Samsa
[Dans le Sud]
Était-il temps ? Était-ce trop tôt, ou bien trop tard ? Tu lèves le nez du dépiautage de bâton que tu as dans les mains pour regarder le soleil se coucher par delà l'horizon. Le vent froid de novembre souffle peu mais il agresse déjà. Tu lèves un peu plus les yeux, guettant dans le ciel légèrement nuageux la forme même informe d'un pigeon, d'un oiseau. Mais le rose orangé reste désespérément tel quel, sans nul forme noire. Tu abaisses le visage et secoue doucement la tête avant de laisser tomber dans le cours d'eau à tes pieds le bâton qui ne tarde pas à être emporté en douceur par le courant. Ce bâton, c'est le quarante-huitième que tu abandonnes aux eaux d'une rivière dont tu ne connais pas le nom. Quarante-huit jours depuis la disparition de Meroé à Châlon. Près d'un mois et demi sans nouvelles. Tu as remué ciel et terre, laissé mot à la duchesse de Bourgogne d'alors, aux chevaliers en garnison, tu as passé des jours et des nuits à parcourir plaines, forêts et montagnes en hurlant son nom jusqu'à n'avoir plus de voix ; le silence seul t'a répondu.
Mais Meroé reviendrait, n'est-ce pas ? Alors, après une semaine de grattée sur place, tu avais accepté de partir, comme lorsque l'été était venu. Tu avais écrit, régulièrement, amoureusement, convaincue que l'Errante recevait tes lettres ou les recevrait, et saurait alors que tu étais là, à l'attendre. Mais le temps passait et aucun pigeon ne revenait. Tu as commencé à sombrer, à t'enfoncer dans la souffrance. C'était là un état que tu connaissais, que tu avais quand l'absence de celle que tu aimais se faisait longue. Tu l'avais connu quand Shawie était partie au Grand Khan, mais la différence était de taille : tu savais alors que l'Espagnole était partie loin pour combattre, et qu'elle reviendrait. Tu avais alors les épaules et la patience -infinie, tel Chien Fidèle- pour attendre, sagement. Mais aujourd'hui, où était Meroé ? Pourquoi ? Combien de temps ? Est-elle partie ? Dois-tu te battre ? Tu l'as toujours dit : "me battre pour toi, toujours. Contre toi, jamais." Et comment le savoir aujourd'hui ? Tu n'as pas les épaules pour endurer l'absence couplée à l'ignorance. Tu es colosse aux pieds d'argile dont la puissance des sentiments que tu éprouves pour Meroé se retournait contre toi pour te détruire. Tu revoyais le spectre de la mort de Zyg, de cette souffrance immense, infâme, qui t'avait littéralement subjuguée et détruite, comme un tsunami raserait petit village côtier. La mer, ici, avait commencé à se retirer dangereusement et tu as tremblé, sachant pertinemment que si ce tsunami revenait, cette fois, tu y resterais.
Alors, tu as écrit à Meroé, quelques jours auparavant.
Depuis, guettant une réponse, un nouveau jour s'achevait sans elle.
Pour sauver ta vie, tu t'étais amputée le cur.
Mais tu ne regrettais pas tout ça.
La mort de Zyg t'avait gravée au burin et à l'acide, dans la tête et dans le cur, qu'il ne fallait plus jamais se taire, plus jamais laisser la porte ouverte aux regrets. Tu as voulu respecter cette leçon en allant avec Meroé quand Shawie était revenue. Tu as voulu tout donner pour elle, aller jusqu'au bout, exploser les éventuels murs vos chemins. Tout ça, tu l'as fait, et ça a valu le coup. Tu as vécu aux côtés de la Slave des sentiments excessivement puissants, explosifs, quasiment primaires, qui te donnent encore des frissons aujourd'hui. Mais le revers de cette médaille, de ces abîmes, c'est qu'il y avait la souffrance qui allait avec, à même hauteur, qui t'écrasait là jusqu'à t'empêcher de respirer.
Regrettes-tu ? Pas du tout. Tu referais la même chose si le choix t'était encore donné, tu voudrais encore vivre ces mois intenses même si décousus. Tu souffrirais toujours pour Shawie mais tu passerais encore la barrière.
Aujourd'hui, néanmoins, tu avais dû agir.
Étais-tu trop dure avec toi-même comme les gens te le disaient souvent, ou pas assez ? Devait-on regretter de ne pas être retournée avec sa femme pour les bras d'une autre ? Penser à soi plutôt qu'aux autres, était-ce déloyal ? Auquel cas, en avais-tu mérité le droit, rien qu'une fois ? Est-ce que la déloyauté était vraiment un mérite ? Une grimace.
Ces questions étaient encore sans réponses, et c'était le danger : tu doutais, tu ne savais plus tes principes, ton identité. Tu devais mettre de l'ordre dans ta tête, ayant d'ors et déjà accepté que, là où avant tu reprochais à Shawie ses sentiments multiples pour Satyne, Pherea, d'autres peut-être -ou pas- et toi, tu étais aujourd'hui en plein dedans. "Tu n'es pas meilleure que les autres, Samsa. Ou tu n'as pas fait en sorte de l'être assez". Tu ne sais pas. "A force d'être Cerbère, tu en oublies que tu es humaine". Est-ce valable ? Meroé n'était pas une erreur. Meroé est peut-être un des choix les plus courageux que tu aies jamais fait dans ta vie, un des plus beaux aussi. Mais aujourd'hui, il fallait se rendre à l'évidence : tu t'es brûlée les ailes. Littéralement.
Tu reniflas et gagnas ta chambre d'auberge où tu avais laissé tes affaires. Tu en tiras une sorte de petite harpe aux cordes colorées, offerte par Emelyne quand tu t'étais cassée la main d'un poing trop brutal sur un mur, le jour où tu avais refusé de revenir auprès de Shawie. Cet instrument avait permis ta rééducation.
Il faisait parfaitement noir quand tu ressortis, et la lune éclairait juste un coin de ciel. Tu rejoignis un établissement opposé à la position du tien, dans ce hameau servant d'étape aux voyageurs ; tu savais que Shawie y dormait. Toutes les deux, on l'avait vu, n'étiez jamais loin l'une de l'autre, toujours le nez au vent pour suivre la trace. Toi étant ce que tu es, et Shawie pareillement, aucune n'était difficile à trouver. La veille, tu avais glissé un mot sous la porte, ni vue ni connue : "Je sais que tu savais qu'un jour, je te le dirai : t'avais raison." L'Espagnole devait jubiler : sa femme avait essayé de vivre avec une autre et s'était retrouvée en copeaux. Elle t'avait dit, aussi, qu'elle savait alors que tu ne reviendrais jamais, par égo ; c'était mal te connaître. Revenir la queue entre les jambes n'était pas facile, pas agréable, mais tu n'étais pas connue pour te défiler. Shawie, toutefois, avait dû se coucher ce soir en restant persuadée que tu préfèrerais mourir dans un coin, drapée de l'échec. Mais tu étais là aujourd'hui, pénétrant dans la cour de l'établissement, restée ouverte, t'installant au pied de l'un des murs de la bâtisse à un étage. Là, une fenêtre, aux volets de bois fermés, que tu savais être la chambre de Shawie.
Tu ramassas un caillou que tu envoyas au volet. Poc. Tu recommenças, avec plus de force. Les volets ne s'ouvrirent pas, aucune lumière ne parut, mais tu t'en fichais. Tu retiras tes gantelets de combat, remuas tes doigts engourdis par le froid et commenças à jouer de la harpe. C'était plus fluide que lorsque tu avais la moitié des os de broyés mais tu n'étais pas et ne serais jamais une musicienne. Sans dire que la composition était affreuse à entendre, elle était en tout cas imprécise et mal exécutée.
-J'te mentirais si j'te disais qu'j'y ai pas pensé,
Si j'te disais qu'j'ai pas voulu retenir le nom de sa rue té.
Si j'te disais, mon amour, que j'ai rien senti,
Rien entendu de ses non-dits,
Qu'à ses silences, j'ai pas souri,
J'te mentirais, j'te mentirais pardi.
Vite, je tombe !
Est-ce que tu m'regarderas pardi ?
Est-ce que tu seras en bas pour m'emmener là où je n'sais pas, là où je n'vais pas ?
Alors, vite, je tombe té !
Comme un pantin sans fil, trop libre et trop fragile ;
Je cherche ta main dans les nuages pour chasser son image...
Ah, que ça faisait mal ! Ce n'était pas juste. Ce n'était pas juste pour Meroé, pas juste pour Shawie, pas juste pour toi. Ta voix déjà un peu plus grave que la moyenne des voix féminines s'étrangle ; il n'y a pas de retour en arrière, hein ? C'est fini ? Es-tu sûre de toi, Cerbère ? Non. Tu n'es jamais sûre de toi. Tu affiches une franche assurance, tes choix sont incisifs et tu vas jusqu'au bout, mais tu n'es jamais sûre ; tu n'as pas confiance en toi dès lors qu'on sort du champ de bataille. Tu es fragile, et en chantant ce soir, tu achèves de te broyer dans ta propre main tout en espérant que Shawie ne te rejettera pas. Tu voudrais t'accorder le chemin de la facilité, mais tu n'es pas comme ça. Tu es droite, dure avec toi-même. Et aujourd'hui, même si tu essayes de marcher vers une certaine lumière, tu te poignardes de laisser l'autre derrière toi.
-J'te mentirais si j'te disais au fond des yeux
Que tes larmes ont tort de couler,
Que cette fille ne fait que passer té.
J'te mentirais, et pourtant moi, j'me suis menti
De nous croire tellement à l'abri, de nous voir plus fort que la vie ;
Mais ces choses-là, on ne les sait pas pardi...
Vite, je tombe !
Est-ce que tu seras en bas ?
Est-ce que tu m'attendras pour m'emmener là où je n'sais pas,
Pour me ramener vers toi pardi ?
Alors, vite, je tombe, comme un pantin sans fil,
Notre histoire qui défile pardi...
Je cherche ta main dans les nuages, pour pas tourner la page...
"Oui, c'est vrai ! Je l'avoue, je l'aime. T'avais raison, je tombais déjà amoureuse de Meroé. T'avais raison, je nous croyais plus fortes que ça. Et on l'a été, sais-tu ? On l'a été. On a tenu plus que les autres. Mais j'ai fini par tomber, moi aussi, par tomber amoureuse. C'est vrai, je l'aime. Je l'aime comme je t'aime, et j'ai mal de vous avoir toutes les deux dans cette place de mon cur qui devrait être unique. C'est fini, terminé ; plus rien ne changera cela, jamais. Personne n'est indemne dans l'histoire, ni elle, ni toi, ni moi. Je me sens trahie, trahie par moi-même, trahie de l'aimer à ce point alors que je n'ai jamais cessé de t'aimer, trahie de vous avoir, en un sens, trahie chacune. Je pourrais regretter, mais ce n'est pas le cas ; pire, je le referai. Meroé n'est pas une erreur ; c'était aussi beau que de t'aimer, mais dans un registre différent. Ces abîmes que j'ai connu, elles m'appellent, sais-tu ? Sais-tu à quel point elles sont belles et agréables ? Je m'y suis complu. Je m'y complairais encore aujourd'hui. Parce que je l'aime."
-J'te mentirais... mais à qui d'autre pourrais-je le dire sans cette fois vraiment te trahir ?
Le silence est parfois pire.
"Tu vois, tu avais raison sur beaucoup de points, mais tu avais tort sur un autre : j'ai le courage de revenir. J'ai le courage de te dire les choses." Et bien sûr, pourtant, que tu as peur, que tu as peur d'être dans la même situation dans laquelle tu as mise Shawie il y a plusieurs mois. Bien sûr que tu as peur, mais la leçon que tu as apprise à la mort de Zyg, cette même leçon de ne jamais se taire quand il s'agissait d'aimer et qui t'a faite partir vers Meroé, te fait aujourd'hui revenir vers Shawie.
-Vite, je tombe té !
Est-ce que tu seras en bas ?
Est-ce que tu m'ramasseras pour m'emmener là où je n'sais pas, pour me ramener vers toi pardi ?
Alors, vite, je tombe !
Comme un oiseau voleur touché là, en plein cur, et qui se demande encore pourquoi
Il est passé par là té.*
C'est la vie, Cerbère. Tu crois que plus rien ne bouge quand tu as tout stabilisé mais il n'en est rien. Tu te croyais différente mais tu ne l'es pas. Tu n'es qu'un oiseau dont Shawie a ouvert la cage dans laquelle tu te trouvais jadis, qu'un oiseau qui a volé avec elle, éprise de liberté et de ce que vous avez vécu ensemble, un oiseau qui a volé à découvert après son départ et qui a heurté Meroé de plein cur, en plein ciel, en plein vol. Tu n'es qu'un oiseau qui, sonné de la puissance de la rencontre, a chuté en piqué, ivre de vitesse, de sensations, emportée dans une danse à deux, mais tu t'aperçois qu'alors que le sol approche, ton Errante est quelque part, tu ne sais pas où, alors que tu as besoin d'elle. Ce n'est pas de sa faute, tu ne lui en veux pas ; c'est fou mais, bien que tu sois dans une détresse réelle sans elle, bien que tu souffres terriblement à cause de son absence, il t'en faut plus pour en vouloir à quelqu'un. Surtout, peut-être, tu l'aimes ; et tu n'en veux jamais aux gens que tu aimes. Mais maintenant, peut-être que tu vas t'écraser, en fait, et une partie de toi regrettera de ne pas avoir été un oiseau mort sans trous ni blessures, un peu unique en son genre, quand l'autre partie sera heureuse d'être morte en ayant connu ce que tu avais toujours refusé, ce que tu avais toujours laissé à d'autres, ce que tu t'étais toujours interdite.
Non, définitivement : Meroé a été pour toi l'une des plus belles choses de ta vie, l'une des plus puissantes et des plus enivrantes.
Mais, définitivement : tu ne veux pas mourir.
Et quand le silence retombe, que tu relèves un peu le visage vers la fenêtre, la faible lueur de la lune qui se reflète sur les sillons humides à tes joues le dit.
* = paroles de Patrick Bruel - J'te mentirais
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