Sadella
- [Sept ans auparavant]
J'avais seize ans et j'étais aussi sauvage qu'un chaton abandonné. La faim au ventre, les joues creusées par les ennuis, la peau salie par quelques coups, la terre ou le charbon. J'avais seize ans, je n'avais de femme que la silhouette planquée sous des frusques crades et le traumatisme encore récent d'une grossesse et d'un accouchement non désiré. Cela faisait déjà plusieurs mois, mais je n'avais pas passé une journée sans penser à cette fillette que j'avais livré à la vie sans aucune protection, incapable de lui offrir quoique ce soit dans ma position.
J'avais seize ans et j'étais perdue. Jetée à la rue avec la rébellion au ventre, aussi farouche qu'un animal blessé, je n'acceptais aucune aide et tâchais de me débrouiller par moi-même pour obtenir de quoi survivre. Le vol fut la solution, mais à en voir mon allure chétive, je n'étais pas douée, encore contrainte par la morale inculquée par des parents qui pourtant n'avaient pas hésité à me foutre dehors. Mes gestes étaient hésitants, je fixais trop les gens et ces derniers se méfiaient de moi comme de la peste. Il faut dire que ma balafre n'aidait pas à montrer patte blanche devant les regards sans gêne des badauds. Les jours de grande faim, je devais donc mendier et ça m'arrachait la gorge d'en venir à réclamer de quoi bouffer. Même pour ça, je n'étais pas douée. Sans compter qu'à monde miséreux, la guerre de territoire peut être aussi terrible que conquête royale. J'avais déjà échappé à plusieurs bagarres, non sans me faire amocher au passage.
J'avais seize ans et j'avais la rage. La rage de vivre pour être exacte. Celle aussi de ne pas me perdre par désespoir. Aussi avais-je tenu bon et m'étais-je refusée à faire du tapin. Déjà parce qu'avec ma cicatrice, il me faudrait me contenter des moins riches et parce que j'avais assez souffert de l'abandon d'un enfant sans vouloir me risquer à m'arracher un bout de cur à chaque fois que ça m'arriverait. Ça, sans parler de mon orgueil. Parlons-en de celui-ci. Gros comme le monde, sur les épaules d'une jeune femme fine comme une brindille. L'ego démesuré me rendait exigeante et je ne souhaitais pas offrir ce qu'il me restait de dignité au premier gredin venu.
J'étais jeune et j'ai découvert alors que l'Homme détourne plus facilement le regard d'un miséreux qu'il ne le détourne d'un spectacle de potence. C'est vrai qu'il n'y avait aucune distraction à observer la pauvreté en face. Je ne les blâmais pas, sans doute avais-je eu les mêmes réflexes quand je n'étais pas concernée. Voir l'être humain réduit à une enveloppe sans plus d'honneur, ni même d'attentes que celle de pouvoir vivre un jour de plus n'a rien d'une vision agréable. Je le comprenais et ça me révoltait à la fois. Combien de fois m'étais-je emportée sur le comportement d'un passant à mon égard ? Combien de fois m'avait-on remise à ma place par une baffe bien servie ? Je ne les comptais plus. A prendre des coups, on s'endurcit et on arrête de compter surtout.
Si j'avais déjà fort caractère avant de rejoindre la rue, si j'aimais déjà me battre et faire tout ce qu'une fille n'a pas le droit de faire, j'avais en revanche aiguisé mon sens de l'observation dans les bas quartiers. Il m'avait fallu devenir plus futée, plus rusée pour survivre et si j'étais toujours une bille en larcins, au moins pouvais-je repérer les bonnes opportunités. Je commençais donc à connaître le quartier, les âmes qui s'y aventuraient qu'ils soient bons, mauvais, filous ou généreux. Et c'est donc comme ça que je pus la découvrir, elle.
Qui était-elle ? Je n'en savais rien. Plus âgée que moi, plus grande aussi, elle avait quelque chose que moi, je n'avais pas : l'aisance et l'agilité pour la rapine. Je l'observais déjà depuis trois jours et je la suivais aussi discrètement que possible pour voir sa manière d'opérer et tenter d'en prendre de la graine. Ce jour-là ne marquait pas d'exception à ma filature, ça faisait déjà une heure que je la suivais quand au détour d'une rue, je la perdis de vue.
Merde.
Put-on m'entendre dire alors que je lançais un regard circulaire autour de moi.
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