Nissaa Nissa sapprêtait à sortir. Il faisait beau. Il ny avait rien de tel quun rayon de soleil pour faire naître un sourire sur son visage. En apercevant son reflet dans la vitre du salon, elle passa le bout de ses doigts sur ces lèvres un peu trop rouges à son goût. Elle pouvait se rassurer en nétant pas obligée dajouter le moindre artifice à cette couleur qui se démarquait naturellement de la porcelaine de son teint. Les doigts fins se dirigèrent ensuite vers la blondeur dune mèche de cheveux quelle ajusta afin de dégager un front lisse et fier. La jeune demoiselle dOxford fit volte-face avec un air convaincu. La journée serait belle, assurément.
Elle fit quelques pas dans la pièce et récupéra son panier en osier. Elle salua Jeanne, la vieille dame chez qui elle logeait depuis quelques jours. A son arrivée en France, Nissa sétait rendue chez une amie de la famille qui lui avait donnée ladresse de sa logeuse. Jeanne lui offrait le gîte et le couvert à condition que lexpatriée prenne soin delle. Laccord était valable malgré quelques règles de vie un peu contraignantes. Nissa ne pouvait inviter personne dans la riche demeure. Ça ne lembêtait pas plus que ça. Elle ne connaissait personne de toute façon. Après un petit signe de la main, la jeune femme quitta la maison bourgeoise et pris la direction du marché.
Outre quelques mets pour les repas à venir, Nissa espérait tomber sur un étal de vêtements. Létourdie avait réussi lexploit de se faire voler sa malle lors dun arrêt le long de la longue route qui lavait menée là. Malgré le désarroi qui lavait saisie de prime abord, elle parvenait à en rire désormais. Chez son père, elle navait à soccuper de rien. Depuis son départ, elle navait fait que sautiller de mésaventure en mésaventure. Rien de grave, fort heureusement.
Alors quelle fronçait du nez entre divers achalandages de la rue marchande, la légèreté de son pas fut stoppée nette par une ombre dressée devant elle. Ses lèvres sentrouvrir en un O de surprise tandis quune voix aux accents avinés linvitait à la prudence. Le sourire amusé et le nez en trompette relevé, langlaise porta son attention sur la femme qui lavait apostrophée.
Elle la trouva étrange part son allure et par cette confiance en elle qui rayonnait malgré la noirceur de ses cheveux et, surtout, de ses yeux. Elle lui était tellement différente. Haut en couleur, un brin dégingandé, le corbeau diffusait une haleine avinée. Par jeu et par curiosité, la jeune fleur accepta la main gantée généreusement offerte. Après une petite courbette et un hochement de tête, elle poussa sa voix fluette.
Etes-vous toujours aussi prévenante lorsque vous avez bu ? Jaccepte votre escorte si nous ne restons pas inconnues. Moi cest Nissa.
Le panier dosier tressé glissa jusquau pli du coude du bras opposé. Un linge calicot recouvrait son contenu afin de protéger les quelques provisions des méandres du temps et de quelques aléas pouvant les souiller.
Nissaa La jeunette laissa échappé un rire ingénu qu'elle ne put dissimuler sous ses doigts. Une main autour du bras de sa garde du corps improvisée et l'autre attachée au bras qui tenait un panier qui faisait malgré tout son poids, elle laissa donc quelques notes égayées virevolter au gré du vent. Le nom de cette inconnue qui ne l'était plus l'amusait.
Je me contenterai de Rouge-Gorge, si vous me le permettez, je crains d'écorcher le reste.
L'Oisal ne cachait pas vraiment, ou peut-être maladroitement, le goût qu'elle semblait porter à la gent féminine. Le lait se teinta d'un rose pâle. Malgré tout, Nissa se laissa aller à cette flagornerie avec légèreté. Celle qui se faisait appeler Rouge-Gorge était la première personne avec qui elle nouait un réel contact si on exceptait la vieille Jeanne. Et du point de vue de l'anglaise, il n'y avait pas à discuter du fait que cette nouvelle compagnie était déjà plus agréable que celle de son hôtesse.
Je vous laisse me guider. Partons à l'aventure.
Puisque cette rencontre était inopinée, autant en profiter jusqu'au bout. Nissa se pris au jeu et accorda son pas sur celui de celle avec qui elle partageait un bras. Un brin de soleil, une compagnie distrayante, la bonne humeur de la petite blonde ne semblait pas prête de se tarir.
Je viens d'Angleterre, d'Oxford pour être plus précise. C'est à quelques lieues de Londres, si ça peut vous aider à situer. Je loge chez une vieille dame en attendant de voler de mes propres ailes.
Parler de voler à un oiseau ou, plutôt, à un Oisal au Chapal agrandit le sourire qui éclairait déjà son visage. D'une certaine manière, la chapeauté lui offrait un peu de rêve, une trêve dans cette triste réalité. Nissa prit le parti d'en profiter.
Et vous ? Parlez-moi de vous ? Chevaleresque comme vous êtes, vous avez dû vivre de grandes épopées. Chassez-vous les dragons ?
A cette dernière question, Nissa releva le nez en direction du visage de sa presque sauveuse. Le regard brillant de curiosité et d'amusement chercha les marques d'une vie mouvementée sur les contours du faciès encore méconnu.
Nissaa Les apparences sont parfois trompeuses. Elles ne sont, à d'autres moments, que l'exact reflet de la réalité. Le jour et la nuit se promenaient et s'éloignaient du centre d'une ville animée. Nissa buvait les paroles de Rouge-Gorge. Elle ne croyait rien, ou presque, des histoires qu'elle lui racontait mais elle s'évadait et elle ne demandait rien de plus. Son rire se mêlait aux harangues des camelots de tous bords. Bras dessus, bras dessous, elle sautillait presque afin de suivre le rythme des enjambées de sa voisine. Petits pieds et petits pas.
Les yeux brillants de la jeune anglaise se balançaient entre l'ébène des iris de l'Oisal et les couleurs chamarrées des étals. Elle en avait presque le tournis. Même si rien n'était vrai, tout était plus beau. Un monde inconnu s'offrait à ses oreilles. Elle découvrait. La nouveauté de l'instant remplaçait la monotonie d'un vieux quotidien. Un quotidien qui sentait le rance et le décrépi. Un quotidien qui sentait aussi fort le moisi que les parchemins de la bibliothèque ou que la vieille Jeanne vissée sur son fauteuil. Rouge-Gorge vendait du rêve et Nissa achetait sans compter.
Elle ne se rendait compte de rien. Elle ne voyait pas les rues devenir ruelles, le flux des badauds se tarir. Elle ne s'apercevait pas que la voix de Rouge-Gorge prenait toute la place, hypnotisée. Elle ne sut que trop tard que le soleil s'était couché, emprisonné par les barreaux des murs qui se rejoignaient à vue d'oeil. Elle était trop absorbée par l'aura de cette inconnue. Elle lui paraissait sauvage et indépendante. L'Oiseau était tout ce qu'elle n'était pas, tout ce qu'elle aurait aimé être. La grande était insolente de liberté quand la petite étouffait sous le poids de sa bonne éducation.
Il fallut un arrêt soudain pour que le rire se tut, pour que le sourire s'effaça à demi. Plaquée contre un mur, Nissa laissa échapper son panier. Il roula sur le côté. Le torchon se tâcha des boues de la ville et un morceau de viande, un rôti probablement, rejoignit le pavé sale. Nissa leva les yeux vers ceux qui se penchaient sur elle.
Me dévoiler ?
Qui était cette femme pour faire naître en elle cette curiosité malsaine, ce désir coupable de l'abandon ?
Que souhaitez-vous savoir ?
Une question lancée comme une bouée de sauvetage, un dernier sursaut avant la chute. La naïveté, lorsqu'elle est feinte, est une porte ouverte sur l'espoir, fut-il vain.
Nissaa Tandis que les doigts glissaient le long de son menton et plongeaient à la rencontre de sa gorge, Nissa vit une infime partie de sa vie passer devant ses yeux. Le temps sembla d'abord s'arrêter pour, ensuite, remonter le cours de sa propre rivière. Son regard accrocha la fourrure étirée sur la cicatrice accompagnée d'une vérité à laquelle son esprit ne s'était pas retenue.
J'ai même trompé la Mort !
Puis le temps défila à nouveau à rebours pour s'immobiliser à l'instant précis où le souffle de Rouge-Gorge lui prodigua ses premiers avertissements.
Les tire-laines rôdent.
Nissa se sentit proie entre les serres d'un rapace. Son coeur cessa de battre l'espace d'un instant qui dura une éternité, le temps d'un battement d'aile, le dernier. Elle entendit la voix de Rouge comme un écho lointain étouffé par une brume à couper au couteau. Vint ensuite la douceur cotonneuse d'un contact tendre et rassurant. Inconsciemment, la jeune femme ferma les yeux et appuya la joue contre la main qui remontait le long de sa joue. Un peu de douceur dans un monde de bruts.
La peur se mêla à la confiance. D'un simple mot, elle scellerait son destin. Elle en avait l'intime conviction. Alors elle ouvrit les yeux et porta la candeur de son regard vers l'étrange inconnue. Elle hocha la tête dans un sourire à la timidité sincère. Le ton affirmé de sa voix trancha dans le vif de son apparente faiblesse.
Oui.
Fragile, elle se sentait fragile. Petit, à chaque fois qu'on lui prêtait un surnom, invariablement, un petit venait se greffer devant. Petite chose fragile.