Rouge_gorge
Attention, ce post peut heurter la sensibilité d'un public non-averti. Vous êtes prévenus.
Jeanne avait donné la vie. Jeanne avait donné la mort.
Campagne française, 1452
Accroupie dans le foin, les jupons relevés jusqu'à son ventre rond, Jeanne poussait tant bien que mal au rythme de ses contractions. Ses boucles noires se collaient à l'ovale de son visage trempé de larmes et de sueur. Ses dents broyaient les pans d'étoffes pour étouffer vainement sa douleur. A l'abri des regards indiscrets, seule, elle enfanta d'une petite fille. L'être poussa son premier cri, perçant le silence de la nuit, ce qui fit paniquer davantage la génitrice. Cette dernière plaqua ses paumes sur le visage visqueux du nouveau-né et le rendormit à jamais. Le corps de la jeune mère était pris de violents spasmes, ivre de fatigue et trop proche de l'aliénation. Les pupilles écarquillées d'horreur sur l'enfançon fripé et maculé de sang: sans vie. Jeanne se reprit à plusieurs fois pour couper le cordon qui liait sa propre vie et la mort qu'elle venait d'engendrer, tant ses bras n'avaient plus de force que les tremblements incontrôlables qui lui faisaient échapper la lame de ses doigts ensanglantés. De la grange où elle donna naissance, Boucle brune se traîna non sans tomber plusieurs fois alors que ses genoux s'entrechoquaient, vers le cours d'eau qui bordait le chemin. Celui-ci regagnait un lit plus large drainé à quelques kilomètres par un moulin. Le temps que le minuscule corps ne dériva jusque là et qu'on le repêcha, Jeanne pensait n'être plus de ce monde elle aussi.
Elle était vidée de toute force, elle ne tenait que par ses nerfs et sa folie, le visage noyé d'interminables sanglots. Les gencives saignaient depuis qu'elle avait mâché sa jupe jusqu'à s'en faire saigner, la jeune mère était dans un état effroyable. Elle claudiquait plus qu'elle ne marchait, les vêtements teintés de carmin, les yeux grand ouverts sur la sombre vérité que la nuit et la mort emporterait. Car oui, Jeanne avait décidé d'en finir elle aussi cette nuit-là. Elle n'avait plus rien à perdre, on lui avait tout enlevé. C'est pourquoi elle travailla une corde épaisse et rugueuse d'un noeud. Le tressage fut suspendu à une poutre de la bâtisse puis la haute et fébrile carcasse se dressa sur un tabouret avant de se passer la corde au cou. Il n'y avait plus de larmes à cet instant qu'un long silence plein de soulagement. Tout allait bientôt finir et sans s'en réjouir pour autant, Jeanne se sentait apaisée à cette pensée. Les pieds au bord du siège, elle fit basculer son poids d'un appui à l'autre afin de faire tomber l'assise qui la maintenait. Le bois finit par déraper et l'enfer reprit son cours. Au lieu d'une mort sèche, la nuque brisée, toute la lourdeur de la carcasse maternelle se pressa sur la corde qui étrangla lentement la jeune fille. Le corps soubresautait, les doigts tâchés tentaient d'agripper le noeud vainement. La pression remonta dans sa tête, le pouls et le sang cognaient dans ses tempes. Jeanne avait l'impression que sa tête allait exploser, s'arracher du reste de son corps s'agitant à quelques centimètres du sol. L'air manqua rapidement et, plus elle s'agitait, plus elle luttait, plus elle sentait la mort se resserrer tel un étau autour de sa gorge. Des points de lumière devant les yeux puis un vrombissement sourd dans les oreilles puis plus rien.
Quelques jours plus tard
Jeanne ne savait toujours pas pourquoi elle était encore en vie. La corde avait-elle cédé sous le poids de son corps inerte ou avait-elle été tranchée par quiconque pour la sauver. Le mystère demeurait entier. Après quelques jours à l'écart du village, Jeanne réapparut sans son ventre rond mais sans enfant à son sein. Les rumeurs les plus folles coururent sur son état lamentable. Son regard rongé par les cernes trahissait l'effroi et la culpabilité. Quelque chose de grave s'était produit et elle en savait quelque chose. Elle devint un monstre aux yeux des villageois, les plus craintifs lui tournèrent simplement le dos quand les plus virulents allèrent jusqu'à la maudire et lui jeter des pierres pour la chasser. Personne ne voulait l'embaucher, aucun ne voulait aider le Sans-Nom et même le curé lui ferma les portes de la Maison du Très-Haut. La Boucle brune erra alors jusqu'au cimetière le coeur au bord des lèvres. Si la Vie ne voulait d'elle, peut-être la Mort l'accueillerait avec plus de sympathie?
A l'état de loque humaine, le regard hagard, elle se présenta au fossoyeur. Cet homme qu'elle n'avait jamais rencontré et que tous fuyaient comme la peste. Sa voix brisée, son timbre faible, elle parlait à demi-mot. Déglutir lui faisait un mal de chien et une affreuse marque rougeoyante lui ceignait la gorge.
Avez-vous déjà enterré le nouveau-né...noyé?