Roman.
- Frontière italienne, juin 1457.
La nuit était à peine achevée et le ciel était encore sombre; seule une subtile lueur pâle à l'Est indiquait la proximité de l'aube. Le campement grouillant d'hommes, de chevaux et de chiens achevait de s'éveiller. L'on préparait la marche du jour. La fumée des nombreux feux montait dans la pénombre, formant des nuages dans ce ciel encore vierge, répandant une suave odeur de viande grillée qui excitait les chiens et faisait saliver les soldats. Des sous-officiers arpentaient les tentes pour vérifier que tous étaient levés; d'autres guidaient déjà le démontage et le rangement du campement de ceux qui étaient déjà prêts. Des ordres résonnaient avec clarté dans le bruissement encore faible de cette masse presque ordonnée. Les voix étaient masculines; les accents italiens.
Dans l'une des tentes, un jeune garçon sautillait sur un pied en enfilant sa deuxième botte, houspillant son camarade qui ne trouvait plus la sienne :
- Mais grouille-toi !! On va s'faire tuer si on est en retard !
- Meeerde j'espère que c'est pas ce sale clébard qui est parti avec...
Roman pesta en claquant du talon au sol et se pencha entre les caisses de voyage pour aider son compagnon Tommaso à retrouver sa botte.
- Putain, tu fais chier, les autres sont déjà en train de ranger !
Autour de leur tente, le camp bruissait d'agitation croissante. Soudain, le pan de tissu qui fermait leur abri s'écarta en laissant passer une haute silhouette découpée devant la lueur d'un feu voisin :
- Bordel, les gars, mais qu'est-ce que vous foutez ! Le commandant est déjà prêts, vous êtes les derniers !
- Oui, sergent ! répondirent les garçons en coeur en se redressant pour saluer - l'un avec une botte en moins.
- Corleone, si t'es prêt, tu sors ! Et toi, grouille ! Tu seras de corvée.
- Oui, sergent.
Roman n'osa pas jeter un regard compatissant à son camarade qui affichait alors une mine mortifiée. Il se dépêcha d'attraper son paquetage et son épée et courut au-dehors, à la suite du sergent, sans se retourner vers Tommaso qui commençait à paniquer et qui s'évertua à siffler leur chien dans l'espoir qu'il lui retrouve sa botte.
Il ne fallut que quelques secondes pour que Roman rejoigne au pas de course les rangs des jeunes soldats. Comme ses camarades, il avait moins de quinze ans : la majorité d'entre eux entraient dans la Garde entre huit et dix ans, et y restaient plusieurs années, si ce n'était toute leur vie - qui n'était pas toujours longue.
- Corleone ! Vous êtes en retard !
- Oui, mon commandant.
Profil bas et mains impeccablement rangées dans le dos pour entendre la réprimande, Roman resta prudemment silencieux. Le sergent chuchota quelque chose à l'oreille du commandant, qui acquiesça d'un air mécontent. Le sergent fit signe à Roman de filer à sa place, ce qu'il fit sans demander son reste, dans un silence neutre de la part de la vingtaine d'autres jeunes garçons qui se tenaient au garde-à-vous depuis plusieurs minutes - une punition déjà fort désagréable pour eux. L'on attendit Tommaso dans un silence pesant. Le commandant semblait bouillir sur place. Pas un seul des jeunes soldats n'osa remuer le moindre orteil. L'attente se prolongeait, et ils savaient tous ce que cela signifiait pour le fautif : la bastonnade et les corvées. Au fond, ils compatissaient : au cours de leur jeune carrière, bien peu échappaient à ces punitions infligées pour des retards ou des oublis.
Après quelques minutes, Tommaso se rangea piteusement à leurs côtés, dans un silence de mort; comme si une chape de plomb s'était formée autour de leur groupe malgré la vie bruyante du campement et du reste des soldats alentours. L'aube se levait. Le commandant ne fit aucun commentaire, et après avoir laissé planer le silence quelques longues secondes supplémentaires, il annonça :
- Repos, jeunes gens. Je ne suis pas fier de vous.
Les soldats se remirent en place sans montrer - ou presque - leur soulagement de pouvoir enfin bouger et changer de position. Ils restèrent cois.
- Aujourd'hui, votre mission sera de patrouiller dans un village où l'on s'est plaint récemment de plusieurs vols à l'étalage et surtout, de vols de chiens. Les bergers perdent leurs moutons s'ils n'ont pas leur animal, et les loups se rapprochent sans crainte des habitations. Nous aurons une heure de marche pour parvenir dans ce village. Vous prendrez vos positions comme indiquées par votre sergent. Si l'un d'entre vous prend le ou les voleurs sur le fait, appelez le reste de la garde et maîtrisez le coupable. Ne tuez pas, mais blessez s'il le faut. Le bourgmestre m'a assuré du bon fonctionnement de ses geôles, mais il manque d'hommes pour assurer une surveillance assez complète pour attraper le gredin. C'est compris ?
- Oui, mon commandant ! répondirent en coeur les jeunes soldats.
Ils étaient, de fait, en constante formation, et on ne les envoyait point à la guerre, mais plutôt en missions à court ou moyen terme, en Italie ou sur la frontière française. Cette mission-là s'avérait sans grand danger pour eux; et ils rompirent les rangs sans inquiétudes.
Une heure plus tard, le campement était totalement défait, rangé, plié; et la troupe armée italienne s'éloignait sur la grand-route avec armes et bagages, chevaux et carrioles, les hommes marchant au pas devant et derrière le convoi. Il ne fallut même pas une heure pour qu'un clocher d'église ne se dessine derrière quelques collines... L'aube était rouge.
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