Roman.
Information : Description de scènes violentes; Roman étant un assassin.
La chair tendre plia doucement puis se rompit sans peine sous la pointe effilée de la dague ouvragée, qui transperça la carotide. Le sang bouillonna en un tourbillon chaud le long de la lame lorsque Roman trancha entièrement la gorge de sa victime, dont le corps s'affaissait déjà près du lit avec des gargouillis répugnants. L'Italien laissa tomber l'homme qu'il venait d'assassiner et essuya son couteau sur un mouchoir qu'il avait trouvé abandonné sur la table de chevet et qu'il jeta, l'oeuvre achevée, au feu crépitant. De sa main gantée, il se saisit précautionneusement du poignard volé à un autre homme la veille et entreprit de réaliser, avec un parfait mimétisme, les gestes qu'il venait d'effectuer sur sa victime avec sa nouvelle arme. Une fois cette seconde lame souillée de sang, Roman la laissa négligemment tomber juste à côté du bourgeois assassiné.
Un silence tranquille régnait dans la demeure. Seuls les ronflements du serviteur parvenaient - sans peine - de la chambre voisine. L'homme tué à l'instant ne faisait plus le moindre bruit. Roman l'avait surpris au pied du lit à dire ses prières, et avait effectué son ouvrage sans le moindre accroc. Ce contrat était réalisé rapidement et aisément. Il n'avait fallu au tueur que quelques jours d'observation pour repérer les habitudes du vicomte qu'il devait discréditer : il lui avait subtilisé un poignard et s'en était allé assassiner l'un de ses opposants politiques. En laissant sur place le poignard du vicomte, Roman s'assurait de faire peser de lourds soupçons sur l'innocent (ou du moins était-il innocent de ce crime en particulier, ce qui ne signifiait pas innocent du reste). Le commanditaire serait satisfait. C'était exactement ce qui lui avait été demandé. Au lendemain, il savait qu'il trouverait une somme d'or tout à fait honorable enveloppée dans une toile enduite et cachée à un endroit convenu par avance.
Au lendemain, aussi, il retournerait en ville, et retrouverait Lucie. Sa Lùcia, étonnante rencontre, si vive, si entière, et qui déjà le captivait plus que de raison, lui qui se croyait définitivement fermé au moindre sentiment amoureux. Le crime commis par son ancienne femme le hantait. La mort de leurs bébés dans le ventre de la traîtresse rongeait ses jours. Comment pourrait-il aimer encore ? Et pourtant. Elle était apparue un beau jour, au début du printemps, à lui causer à tort et à travers de biscuits et d'il ne savait plus trop quoi, noyé qu'il était dans le flot de paroles des trois pipelettes françaises qui l'entouraient.
Elle connaissait son frère, Gabriele, empoisonneur réputé, comme leur père Amalio. Mais il avait refusé de l'initier. Elle avait alors quémandé un enseignement à Roman, qui lui n'y voyait guère d'inconvénient, partant du principe qu'il ne lui apprendrait jamais que des choses très communes et guère violentes, et surtout aucune contre laquelle il ne fut lui-même immunisé.
Hélas, tout son travail ne l'avait pas immunisé contre l'attirance sauvage et brillante qui l'avait envahi en la présence de Lucie. Comme une rivière impétueuse et entièrement dictée par les lois de la nature, elle avait imposé à l'assassin son sourire et ses lèvres, ses caresses et ses baisers, et il avait rendu les armes sans même pouvoir lutter.
Et ce soir-là, tandis qu'il contemplait l'homme qu'il venait d'assassiner, il se demanda ce qu'il allait bien pouvoir répondre à Lucie lorsqu'elle lui demanderait, comme chaque nuit, s'il avait passé une bonne journée. Que dire, que cacher ? Elle savait bien quelle était la profession du Corleone. Il ne lui avait jamais caché être un assassin, bien au contraire : il avait pour habitude de le dire à voix haute, car là ne résidait pas le secret de son métier. L'important était que nul ne sache s'il était ou non responsable d'un décès survenu récemment. C'était pour cette raison qu'il prenait soin de maquiller ses crimes de diverses manières, ou d'employer des moyens discrets voire invisibles, si le poison lui permettait l'efficacité attendue.
Mais ce soir, que dire ? Lucie savait qu'il était parti effectuer sa tâche. La lumineuse Lucie qui voulait qu'il lui apprenne à tuer. Cette idée heurtait en vérité la conscience du Corleone : il ne la voyait que faite pour créer la vie, la joie, l'amusement !
Et il se souvint des paroles qu'il avait eues la veille au soir...
"Ne cherchez pas à savoir ce que je fais. Vous ne pourriez m'aimer encore."
Elle avait bien sûr promis qu'elle ne craignait pas la vérité. Mais comment raconter à si belle personne la douce moiteur du sang dans la paume; le crissement de tissu de la peau qui cède sous le métal froid d'une dague ?
Comment incarner à la fois la sécurité et le danger ?
Telle était toute la délicate question de l'équilibre de sa vie. Ces deux années passées en solitaire lui avaient permis d'exercer ses arts sans la moindre arrière-pensée : il ne fréquentait personne à qui il eut l'envie ou le sentiment de devoir raconter ses actes. De ses compagnons de route ponctuels, nuls n'avait tenu à insister sur les bavardages à son sujet. Et lorsqu'il avait marché aux côtés de son père Amalio, assassin réputé dans ses années de gloire, bien qu'un peu rouillé par l'âge à présent, il avait pu parler en toute franchise du métier qu'ils partageaient. Mais... Lucie n'était pas Amalio. Elle réclamait des détails qu'il répugnait à lui donner.
Roman sursauta lorsqu'une étincelle crépita hors du feu qui ronflait dans la cheminée. Perdu dans ses pensées, il avait manqué de concentration et avait oublié dans quelle situation il se trouvait. Il se hâta vers la fenêtre et vérifia les alentours : la patrouille venait de s'éloigner, il entendait encore les pas lourds, portés par le vent, des hommes du guet. Il enjamba la fenêtre et se glissa, reptilien, jusqu'au sol, pas très loin en-dessous. Une fois à terre, il s'assura d'un geste que sa propre dague était revenue à sa place habituelle, et il s'enfuit dans les ombres.
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