Samsa
- "Si tu te sens à bout,
Si tu as pris des coups,
Faut qu't'écoute le Stupeflip crew.
Et si la vie de saoule,
Et si tu te sens seul,
Faut qu't'écoute le Stupeflip crew." (Stupeflip - The antidote)
Samsa avait appris depuis longtemps à ne plus craindre grand chose. Elle avait perdu Zyg à cause de la peur des autres, à cause du silence qu'elle avait gardé, et ce lourd regret, couplé à une volonté de vivre gravement affectée, l'avait doté d'un courage rare non seulement auprès des autres, mais aussi face à la Mort. Des années durant, Samsa s'était convaincue qu'elle n'avait plus rien à perdre, que sa vie ne valait plus rien. Aujourd'hui encore, cette blessure dans son cur était là : elle avait simplement trouvé comment l'utiliser après avoir vainement tenté de la soigner. En se mettant au service des autres, en risquant sa vie tous les jours, elle donnait du sens à son existence, prenait comme un semblant de revanche sur le destin qui l'avait brisée tout en laissant la Mort avoir une emprise sur elle. Samsa se jetterait dans les flammes de l'Enfer pour quelqu'un si le besoin était là, elle affronterait toutes les armées du monde en une nuit si on le lui demandait, sans jamais frémir, heureuse de le faire même, de se voir offrir la possibilité d'une gloire immense en cas de succès ou une mort honorable en cas d'échec. Une seule chose lui faisait véritablement peur : la maladie. Cette force étrange qui tuait autour d'elle avec plus de sûreté encore qu'une bataille déséquilibrée, qui ne se combattait pas à l'épée, ni avec aucune arme, n'offrait rien de glorieux, cet ennemi invisible, terrorisait Cerbère.
Elle s'était couverte d'une armure de déni pour se protéger des inquiétudes qu'elle ressentait quand elle avait le nez qui coulait ou une petite toux. Elle vomissait ? Elle avait mangé un aliment périmé. Un mal de tête ? Ce devait être les séquelles de son passée de schizophrène. De la fièvre ? Mais non, elle a juste mangé trop chaud, ou trop bu, ou trop, ou trop. Samsa n'était, à ses yeux, jamais malade, et ce pour une bonne raison : elle n'en avait tout simplement pas le temps. Les routes l'attendaient, les autres avaient besoin d'elle, elle devait bâtir un monde meilleur, elle devait être un exemple à suivre ; elle avait une réputation à honorer. C'était dans cette optique qu'elle avait demandé à Emelyne de l'ausculter aujourd'hui.
En approchant de la roulotte blanchie à la chaux qu'elle avait trouvé sans mal, la vicomtesse ralentit le pas. Était-elle vraiment prête pour cela ? Emelyne était une médecin émérite, la meilleure aux yeux de Cerbère, la seule de son corps de métier en laquelle elle avait assez confiance pour lui confier ce qu'elle avait de plus précieux : sa santé. Impotente, Samsa aurait à se remettre rapidement au risque de se laisser mourir de chagrin et d'ennui car elle n'aurait jamais d'autre but que celui d'être la combattante la plus farouche, la reine la plus digne et fière, un jour. Affaiblie de quelque façon que ce soit, ce ne pourrait plus jamais être, c'est pourquoi elle ne devait s'en remettre entre les mains que d'une personne très compétente et en laquelle elle ait toute confiance. Emelyne était cette personne. Bien que jeune -presque dix ans de moins que Samsa-, elle semblait tout connaître, tout savoir ; dans l'imaginaire de Samsa, Emelyne pouvait sauver tout le monde et guérir toutes les maladies. Pourtant, elle avait peur maintenant qu'elle était devant la porte de la roulotte.
Et si Emelyne lui trouvait quelque chose ? Et si c'était grave ? Et si le déni de Samsa avait été si puissant qu'elle ne s'en serait même pas aperçue ? Venait-elle simplement là dans le but de faire tomber ses défenses déjà efficaces pour en élever de meilleures ? Ce n'était pas le genre de Cerbère. Il y avait autre chose mais quoi ? Samsa elle-même l'ignorait. Seul "Cerbère" savait, cette autre facette d'elle qui surgissait dans les moments trop violents à supporter pour Samsa, quand la vie pouvait de nouveau briser cette femme à la charpente et au mental solides mais à l'âme fragile. "Il" l'avait déjà protégée de la mort de Yohanna, toute temporaire fut-elle ; Samsa n'avait jamais su que Yohanna était morte. "Il" l'avait protégée, aussi, à la mort de Maximilien, survenue après celle -fausse- d'Eldearde. "Il" la connaissait, physiquement et psychologiquement, mieux que n'importe qui, mieux qu'elle-même. "Lui" savait.
Samsa était arrêtée devant la porte de la roulotte et choisit, plutôt que de frapper, de s'assoir sur les marches devant. Elle avait besoin, encore un peu, de temps pour s'apaiser, se rassurer, se cerner et se décider : elle avait peur. Elle avait si peur du risque qu'elle prenait de s'entendre dire n'importe quoi impliquant sa santé et sa vie telle qu'elle la connaissait. Elle s'était détruite une fois pour se reconstruire. Jamais elle ne pourrait recommencer. Elle le savait, "il" le savait aussi. Si Emelyne lui annonçait une maladie grave, Cerbère ne se battrait pas : elle se laisserait dépérir ou se donnerait la mort. Elle ne voulait pas finir ainsi. Mais avait-elle vraiment quelque risque que la consultation se passe ainsi ? Bien sûr que non, elle était Cerbère, enfin ! Rien ne pouvait l'atteindre. Regonflée de cet orgueil, la vicomtesse se releva et frappa à la porte vigoureusement. Son excès de confiance trahissait le fait qu'elle n'en avait en réalité aucune.
* = Salomon
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