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[RP] La Mort personnifiée

Rouge_gorge
Attention, ce post peut heurter la sensibilité d'un public non-averti. Vous êtes prévenus.


Jeanne avait donné la vie. Jeanne avait donné la mort.

Campagne française, 1452

Accroupie dans le foin, les jupons relevés jusqu'à son ventre rond, Jeanne poussait tant bien que mal au rythme de ses contractions. Ses boucles noires se collaient à l'ovale de son visage trempé de larmes et de sueur. Ses dents broyaient les pans d'étoffes pour étouffer vainement sa douleur. A l'abri des regards indiscrets, seule, elle enfanta d'une petite fille. L'être poussa son premier cri, perçant le silence de la nuit, ce qui fit paniquer davantage la génitrice. Cette dernière plaqua ses paumes sur le visage visqueux du nouveau-né et le rendormit à jamais. Le corps de la jeune mère était pris de violents spasmes, ivre de fatigue et trop proche de l'aliénation. Les pupilles écarquillées d'horreur sur l'enfançon fripé et maculé de sang: sans vie. Jeanne se reprit à plusieurs fois pour couper le cordon qui liait sa propre vie et la mort qu'elle venait d'engendrer, tant ses bras n'avaient plus de force que les tremblements incontrôlables qui lui faisaient échapper la lame de ses doigts ensanglantés. De la grange où elle donna naissance, Boucle brune se traîna non sans tomber plusieurs fois alors que ses genoux s'entrechoquaient, vers le cours d'eau qui bordait le chemin. Celui-ci regagnait un lit plus large drainé à quelques kilomètres par un moulin. Le temps que le minuscule corps ne dériva jusque là et qu'on le repêcha, Jeanne pensait n'être plus de ce monde elle aussi.

Elle était vidée de toute force, elle ne tenait que par ses nerfs et sa folie, le visage noyé d'interminables sanglots. Les gencives saignaient depuis qu'elle avait mâché sa jupe jusqu'à s'en faire saigner, la jeune mère était dans un état effroyable. Elle claudiquait plus qu'elle ne marchait, les vêtements teintés de carmin, les yeux grand ouverts sur la sombre vérité que la nuit et la mort emporterait. Car oui, Jeanne avait décidé d'en finir elle aussi cette nuit-là. Elle n'avait plus rien à perdre, on lui avait tout enlevé. C'est pourquoi elle travailla une corde épaisse et rugueuse d'un noeud. Le tressage fut suspendu à une poutre de la bâtisse puis la haute et fébrile carcasse se dressa sur un tabouret avant de se passer la corde au cou. Il n'y avait plus de larmes à cet instant qu'un long silence plein de soulagement. Tout allait bientôt finir et sans s'en réjouir pour autant, Jeanne se sentait apaisée à cette pensée. Les pieds au bord du siège, elle fit basculer son poids d'un appui à l'autre afin de faire tomber l'assise qui la maintenait. Le bois finit par déraper et l'enfer reprit son cours. Au lieu d'une mort sèche, la nuque brisée, toute la lourdeur de la carcasse maternelle se pressa sur la corde qui étrangla lentement la jeune fille. Le corps soubresautait, les doigts tâchés tentaient d'agripper le noeud vainement. La pression remonta dans sa tête, le pouls et le sang cognaient dans ses tempes. Jeanne avait l'impression que sa tête allait exploser, s'arracher du reste de son corps s'agitant à quelques centimètres du sol. L'air manqua rapidement et, plus elle s'agitait, plus elle luttait, plus elle sentait la mort se resserrer tel un étau autour de sa gorge. Des points de lumière devant les yeux puis un vrombissement sourd dans les oreilles puis plus rien.

Quelques jours plus tard

Jeanne ne savait toujours pas pourquoi elle était encore en vie. La corde avait-elle cédé sous le poids de son corps inerte ou avait-elle été tranchée par quiconque pour la sauver. Le mystère demeurait entier. Après quelques jours à l'écart du village, Jeanne réapparut sans son ventre rond mais sans enfant à son sein. Les rumeurs les plus folles coururent sur son état lamentable. Son regard rongé par les cernes trahissait l'effroi et la culpabilité. Quelque chose de grave s'était produit et elle en savait quelque chose. Elle devint un monstre aux yeux des villageois, les plus craintifs lui tournèrent simplement le dos quand les plus virulents allèrent jusqu'à la maudire et lui jeter des pierres pour la chasser. Personne ne voulait l'embaucher, aucun ne voulait aider le Sans-Nom et même le curé lui ferma les portes de la Maison du Très-Haut. La Boucle brune erra alors jusqu'au cimetière le coeur au bord des lèvres. Si la Vie ne voulait d'elle, peut-être la Mort l'accueillerait avec plus de sympathie?

A l'état de loque humaine, le regard hagard, elle se présenta au fossoyeur. Cet homme qu'elle n'avait jamais rencontré et que tous fuyaient comme la peste. Sa voix brisée, son timbre faible, elle parlait à demi-mot. Déglutir lui faisait un mal de chien et une affreuse marque rougeoyante lui ceignait la gorge.


Avez-vous déjà enterré le nouveau-né...noyé?
Alastor.the.reaper
Bien qu’isolé du reste de la société pour sa marginalité, le nouveau fossoyeur était informé de la nouvelle qui faisait tant de bruit dans le village. Car c’était lui qu’on appelait pour amener les corps sur le lieu de leur dernier repos : le cimetière. À la découverte du nouveau-né sans vie dans la rivière, il n’y avait pas de doute : celui-ci avait été supprimé car sa venue au monde n’était pas désirée. Sans traces, Alastor avait estimé une mort par asphyxie. Mais il ignorait si cela était par noyade ou par obstruction des voies respiratoires. Quoiqu’il en soit, le serviteur de la Mort restait indifférent face à la tragédie. Ce pauvre petit être innocent n’était ni la première ni la dernière victime d’une jeune fille égarée. Si l’assassin avait été bel et bien clairement identifié car son absence avait été remarquée, alors la mère-fille en question avait peut-être fait le bon choix : valait mieux pour un bâtard rejoindre au plus vite le Très-Haut que de mener une vie d’orphelin ou d’enfant maltraité comme Alastor l’avait vécu aux côtés d’une mère puterelle odieuse.
La petite fille illégitime n’étant pas pleurée ni par la bourgade ni par une famille qui l’aurait reconnu, l’inhumation se fit en toute discrétion, dans la nuit qui suivit la macabre découverte, sans aucune cérémonie, dans la fosse commune, là où les inconnus et indigents reposaient ensemble dans l’oubli le plus total. Seule une simple croix de bois sans inscription signalait l’emplacement du nouveau défunt.

Quelques jours plus tard, le drame continuait à faire débat tandis que le croque-mort était passé à autre chose...ou plutôt à d’autres personnes à préparer pour l’Au-Delà. L’été ayant été rude, avec un accès à l’eau restreint, ce fut les plus faibles qui devinrent les victimes de la cruauté de Dame Nature. Une vieillarde et un petit garçon remplirent les rangs des morts du village. L’ambiance étant vouée au deuil, Alastor assistait aux pleurs insupportables des vivants qui faisaient un dernier au revoir à leurs êtres chers disparus.
Le calme revint ensuite avec la désertification de la nécropole par les familles mais l’employé était loin d’être prêt à se la couler douce. Il fallait nettoyer cet endroit glauque pour qu’il soit moins effrayant donc plus accueillant. Remplaçant les plantes fanées, arrachant les mauvaises herbes, Alastor se salissait les mains de terre. Mais l’homme ne trouvait point ce travail ingrat même s’il était mal vu par les autres. Parmi les macchabées, il trouvait sa place. Bien que mal payé, il se sentait utile. Car personne d’autre n’aurait eu le courage de s’occuper des disparus par peur d’être hanté par eux. Et pourtant, ces individus si spéciaux étaient bien moins effrayants que les vivants car jamais ils ne causaient de mal et surtout étaient beaucoup plus calmes. La vie au cimetière était tellement plus simple. Et Alastor préférait la compagnie de ses “patients” que celle des villageois.

Mais soudain, une jeune fille brune et frêle, à la pâleur fantomatique égayée par une marque rouge au cou, vint interrompre la tranquillité de l’homme à la vingtaine passée qui était en train de boucher le trou d’une tombe à la pelle. La voix de celle-ci étant faible, Alastor dut arrêter ce qu’il faisait pour bien écouter. Mais ce ne fut pas sans un soupir d’agacement. Le fossoyeur avait horreur d’être dérangé en plein travail.


Le p’tit bébé tu dis? Parle plus fort, j'ai failli ne pas t'entendre! Sinon oui, il est bien sous terre. Fallait bien le faire au plus vite, une carcasse, même petite, ça pourrit, ça pue et ça attire plein de sales bêtes charognardes.

Répondit le brun aux yeux perçants avec son franc-parler bien bourrin avant d’observer longuement la jeune Jeanne aux formes de femme naissantes. Elle était si jeune mais la vie avait décidé de lui arracher son innocence très tôt. Remarquant la trace de corde autour de sa gorge et l’absence de lueur vive dans ses yeux, il ne fallait pas être érudit pour comprendre son lien de parenté avec la bâtarde décédée.

C’est toi la mère? Si tu cherches ta petite, elle est là-bas. Dernière croix, près du mur, à la troisième rangée, tu peux pas louper.

Dit-il en désignant du doigt un carré de croix de bois bien isolé des autres tombes en pierre.
Cependant, Alastor trouvait bien curieux qu’une mère viendrait rendre visite à l’enfant qu’elle avait tué, même si l’acte avait été fait par pur désespoir. Elle avait du cran pour revenir dans le village afin de se rendre jusqu’ici.

Indifférent à la tristesse ambulante incarnée par la Boucle brune, l’homme à l’humeur froide reprit sa pelle et continua la tâche en cours.
Rouge_gorge
L'attitude d'Alastor glaça le sang de la jeune fille qui se figea un instant sur place sans mot dire. Que pouvait-elle répondre à cette ultime question? Comment pouvait-elle nier sa parenté avec l'enfançon? Prise de vertiges, elle se recula tandis que la pelle s'enfonça dans le sol à nouveau comme si de rien n'était. Chancelante, Jeanne longea les carrées de terre plus ou moins fraîchement retournés mais tous bien entretenus et compta les croix avant de se stopper à la dernière. Boucle brune, qui pensait éclater en sanglots à la vue de la petite tombe, resta de marbre. Elle triturait nerveusement les pans de ses jupons sales et rapiécés, tentant d'être soulagée à l'idée que quelqu'un ici bas est pris le temps d'enterrer ce rejeton. L'oeillade écarquillée glissa de la tombe au fossoyeur pris dans son travail. Il ne semblait pas tourmenté par son labeur, tout au plus un peu amer au vu du ton avec lequel il s'était adressé à elle tantôt. Ces pensées et son attention revinrent sur la croix sans épitaphe, une bourrasque de vent se leva alors, agitant les boucles brunes de la jeune mère.

Je ne sais pas quoi dire...Dois-je être désolée? Peut-être aurais-je du te donner un nom au moins? Marie? Que penses-tu de Marie? C'est joli, non? Voilà, c'est ton prénom, maintenant. Tu sais, Marie, nous devons pas nous en vouloir. Je n'aurai pas su t'éduquer. Je n'ai même plus les moyens de manger à ma faim. La famine nous aurait rongé à petit feu ou bien, l'hiver nous aurait glacé les os. Sinon, c'est la maladie qui nous aurait emporté. Crois-moi, ma petite, tu es mieux au Paradis Solaire... Alors je t'en prie, cesse de me tourmenter! Ton cri résonne dans ma tête à me faire vriller les tympans! Puis ce silence...Ce silence, mon Dieu...

Un frisson parcourut l'échine et secoua le corps de l'adolescente qui se tenait les épaules, bras croisés sur sa poitrine gonflée de lait. Elle se balança d'un pied sur l'autre, nerveuse quand un bruit derrière elle l'interpella, c'était Alastor qui travaillait encore, sans relâche. Jeanne demeura un temps devant la tombe quand naquit en elle un sentiment de cruelle injustice, une sombre colère s'empara d'elle. Elle trembla, ses poings serrées, elle voulait hurler que ce n'était pas de sa faute, elle voulait maudire à son tour tous ses regards accusateurs, elle voulait rétablir la vérité, elle voulait simplement tourner la page.

Ses petits pas la menèrent à nouveau vers le fossoyeur qu'elle s'inquièta de déranger une fois encore. Boucle brune se racla la gorge douloureusement à tel point qu'elle échappa un couinement de mal-être puis s'efforça de parler le plus clairement et distinctement possible non sans mal, ce qui lui donnait un accent et un timbre étrange presque comique.


Sieur, j'ai besoin d'un travail. Plus personne au village ne veut de mes bras. Je ne puis me nourrir et me loger à ma convenance. Laissez-moi vous être utile, je vous en prie...

La sombre oeillade de la jeune fille avait du mal à soutenir le regard perçant de son interlocuteur. Il y avait un je-ne-sais-quoi de malsain dans ses pupilles, une lueur étrange qui la faisait frémir, c'est pourquoi elle baissa aussitôt la tête docile sans vraiment se rendre compte de ce qu'elle demandait là. Jeanne voyait en ce lieu lugubre un moment de quiétude dans ce silence de plomb. Quelques corbeaux venaient le rompre par leurs croassements moqueurs mais eux au moins, ne jetaient pas de pierres. Peut-être qu'accompagner les morts dans leur dernière demeure serait une pénitence. Peut-être qu'apprivoiser ce silence apporterait sur elle, la clémence.
Alastor.the.reaper
En effet, ce fut une chance pour le chérubin d'avoir été inhumé en ce lieu. Enfant de la honte aux yeux du village car bâtard non baptisé, il aurait pu être abandonné aux loups dans la forêt. Mais étant une créature du Très-Haut comme tous les autres humains, victime d'une mère considérée comme cruelle et égoïste, le curé avait estimé que sa place était au cimetière.
Quant aux yeux du fossoyeur, un mort était un mort, quelque soit son sang et l'origine de sa fin. Son rôle au village était seulement de cacher les corps sous-terre pour que l'âme puisse partir en paix et pour éviter d'exposer un spectacle nauséabond à tous.
Confronté à la mort depuis le début de sa jeunesse, Alastor travaillait dans un état d'esprit détaché. Plus rien ne l'étonnait, le dégoûtait. Mais il lui arrivait parfois de trouver la mort belle en voyant de jolies jeunes femmes pâles endormies à jamais. C'était la seule chose, avec l'extraction de dents en or,bijoux précieux et autre activité clandestine, qui le mettait en joie.

Toujours assidu à la tâche, Alastor continua de combler le fossé où gisait un nouveau défunt. Bien que ce fut physique car il fallait soulever la terre et la roche avec la pelle, il trouvait le travail agréable. Presque relaxant. Il aimait entendre l'outil briser le silence en s'entrechoquant avec le sol et voir les entrailles souterraines et son écosystème.
Il avait presque oublié la présence de la mère-fille. Presque car celle-ci revint avec une requête surprenante. Après ne pas avoir réfléchi mille fois avant de commettre le pire, la voilà dans le désespoir.
Le regard surpris et moqueur, le fossoyeur lui répondit :


Ce n'est pas un travail pour une jolie et frêle demoiselle comme toi.

Il ne voulait pas d'une donzelle qui tournerait de l'oeil ou vomirait à la vue du moindre corps. Elle serait pour lui plus un boulet qu'une aide.

Et puis, j'ai pas les moyens de te payer. Ma paie est tellement maigre que ça suffit juste pour m'acheter à bouffer.

Son regard reptilien s'arrêta longuement sur la mine assombrie de Jeanne. Un sourire malsain se dessina sur le coin de ses lèvres. S'approchant, il caressa, de sa main droite froide et sale de terre, la joue de la fille.

Tu es encore jeune et jolie...Avec tes atouts, tu trouveras du travail en ville. Sois en sûr.

Car après tout, c'était le devenir de toute jeune fille pauvre rejetée par les siens. Non?
Rouge_gorge
Ce sourire pernicieux, cette caresse glacée renvoyèrent Jeanne à ses démons qui trembla de tout son être au sous-entendu. Alors sa vie n'allait se résumer qu'à cela? Une existence de stupre pour un abus de luxure. La senestre noueuse de la jeune mère ceignit le poignet couvert de terre pour stopper le geste. L'oeillade s'embrasa d'une rage fulminante. Si Boucle Brune avait eu la force de lui briser les os à cet instant, elle l'aurait fait. Ses charbons luisants se plantèrent sur la face moqueuse d'Alastor. Mais au lieu de gronder, elle murmura clairement:

Même les chiens ne voudraient pas d'un tas d'os comme le mien, Fossoyeur. Je ne vous demande pas de me rendre riche, je vous demande de tromper mon esprit, de m'éviter plus bas que la misère. Vous ne me jugez pas comme les autres villageois alors pourquoi me tourner le dos pareillement? Je sais tenir une pelle, je...j'ai déjà vu la...mort. Ne creusez pas la tombe d'une vivante, Fossoyeur. Laissez-moi une chance. Le moindre denier que vous pourrez me payer vous épargnera un nourrisson de plus à enterrer gratuitement

Lentement, elle relâcha son emprise sur le poing terreux, le regard s'éteignant de nouveau à la dernière phrase prononcée. Après une longue inspiration, Jeanne conclut ses négociations:

Et si cela ne suffit pas, peut-être mes atouts...mes atouts pourraient vous ...

Non, c'était tout bonnement impensable.
Alastor.the.reaper
Alors qu'il s'attendait à la voir supplier en pleurant, Alastor eut la désagréable surprise de voir sa main fermement arrêtée par la jeune fille agacée par ses provocations alors qu'elle ne demandait qu'une chose : être utile à cette société qui l'avait rejetée et gagner ainsi son pain.
Cependant, le fossoyeur ne se laissa pas démonter par le regard foudroyant de Jeanne. Ce n'était pas la première fois que quelqu'un le regardait ainsi, moqueur comme un corbeau qu'il était. Mais si la fille avait oser lui porter des coups pour le punir de ses piques, Alastor n'aurait pas vu le soucis de l'envoyer rejoindre sa fille six pieds sous terre.
Fort heureusement, il n'y aurait pas de nouveau drame.

Face à son insistance qui devenait de plus en plus osée, l'homme céda finalement à sa requête.


Désolé, je préfère les rousses. Dit-il en la repoussant gentiment, embarrassé. Car c'était toujours lui qui menait avec la danse avec les femmes et non l'inverse. D'où son malaise.

Soupirant après réflexion, il ajouta :


Je suis pas contre de l'aide, au fond...Alors, c'est d'accord. Tu commenceras aujourd'hui. Tu travailleras avec moi et tu t'occuperas de la maison, cuisine, ménage, linge, tout ça. Contre ces services, tu seras nourrie et logée et tu recevras, s'il y en a, une part du surplus des deniers que j'aurai, chaque semaine.

Avant que son employée ne saute de joie, Alastor leva le doigt.

Mais je te préviens, je ne veux pas t'entendre geindre, vomir ou t'évanouir. Tu feras ce que je te dis. Si tu me fais chier, je te jetterai dans la rue, un coup de pied au derche. C'est clair?
Rouge_gorge
Jeanne ne sauta ni de joie ni ne broncha à la menace. Elle opina lentement du chef prenant peu à peu conscience de la réalité. Un soupir de soulagement fendit tout de même ses lèvres closes. Une seconde chance s'offrait finalement à elle, et la jeune fille était prête à la saisir. L'instinct de survie? Un dernier rebond, l'ultime souffle. Son existence à peine entamée avait pris déjà un sacré tournant. Elle avait déjà défié la mort et devait vivre avec ses démons intérieurs là où les jouvencelles de son âge s’émeuvent tout juste timidement. Son regard tiré par la fatigue, rongé par la culpabilité coula sur le décor qui allait devenir son royaume. Le silence était notable même les charognards avaient cessé de se moquer un court instant pour que l'angoisse fasse trembler jusqu'à ces jeunes os.

Quelle est ma tâche aujourd'hui, fossoyeur?

S'occuper les mains vite avant que le flux de sombres pensées ne la submerge de nouveau.
Alastor.the.reaper
Par pitié (et parce qu'une aide ne serait au fond pas de refus), Alastor venait d'accepter d'avoir cette pauvre brebis égarée entre ses pattes. Malgré l'absence de soleil dans le regard de celle-ci, il restait encore une étincelle, celle de vivre...coûte que coûte. Le fossoyeur aurait eu beau refuser, cette fille l'aurait harcelé jusqu'à avoir ce qu'elle voulait. Ou soit elle se serait vengée en lui mettant la mort de ses prochains bâtards sur la conscience...et au cimetière!
Mais Alastor n'imaginait pas avoir cette domestique à ses côtés toute sa vie. Sa rémunération, bien qu'essentiellement en nature, serait pour lui une charge importante. Mais surtout, la fille ne tiendrait pas plus de trois jours à son travail. Alastor se faisait le pari. Et cela ne faisait que commencer!


D'abord, commence par m'appeler Alastor, petit rouge-gorge! Même si c'est mon boulot, j'aime pas être appelé comme ça, en l'entendant de la bouche des autres c'est devenu presque comme méprisant!

Rouge-gorge...Quel ridicule surnom. Mais ne connaissant pas le nom de la jeune fille, Alastor l'appela ainsi. Rouge-gorge car sa jeunesse, sa beauté et sa fragilité lui faisaient penser au petit oiseau du même nom...Rouge-gorge aussi à cause de la marque vermillon irréversible sur son cou.
Oui, derrière sa trivialité, Alastor était parfois poète.
Mais ce n'était pas le moment d'écrire des poèmes. Le travail, le vrai, les attendaient.


Allez, on bouge, suis-moi. On a des corps à récupérer.

Ce fut alors dans le village voisin qu'Alastor et Jeanne se rendirent en charrette sur la place publique où le bourgmestre les attendaient. Leur cimetière étant plein à craquer et n'ayant pas de bois où se débarrasser des morts indésirables, on avait fait appel à Alastor pour nettoyer le lieu du crime. Un crime bien légal puisqu'il s'agissait de l'exécution de deux voleurs de marché. Les malheureux sans vie étaient restés durant trois jours à pendouiller au gibet, au-dessus du vide. L'odeur commençant à être infecte, il fallait les faire disparaître. Habitué à la mort malheureusement bête, Alastor n'éprouvait aucune compassion à l'égard des deux éphèbes qui avaient eu le malheur de s'être fait attraper pour avoir volé ce dont ils avaient besoin pour se nourrir. La seule chose qui l'ennuyait était de devoir les détacher de leurs cordes pour les transporter jusqu'à la charrette car personne n'avait voulu se salir les mains auparavant.

Allez, au boulot!

Sans tarder, il se retroussa les manches.

Prends un tabouret et va les dénouer, moi je les tiens. Allez, dépêche!
Rouge_gorge
Quel drôle de surnom que voilà! Un nom d'oiseau plus gentil que ceux qu'elle avait entendu jusque là. Jeanne porta tout de même ses mains pales à son col rouge par pudeur. Elle n'avait pas honte de son acte désespéré mais elle n'osait pas en parler. Le petit oiseau ne réalisait pas encore la chance d'être en vie, elle ne s'imaginait pas encore jusqu'où la conduirait alors son existence. Pour le moment, elle était là encore dans ce cimetière à rôder près de la Mort.

Le long du trajet dans la charrette, Jeanne laissa son corps soubresauter au rythme des roues sur les pavés. Elle n'avait rien à conter, encore sous état de choc malgré les jours passés. Elle se contentait de pincer ses lippes plates, les bras croisés sur ses jupons maculés, la tête enfouie dans ses boucles brunes et grasses. Elle ne sentait pas bon, elle était dans un état déplorable mais faute de mieux, c'est ainsi qu'elle travaillerait. Et puis, les morts, eux, ne la jugeraient pas.

Quand Alastor s'entretint avec le bourgmestre, Jeanne se fit petite derrière la charrette, pensant que la rumeur avait déjà atteint tout le duché. Depuis son angle de vue, Rouge-gorge observait les deux corps se balançant au bout d'une corde sur le gibet de la grande place. Ils étaient raides, presque immobiles, les visages tombants sur leurs épaules, maintenus par un épais lien. Ses yeux s'embuèrent soudain de larmes alors que sa gorge se nouait. Avant de fondre en larmes, la voix de l'employeur retentit. L'Oiseau se ressaisit aussitôt et grimpa dans la charrette pour récupérer un tabouret ainsi qu'une lame. En passant devant le bourgmestre, elle baissa le regard mais l'odeur des voleurs pendus depuis quelques jours lui souleva le coeur et la stoppa dans son élan. Quelle puanteur!

Prenant son apnée pour s'approcher de la potence, Jeanne grimpa sur le tabouret. Ses genoux claquèrent sous ses jupons. Les corps d'hommes faisaient bien le double du sien. A trembler de la sorte, elle perdit l'équilibre et se raccrocha à ce qu'elle put: le corps dur et froid d'un des voleurs. Un cri s'étrangla dans sa voix brisée et voyant le fossoyeur à ses côtés, prit sur elle. Les mouches volaient autour d'elle tandis qu'elle se mit sur la pointe des pieds pour atteindre la corde afin de la couper. Maintenant, c'était tout son corps qui tremblait comme une feuille morte. Le couteau ripa plus de fois qu'il ne trancha véritablement le lien. Avec le poids mort, les derniers brins craquèrent d'eux-même et avant même qu'il puisse ne la prévenir, Jeanne se retrouva nez à nez avec la tête asphyxiée du voleur. La nuque ayant été brisée tantôt, rien ne retenait plus le crane en arrière. Les paupières s'ouvrirent sur un regard vitreux, la bouche béante. Le faciès moribond l'observait à l'envers. Prise de panique, l'Oiseau sursauta et tomba de son tabouret alors qu'Alastor maintenait le corps détaché.

Elle se confondit en excuses mais sincèrement, qui aurait pu être préparer à une telle vision si ce n'est un professionnel? Un professionnel blasé, aigri et malsain. L'adolescente ne savait plus où se mettre devant la réaction du fossoyeur. Le bourgmestre qui observait le travail bancal de la jeune fille ne fit aucun commentaire mais n'en pensa pas moins. Quelques minutes plus tard, elle était debout en pointe sur le siège en bois, les yeux mi-clos et le souffle coupé pour détacher le deuxième malandrin cette fois-ci sans moindre scène.

Rouge-gorge enveloppa les morts dans un drap rugueux. Surement était-ce seulement pour le transport jusqu'à la fosse commune car il semblait déjà bien usé, se dit-elle. Pas de linceul pour les criminels, la terre à même les os, la chair rongée par les vers. La carcasse féminine frémit à cette pensée.
Alastor.the.reaper
À ce rythme là, Alastor était sûr que la fille ne tiendrait même pas une journée pour l'assister à ses pénibles tâches. Sans indulgence, il l'attendait au tournant. Même s'il avait tout le temps pour s'occuper de ceux dont la vie s'était arrêtée, le fossoyeur ne voulait pas consacrer un paquet d'heures juste pour récupérer quelqu'un ou du moins sa carcasse.

Et pourtant, autrefois, il avait été à la place de Rouge gorge, pour apprendre les rudiments du métier, faute de trouver employeur voulant bien d'un ancien prisonnier. Il se souvenait du premier pendu qu'il avait décroché de sa potence.
Un garçon, du même âge que ceux-ci, la peau blanche comme un linge, les yeux bleus opaques, la langue pendante violette. Et surtout la raideur, la froideur du corps, ses odeurs d'urine et d'excrément relâchées par l'absence de tonus des muscles et qui attiraient les mouches à la recherche de chair et de nid pour leurs oeufs. Bien que cela n'avait pas été son premier cadavre rencontré puisqu'il avait vécu l'horreur dans un quartier malfamé de Paris, cette découverte lui avait provoqué vomissement et malaise.

Mais les sentiments suscités par ce souvenir étaient tombés dans les limbes de sa mémoire. Avec l'habitude, il ne restait que l'indifférence ou la moquerie à l'égard de ces êtres devenus, dans leur fatale et pitoyable destinée, tas de chair et d'os.

L'un après l'autre, Alastor tenait les jeunes hommes par la taille avant de les poser au sol, n'éprouvant aucune gêne à leur contact raide, froid, malodorant, crade et parasité par les nécrophages volants. D'un oeil inspecteur, il regardait Jeanne les libérer en tremblant. Son manque de retenue dans son expression dégoûtée et apeurée évoqua en lui un rictus moqueur et agacé à la fois.


Grouille-toi, c'est lourd!

Dit le brun à la première perte d'équilibre.
Car oui, sa difficulté était de porter les corps, dont le poids était alourdi par le relâchement des muscles, sans les faire tomber, ce qui pourrait les amocher davantage. Même si l'état des macchabées n'avait pas vraiment pour lui d'importance, surtout chez les masculins, Alastor ne voulait pas choquer le commun des mortels en traitant ces pendus comme des tas de viande en public et aussi se salir de sang, liquide rouge à la senteur ferreuse et tenace sur les tissus.

Cependant, le coup de pression n'arrangeait en rien et à la libération du premier cadavre, Alastor manqua d'être entraîné avec lui par la chute de l'Oiseau, ce qui lui causa un râle d'agacement.


Fais attention, merde!

*Boulet...* pensait le professionnel en posant le corps par terre.
À deux doigts de demander de l'aide au bourgmestre, Alastor prenait son mal en patience pour le détachement du deuxième.
Enfin! Ce n'était pas trop tôt!
Aussitôt fait, Rouge-gorge et le fossoyeur transportèrent ensemble les pendus jusqu'à leur carrosse de classe économique et les recouvrirent pour des raisons de bienséance d'un drap brun rêche et rongé par les mites. Avec les simples mortels, surtout les criminels, il n'y avait nul besoin d'un transport confortable.

Sans plus tarder, et après avoir reçu sa paie, Alastor emmena les deux éphèbes jusqu'à leur dernier lieu de repos. La fosse commune? Non. Pourquoi se fatiguerait-il pour inhumer des parias? Il avait une meilleure idée, plus rapide à faire. Sans prévenir, il détourna l'itinéraire en direction de la forêt. Ne pouvant s'engouffrer plus loin que les sentiers battus, la charrette s'arrêta au beau milieu d'une allée assombrie par les feuillages.


On va les donner aux bêtes. Aide-moi à les porter et suis-moi.

Dit Alastor en tenant le haut du corps du premier mort à rejoindre le fossé où festoyeraient les charognes.
Rouge_gorge
La stupeur se lut sur les traits féminins déjà torturés. Avait-elle bien entendu ce que son employeur avait dit? L'oeillade charbonneuse se posa sur le fossoyeur sans jugement aucun, éprouvant seulement du désarroi. Les avait-on payé pour les enterrer ou non? Le bourgmestre savait-il le fin mot de l'histoire? L'avait-il commandité? Tant de questions se soulevèrent dans l'esprit de l'adolescente. Se mordant les lippes pour ne pas prendre la parole, elle se contenta de ruminer derrière sa crinière sale. C'était donner les morts aux charognes ou écarter les cuisses dans un bordel miteux. Malgré le dilemme de conscience, le choix était vite fait pour Jeanne.

Elle accepta donc la besogne et aida à décharger l'un des corps sans vie de la charrette. Leurs pas les menèrent près d'un large fossé remplis d'os. Quelques charognards en contre-bas grognaient et retroussaient les babines à leur approche. Si le cadavre avait été plus frais, Rouge-Gorge n'aurait pas eu besoin de le souiller davantage mais afin que la viande intéresse les bêtes, il lui fallut, à l'aide d'un surin, ouvrir le ventre du macchabée. Etait-ce au fond vraiment utile? L'Oiseau n'en savait rien. Elle se contenta de planter la lame dans la carcasse asphyxiée. Il fallut insister pour que le métal pénétra la chair rigide. La peau craqua à l'entaille et le reste de la coupe se fit plus aisément. Les entrailles à l'air, le défunt voleur fut balancé dans la fosse où, dans un grognement rageur, certains animaux se jetèrent dessus.

Un glapissement perça vainement le timbre éraillé de la jeune femme à la sauvagerie dont faisaient preuve les charognes. Et tandis que le spectacle devenait insoutenable pour le repos du criminel, le fossoyeur et son apprentie s'attaquèrent à l’acolyte décédé. Refaisant la même gestuelle sur ce dernier: retirer la carcasse du drap qu'invoquait la pudeur ainsi que du reste de ses vêtements souillés d'excréments et d'urine, entailler le ventre et élargir les côtes pour offrir un festin digne aux charognards avant de le jeter dans le vide de la faille terrestre. D'un oeil à la fois curieux et inquiet, Jeanne guetta l'état du premier corps. Les bêtes s'étaient attaquées à ses intestins ainsi qu'à l'une de ses cuisses.

A voir le monticule d'os et la bonne panse des animaux, beaucoup d'âmes avaient été égarés en contre-bas, destinées à errer dans les bois, le corps déchiqueté par les crocs des sauvages. Une fois, les vêtements brûlés car trop usés pour être récupérés, le duo mortuaire regagna la charrette à l'orée du bois. Les yeux tristement écarquillés par les scènes s'étant jouées devant eux, Rouge-Gorge se demandait ce qu'elle pouvait voir de pire que ces deux âmes tourmentées.
Alastor.the.reaper
Le bourgmestre? Il ne voulait pas savoir ce que deviendrait les deux pauvres garçons. Encore moins de la part d'Alastor dont les rumeurs allaient bon en train au sujet de ses méthodes. Inquiétant les gens qu'il croisait, on imaginait qu'il faisait les pires choses aux macchabées qu'il récupérait : mutilations, écorchement pour faire des vêtements avec la peau, cannibalisme, nécrophilie... Mais il en n'était rien bien que parfois il faisait de la discrimination entre les morts dont il s'occupait comme ces malheureux jeunes hommes. Si personne ne les regrettait et qu'ils avaient fini honteusement leur vie, pourquoi se fatiguerait-il à utiliser la force de sa pelle et de ses bras pour les mélanger dans la terre avec d'innocents inconnus de la fosse commune? La morale lui passant complètement au-dessus, il se débarrassait d'eux comme de simples cadavres d'animaux par pure facilité, dans la forêt, plus précisément dans l'endroit qu'il surnommait la Fosse des Damnés. Aidé de son larbin, il les y balança les vices ouvertes, sous les yeux d'une meute de loups qui attendait son repas, grognant et remuant la queue. Mais pourquoi leur infliger une blessure post mortem? Encore une fois, c'était par pure raison pratique : il voulait accélérer la disparition en attirant les charognards. Il était ainsi Alastor : sans morale, cynique, efficace. Car plus vite il travaillait, plus vite il pourrait s'adonner à d'autres activités. Mais il y avait une autre raison à cette méthode : il voulait pousser Rouge-Gorge à bout, lui causer un haut le coeur, lui faire tourner de l'oeil. Simplement par un jeu purement sadique, savoir jusqu'à combien de temps elle supporterait les pratiques horribles du fossoyeur. Mais à part quelques couinements et des grimaces, la jeune fille s'exécutait sans se plaindre ni pleurer. Alastor fut d'ailleurs impressionné par tant de courage de sa part, car les autres jouvencelles seraient parties en courant, sous des cris et pleurs horrifiés, déclarant rapidement forfait.

La tâche faite, Alastor et Rouge-Gorge terminèrent la journée en tranquillité par quelques travaux de jardinage au cimetière, afin de le rendre plus accueillant, mission complètement paradoxale à la précédente. En effet, ce n'était pas parce que les habitants n'étaient pas vivants qu'il fallait négliger leur maison.


Le lendemain...

Dans le village, le glas retentissait. Une famille venait de perdre un être cher, qui était un mari, un père et un frère. Après la venue du curé pour bénir une dernière fois le disparu et consoler les proches, c'était à Alastor d'intervenir, non pas auprès des proches survivants car il n'était point doué pour trouver les bons mots, mais pour s'occuper de l'homme en question, lui donner une apparence convenable pour sa dernière cérémonie qui aurait lieu le matin suivant, la famille n'ayant pas la force de le faire, submergée par le chagrin.
Bien qu'il connaissait la réputation de son assistante au sein du bourg, Alastor décida qu'elle viendrait avec lui, ayant bien besoin d'aide pour s'occuper de Jeannot, le laboureur du village qui n'était pas seulement gros en terme de richesse mais aussi en question de corpulence. Mais arrivés sur les lieux, certains enfants du défunt voyaient d'un mauvais oeil la venue de Rouge Gorge.


- Que fait la put'relle ici? T'as pas honte de venir? Pas question que tes sales pattes le touchent ! dit Jean l'aîné.

- Du calme Petit Jean, c'est mon disciple, elle est là pour observer et m'assister. Sa douceur et sa finesse sera très utile pour s'occuper de ton père, tu sais ?

- C'est quand même non. J'veux pas que cette pauv'fille s'approche de lui. J'veux plus la voir chez nous. Allez, oust!

Ennuyé par la situation, Alastor avait envie de passer outre et d'envoyer paître le fils. Mais tenant à être payé, il ne voulait pas prendre le risque et se résolut à obéir.
Ne voulant pas être écouté par l'héritier, il se pencha vers la jeune fille pour lui murmurer à l'oreille :


Bon puisque tes conneries ne te permettent pas de te rendre utile ici, tu vas préparer le trou du géniteur de ce p'tit coq. Allez, file.

Ce fut donc seul qu'Alastor peinait à donner une allure convenable à un homme déjà affreux de son vivant, rougi par le vin et engraissé par le lard. Ne songeant même pas à demander de l'aide à un des fils les plus courageux par fierté mais aussi parce qu'il préférait ne pas les supporter, il mit plus de temps que prévu pour accomplir son travail.
Les préparatifs pour la veillée, ainsi en partie pour les funérailles du lendemain, faites, Alastor alla voir où en était l'avancée du travail de l'Oiseau au cimetière.
Rouge_gorge
Rempoter des plantes, donner de l'eau fraîche aux fleurs, rajuster les croix où pendaient des grigris importants pour le défunt ou plutôt pour les siens, la fin de journée fut agréable incomparablement à la matinée. Mais le travail de la jeune fille ne s'arrêtait pas au service des morts, elle se devait de préparer le repas du soir et nettoyer la maisonnée de l'employeur. Quand la jouvencelle s'activait aux tâches manuelles, une certaine sérénité la gagnait: elle aurait sûrement fait une bonne employée de maison. Hélas, quand la dernière bougie fut éteinte et que la silence envahi la bâtisse endormi, ce sont là que les démons prit en proie Jeanne. Recroquevillée en position fœtale dans sa couche à même le sol, ses deux paumes plaquées sur sa bouche pour étouffer les sanglots la faisant soubresauter. Les yeux écarquillés dans la pénombre, le silence ambiant n'était que cris, craquement d'os et bruits de charogne. Ses nerfs lâchaient complètement, prise à des hallucinations morbides. Rien n'aidait la jeune femme dans son isolation. Aucune prise à la réalité pour la mettre en sécurité...

Le lendemain, après une nuit fortement mouvementée et par conséquent peu reposante, le fossoyeur et son apprentie furent appeler dans le village pour une mise en bière. A ne pas manquer, la haine des villageois étaient toujours ardente et malgré le tact d'Alastor, Jeanne dut travailler seule à la creuser de la tombe. Elle n'était pas triste ni effrayée par le comportements des gens. Non, elle était exaspérée, rongée par la colère et l'injustice. Chaque coup de pelle dans la terre meuble était un un coup de couteau qu'elle assénait à chaque personne de ce foutu village qui n'avait rien compris, qui avait jugé à tort: qui l'avait condamné.

Quelques heures plus tard, noircie de terre, le trou béant était fin prêt à recevoir son hôte. Mais à l'abri des regards, Jeanne cracha dans la fraîche fosse, la souillant à sa manière: que lui et les siens pourrissent touts en enfer lunaire!
Alastor.the.reaper
Après le passage chez Jeannot, Alastor se rendit au cimetière, exténué. S'occuper d'un défunt corpulent et gérer un héritier bien prétentieux n'était pas chose facile. Mais pour l'argent, il était prêt à travailler avec des clients et des familles difficiles. Sans l'aide précieuse de Rouge gorge, il aurait pu en vouloir à cette demoiselle que sa réputation nuise à l'exercice de son activité. Il était prêt à la renvoyer si elle ne pouvait l'assister au village, lieu de l'essentiel de sa clientèle. Mais il voulait encore lui laisser une chance...car il avait encore besoin d'un assistant aussi docile qu'elle. L'agacement passé, il récompensa ses efforts par un coup de gnôle car même morts, les gens le fatiguaient. Mais le seul avantage pour lui, c'était qu'ils ne parlaient pas et ne se plaignaient pas, ce qui l'arrangeait bien quand il récupérait d'eux quelques choses de précieux.

S'approchant de la jeune femme encrassée par la terre, il constata les résultats à la vue de la fosse individuelle destinée à l'homme qui allait y reposer le lendemain.


T'apprends vite, c'est bien. Ça mérite une récompense.

Dit-il en ouvrant la paume de sa main gauche qui tenait une dent en or qu'il avait volé en douce à feu Jeannot. Comme il en avait bavé pour le soulever, l'habiller et le maquiller et que Petit Jean avait été radin pour la paie, Alastor ne s'était pas gêné pour se servir.

Pas si vite rouge gorge!

Il referma sa main.

On va aller voir un copain.

Quelques heures plus tard, on retrouva Alastor et Rouge Gorge dans une rue de la ville du coin, se rendant chez l'orfèvre auprès duquel le fossoyeur avait l'habitude de lui vendre tout métaux et pierres précieuses qu'il trouvait sur ses riches clients, bien que celui-ci avait tendance à limiter les prix à cause de l'origine immorale des objets.

Salut Ben, combien pour une dent?

Demanda-t-il en lui tendant la trouvaille en question. Le vieil artisan moustachu l'examina avec son binocle.

Hmm...Pas plus de 5 écus.

Que ça?! Menteur, tu m'as eu une fois, tu m'auras pas une nouvelle!

Je sais pas sur qui tu l'as trouvé mais c'est du toc. Y'a qu'une fine couche d'or sur du métal de mauvaise qualité. Et encore... Je t'arrête tout de suite, ça sert à rien d'aller voir la concurrence, on te la reprendra pour presque rien.

Pff...Marché conclu.

Céda le fossoyeur, dépité de s'être fait avoir par un mort qui en réalité n'était riche que d'apparence. Une fois la maigre somme récupérée et suivi de sa bonne à tout faire à laquelle il ne donna qu'une pièce, il alla récupérer sa monture et sa charrette...jusqu'à ce qu'un mendiant endormi, crasseux et attirant mouches et rats, attira son attention dans une sombre ruelle...
Rouge_gorge
Jeanne se retrouva donc avec un sou en poche, le début de la fortune pensa-t-elle. Au départ dégoutée pour la chicot en plaqué or quand elle sut qu'elle venait de la grande gueule du défunt, elle voulut tout de suite la collectionner comme un trophée. Un de moins à cracher sur elle. C'est ainsi que l'idée d'enterrer tout le village la fit frémir d'excitation. Mais après tout ce marchandage où la jeune fille n'avait fait qu'observer les négociations, la mine un peu déçue de ne pouvoir préserver son trophée en état, ils reprirent leur cheminement quand une odeur nauséabonde serra le coeur et les poumons de la brunette. Cela provenait d'une sombre ruelle à deux pas de la charrette. Jeanne aurait pu soupirer d'avoir encore des crasses à fréquenter mais il lui aurait fallut reprendre son souffle et ça, hors de question. La manche devant le nez, elle s'avança doucement quand le fossoyeur lui demanda d'aller voir la silhouette avachie sur le sol. Moult vermines grouillaient autour du corps mais sous les couinements des rats, Jeanne n'entendait pas de ronflements. Ce soudain silence l'inquiéta et se pencha davantage sur le miséreux d'où le fumet à retourner l'estomac venait. Du bout des doigts, elle le secoua par l'épaule en vain. Aucune réaction. Dans l'obscurité de la ruelle, difficile de l'examiner plus que cela. Le corps n'était pas rigide. C'est tout juste s'il était aussi froid que le sol sur lequel il était allongé. La voix tremblante de la jouvencelle résonna entre les masures délabrées mais le silence perdura. Aucune réponse.

Après son inspection, Boucle brune revint vers son employeur qui était resté posté près de sa monture à l'écart de la puanteur. Mais à contre coeur, elle dut retourner auprès du mendiant car la réponse incertaine de l'apprentie ne convenait pas à Alastor. Il lui fallait une réponse claire et nette pour savoir si oui ou non il fallait l'embarquer dans la charrette. Laisser un mort dans son sillage était inconcevable alors il fallait être sûr. C'est pourquoi elle retira la botte trouée du pied gauche et s'attela, le coeur au bord des lèvres autant que le gros orteil, à l'ultime test. Après tout, n'était-elle pas croque-mort?

Les dents se serrèrent autour de l'articulation avec force. Aucune réaction. Fusse l'hygiène déplorable du miséreux en bouche ou le verdict qui tomba sous sa morsure, Jeanne, encore fragile dans sa tête et dans son corps, se mit à déverser ses tripes sur les dalles de pierre. La vermine attirée par la vomissure grouilla autour de la jeune fille. Tremblante de la tête aux pieds, elle alla annoncer le décès du mendiant au fossoyeur. Le teint livide et la flaque à côté du corps firent tiquer Alastor alors que Jeanne faisait tout son possible pour contenir ses émotions tandis qu'ils chargeaient le corps. Malheureusement pour le défunt, pas de trou solitaire pour cet infortuné: direction la fosse commune, emballé dans un linceul rêche et sale.

Pour se réconforter de cette expérience du jour, Jeanne décida de dépenser son sou pour une bouteille de tord-boyau. Le genre d'alcool qui vous rend aveugle, rien qu'à déboucher le flacon. Après avoir fini de fleurir les tombes, elle se posa sur un amoncellement de terre pour vider sa bouteille. Pas habituée à boire de la sorte, elle toussa, la gorge et l'estomac en feu. L'alcool lui vrilla le crane et exacerba ses sombres songes. Tous les sentiments les plus durs: tristesse, colère, peur...et bien d'autres lui rendirent l'ivresse mauvaise. Elle pleura longuement sous les rayons blafards de la lune, s’apitoyant sur son malheureux sort: Jeanne qui n'avait que commis quelques vols d'oeufs se retrouvait maintenant bien bas. Et pour illustrer son désespoir, elle descendit dans le trou fraichement creusé à côté d'elle et s'allongea dans la terre meuble. Les larmes s'apaisèrent quand la fatigue prit le dessus. Elle contempla le ciel étoilé du fond de sa tombe et s'endormit parmi ceux qu'elle enviait encore un peu, parfois, surtout cette nuit-là.
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