t'as l'air sérieux et sinistre comme si toute ta famille était morte devant tes yeux y a dix minutes, mais en même temps t'as aussi l'air de trouver que tout sent mauvais. Les nobles, ils ont toujours cette expression. T'es prêt ?"
Je hoche la tête et lisse le devant de ma jupe en laine tissée, d'un beau orange. Je tire un peu sur mon corsage vert, carre les épaules, fais un ressortir ma poitrine, prends l'air pincé de celle qui a sucé un citron trop longtemps, et relâche le bras de Siarl. Je m'avance d'un air pompeux vers le vendeur de bijoux et le toise d'un oeil froid, indifférent, comme si sa présence était répugnante à mes yeux. Je daigne regarder les bijoux, repère une bien belle broche en forme de losange et incrustée de pierres rouges. Dans ma tête, ça calcule sévère. Un machin pareil, une fois revendu, ça permettrait de mettre toute une plaquette de beurre dans les épinards pour plusieurs semaines. Faut donc pas que je me loupe. Je tourne le nez vers Siarl comme si je voulais avoir son avis sur la chose.
"Qu'en pensez-vous, mon bon ami ? Cette babiole plaira-t-elle à la comtesse de Flambertin ?"
Puis presque sans attendre qu'il réponde, je me saisis de l'objet sous le regard un peu sceptique du vendeur.
"Oui je pense que cela pourrait convenir. Avec les fourrures que nous lui apportons et le peigne en ivoire, cela fera du meilleur effet, n'est-il pas ?"
Je me tourne vers le marchand.
"Je vous la prends, mon brave. Vous pourrez vous vanter que la duchesse de Fanfrechert-en-Soubois a acheté une petite chose chez vous. Ce n'est certes pas tous les jours que la nièce du prince de Conflichet vient vous rendre visite, n'est-il pas ?"
Je force l'un de ces drôles de rire en cascade légère qu'on les dames nobles, et je pose une main fine sur le bras de Siarl.
"Donnez-lui un écu, mon cher. En gage. Un domestique viendra ce tantôt régler la totalité de ce que l'on vous doit."
"Mais Madame..."
"Plaît-il ? Êtes-vous en train de douter de mon honnêteté ?"
Je me penche vers le pauvre homme.
"Avez-vous bien conscience de qui je suis, marchand ? Vous ne voudriez certes point insulter la nièce préférée du prince de Conflichet, lui-même proche parent de l'épouse du roi d'Helvétie ? Vous ne souhaitez pas être à l'origine d'une guerre, n'est-ce pas ? Fort bien, je passe pour cette fois. Donnez-lui un sou, mon ami, que nous en finissions au plus vite avec ces détestables courses."
J'attends que l'échange se fasse, je fourre sans ménagement la broche dans mon aumônière en joli tissu, que j'ai un peu emprunté à une dame en oubliant de lui rendre et dont je ne me sers que pour mes grands tours d'esbroufe. Comme là. Et puis sans attendre, je reprends le bras de Siarl et je le tire en avant, pour nous perdre dans la foule et nous écarter du marché. Je ressors la broche et la fais briller sous le soleil.
"Eh, tu sais, c'est du vrai or, hein ! Tu veux qu'on recommence ? Choisis le vendeur, on reprend les mêmes rôles dans toute la ville par contre. Dis, t'as pas trop chaud ? Tu veux qu'on refasse pareil chez un marchand de chemises et de robes ? Si on pique des tenues plus chics, on pourrait viser plus haut !"
Je redresse le nez et souris largement à mon ami, dents du bonheur au grand jour. Pour sûr, depuis que je l'ai retrouvé, le soleil brille plus fort au-dessus de ma tête.
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J'entends toujours dire autour de moi que la vie, c'est compliquée. Qu'il faut faire tout un tas d'efforts pour s'en sortir, et tout ça. Travailler pour gagner de l'argent, croire en ses rêves, mais en même temps, faut pas grimper trop vite les échelons, faut prendre son temps mais en se dépêchant parce que la vie est courte. Pas de quoi s'étonner que les gens s'embourbent tous seuls dans leurs problèmes et qu'ils ne fassent finalement pas grand chose de leur vie, avec des préceptes comme dépêche-toi doucement. Où voulez-vous qu'on aille avec des histoires pareilles ? La mienne, d'histoire, est du genre très simple. Je suis une fille de Duc qui m'a perdu quand j'étais bébé. Et qui a oublié de me rechercher après. Bon. C'est pas compliqué, ça, c'est du très clair, même. Le seul truc que j'ai à faire maintenant, c'est me comporter comme mon rang l'exige et de tout faire pour y arriver. Et tout faire, ça inclut aussi mentir. Ouais je sais, c'est pas bien. Mais bon, y a pas mort d'homme non plus, hein.
Cette idée bien ancrée dans la tête, je déambule dans les allées du marché, mon bras glissé autour de celui de Siarl. J'aime bien faire ça, et puis je trouve que ça donne une classe supplémentaire. Un petit truc en plus, le bras autour de celui d'un homme. Bon, j'essaie de ne pas avoir l'air trop contente de moi étant donné que c'est moi qui suis pendue au bras de Siarl, et pas les autres filles. J'ai tellement de chance. Je ne peux d'ailleurs pas empêcher mes lèvres de s'étirer en sourire supérieur, et je toise chaque donzelle croisée avec une once de pitié. Bon, je ne suis pas là que pour me pavaner, j'ai quand même un but, une mission à accomplir, et c'est exactement ce que je compte faire. Je me hausse sur la pointe des pieds, à trois mètres de l'étal d'un marchand de bijoux et attire un peu Siarl vers moi, pour lui chuchoter un truc à l'oreille :
"Bon alors on fait comme je t'ai expliqué. Je dis qui je suis et toi t'as l'air sérieux et sinistre comme si toute ta famille était morte devant tes yeux y a dix minutes, mais en même temps t'as aussi l'air de trouver que tout sent mauvais. Les nobles, ils ont toujours cette expression. T'es prêt ?"
Je hoche la tête et lisse le devant de ma jupe en laine tissée, d'un beau orange. Je tire un peu sur mon corsage vert, carre les épaules, fais un ressortir ma poitrine, prends l'air pincé de celle qui a sucé un citron trop longtemps, et relâche le bras de Siarl. Je m'avance d'un air pompeux vers le vendeur de bijoux et le toise d'un oeil froid, indifférent, comme si sa présence était répugnante à mes yeux. Je daigne regarder les bijoux, repère une bien belle broche en forme de losange et incrustée de pierres rouges. Dans ma tête, ça calcule sévère. Un machin pareil, une fois revendu, ça permettrait de mettre toute une plaquette de beurre dans les épinards pour plusieurs semaines. Faut donc pas que je me loupe. Je tourne le nez vers Siarl comme si je voulais avoir son avis sur la chose.
"Qu'en pensez-vous, mon bon ami ? Cette babiole plaira-t-elle à la comtesse de Flambertin ?"
Puis presque sans attendre qu'il réponde, je me saisis de l'objet sous le regard un peu sceptique du vendeur.
"Oui je pense que cela pourrait convenir. Avec les fourrures que nous lui apportons et le peigne en ivoire, cela fera du meilleur effet, n'est-il pas ?"
Je me tourne vers le marchand.
"Je vous la prends, mon brave. Vous pourrez vous vanter que la duchesse de Fanfrechert-en-Soubois a acheté une petite chose chez vous. Ce n'est certes pas tous les jours que la nièce du prince de Conflichet vient vous rendre visite, n'est-il pas ?"
Je force l'un de ces drôles de rire en cascade légère qu'on les dames nobles, et je pose une main fine sur le bras de Siarl.
"Donnez-lui un écu, mon cher. En gage. Un domestique viendra ce tantôt régler la totalité de ce que l'on vous doit."
"Mais Madame..."
"Plaît-il ? Êtes-vous en train de douter de mon honnêteté ?"
Je me penche vers le pauvre homme.
"Avez-vous bien conscience de qui je suis, marchand ? Vous ne voudriez certes point insulter la nièce préférée du prince de Conflichet, lui-même proche parent de l'épouse du roi d'Helvétie ? Vous ne souhaitez pas être à l'origine d'une guerre, n'est-ce pas ? Fort bien, je passe pour cette fois. Donnez-lui un sou, mon ami, que nous en finissions au plus vite avec ces détestables courses."
J'attends que l'échange se fasse, je fourre sans ménagement la broche dans mon aumônière en joli tissu, que j'ai un peu emprunté à une dame en oubliant de lui rendre et dont je ne me sers que pour mes grands tours d'esbroufe. Comme là. Et puis sans attendre, je reprends le bras de Siarl et je le tire en avant, pour nous perdre dans la foule et nous écarter du marché. Je ressors la broche et la fais briller sous le soleil.
"Eh, tu sais, c'est du vrai or, hein ! Tu veux qu'on recommence ? Choisis le vendeur, on reprend les mêmes rôles dans toute la ville par contre. Dis, t'as pas trop chaud ? Tu veux qu'on refasse pareil chez un marchand de chemises et de robes ? Si on pique des tenues plus chics, on pourrait viser plus haut !"
Je redresse le nez et souris largement à mon ami, dents du bonheur au grand jour. Pour sûr, depuis que je l'ai retrouvé, le soleil brille plus fort au-dessus de ma tête.
La Truche-en-Bevière est un village totalement fictif, j'en ai peur. Situez-le où vous voulez !
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