Roman.
Ambiance sonore : https://www.youtube.com/watch?v=iriiZOeInDg
- Et vous, messire... Fiorenzo, que pensez-vous de ce divertissement ?
La musique déclinait à peine et les applaudissements, encore nourris, avaient presque couvert la question de son voisin de table. L'Italien se pencha vers lui pour répondre, sans faire aucun effort pour masquer son accent :
- La pièce était fort amusante, mais je crois n'avoir pas tout saisi. Vous savez, le français, je le parle peu ! Je ne comprends pas tout.
Le gros bonhomme partit d'un rire franc et tapa sans ménagement sur l'épaule de l'étranger. Roman accusa le coup sans frémir. Le Français continua :
- Ha, Fiorenzo, vous devriez rester parmi nous et revenir bientôt à la place de votre estimé collègue ! Quel dommage qu'une mauvaise fièvre l'ait cloué au lit... Nous devons avouer que son caractère était bien moins aimable que le vôtre. Il était toujours à ronchonner et à se plaindre que nous faisions trop de bruits et de jeux au lieu de travailler !
Roman-Fiorenzo se contenta d'acquiescer d'un sourire entendu, compatissant à la doléance du gros bourgeois. Le diplomate italien, discrètement écarté, gisait sur son lit en se tenant le ventre, les boyaux tordus par une savante décoctions de plantes... Il n'était pas sa cible réelle, seulement un obstacle momentané.
- Hooo maître Fiorenzo, venez donc danser !
Une femme d'âge mûr était arrivée près de lui, toute pimpante et roucoulante sous ses dentelles. Sa voix, haut perchée, agaça Roman, qui se força à lui sourire et se leva pour lui prendre la main :
- Vous me faites grand honneur, signora... La diplomatie comporte de très beaux avantages.
Ce disant, il regarda directement l'opulent décolleté de la femme, qui se dandina pour rapprocher son corps du sien. Autour d'eux, d'autres couples se formaient pour la danse : les diplomates et leurs épouses s'étaient donné rendez-vous pour cette soirée privée, à laquelle étaient conviés ceux qui, le jour, faisaient et défaisaient les relations politiques entre les pays, et la nuit dépensaient leur salaire en beuveries, divertissements et prostituées.
Roman se colla contre la femme - de qui était-elle donc l'épouse ? il n'en savait rien - et l'entraîna dans une danse menée par le groupe de musiciens cantonnés dans un coin de la salle. Sa cible du soir était parmi les convives. Il s'agissait d'un ambassadeur espagnol qui s'était un peu trop rapproché d'un certain Silviano, lequel faisait partie des ennemis politiques des Medicis, à qui Roman obéissait de par le sang de sa mère. Assassin à la solde de cette grande famille, il avait pour mission d'écarter un à un les différents alliés ou fournisseurs de ceux qui menaçaient sa famille.
- La soirée est fort belle, je suis ravi d'y remplacer mon estimé collègue, souffla-t-il tout près du visage de la femme, jouant encore de son accent et de son air séducteur.
- Ha, messire, j'en suis heureuse ! Vous viendrez chez moi demain, je donnerai une autre petite fête... n'est-ce pas ?
Roman acquiescait d'un air concupiscent, malgré son manque d'intérêt réel, tandis qu'un brouhaha montait en provenance d'un couloir. D'accord occulté par la musique, il prit assez d'ampleur pour que les danseurs, suivant le mouvement des autres invités, cessent gestes et paroles pour s'étonner de la scène : trois hommes en armes sortirent de l'ombre en pleine lumière, bousculant un couple effaré, et l'un d'eux cria d'un ton péremptoire :
- Où est l'Italien ? Trouvez-moi ce fils de chien, que je l'égorge !
Le concerné n'attendit pas que l'on se retourne vers lui : il repoussa violemment sa cavalière et prit son élan pour détaler au mieux dans la foule, heurtant des corps qu'il bousculait sans remords pour courir vers une sortie. Derrière lui, des cris et des chocs résonnaient déjà dans la salle, mais il ne se retourna pas pour surveiller l'avancée de ses poursuivants. Il dégaina sa dague pour se préparer à se défendre - il ne pouvait porter une épée dans ce genre de mascarade - et s'enfonça dans un couloir dénué d'invités.
Mais les appels des hommes derrière lui avaient trouvé leur cible avant qu'il n'y parvienne : à la porte, un serviteur s'interposait déjà alors que Roman arrivait à toute vitesse. Il ne semblait pas porter d'armes et c'est trop tard que Roman vit le couteau que l'homme pointa, terrifié, vers son ventre. Il esquiva tant bien que mal mais la pointe perça cruellement son flanc, lui arrachant un bref râle de douleur tandis que son corps poursuivait son élan pour s'écraser contre la lourde porte de bois. Il se retourna pour planter sa dague dans le corps de l'homme, d'un coup violent porté en direction de la gorge, pour ne pas prendre le risque de manquer le coeur et de briser sa lame sur les côtes. Le temps de retirer le métal ensanglanté de la chair palpitante, ses poursuivants l'avaient presque rattrapé : il n'eut que le temps de rouvrir un battant de la porte pour se précipiter à l'extérieur...
La nuit l'engloutit, fraîche et noire, dénuée des senteurs exaltantes et étouffantes des soirées mondaines. Il fallait à Roman de grandes inspirations puissantes mais courtes pour ne pas se laisser envahir par la douleur; ses jambes le portaient aussi vite que possible par les ruelles que n'éclairaient guère que quelques torchères que le veilleur n'avait pas encore éteintes....
Derrière lui, après quelques minutes de courses qui lui parurent une éternité, le battement des pieds de ses poursuivants déclina. Il avait réussi à les semer dans les ruelles tortueuses de la ville, alors qu'il avait couru au hasard. Il se laissa aller à s'adosser, le souffle court, contre le mur d'une maison, sous un petit porche. Sa main droite se porta à son flanc. Sa paume se fit soudain poisseuse et chaude tandis qu'une douleur vive faisait monter en lui une vague de vertige.
- Merde...
Il lui fallait à tout prix contrôler sa respiration, maintenir sa main droite pressée contre son flanc pour limiter la perte de sang... Son souffle rapide faisait un bruit bien trop remarquable dans le silence nocturne des ruelles. Il tâcha de l'apaiser tout en le contrôlant fermement, et il lui fallait se concentrer sur la situation pour ne pas se laisser déborder par la douleur. Il aurait besoin de lumière pour se soigner, il était inutile de perdre du temps à se déshabiller ici pour observer la blessure de près.
Il était repéré. Il devrait quitter la ville dès le lendemain, avec Fanette, pour ne pas être attrapé. Mais avant cela, il devait mener à bout sa mission... Il fallait tuer l'ambassadeur espagnol. La soirée mondaine ayant prématurément connu sa fin, chacun rentrerait certainement dans ses quartiers... et l'espagnol logeait dans une auberge cossue que Roman avait repérée la veille. Il allait devoir prendre des risques et agir dans la rue, au lieu de s'arranger pour faire son oeuvre discrètement.
Le repos était terminé. Il se redressa en se forçant à ignorer la douleur qui pointait à son flanc. Ses jambes s'activèrent en grands pas rapides qui le menèrent tout d'abord vers le clocher de la chapelle, point de repère idéal pour retrouver ensuite le chemin de l'auberge. Arrivé devant l'édifice, il s'engagea dans une ruelle à l'ouest que plusieurs torches éclairaient : l'aubergiste, bon commerçant, montrait le chemin de sa maisonnée à tout client nocturne à la recherche d'une chambre pour la nuit. Cela n'arrangeait pas les affaires de l'assassin. Il fit de son mieux pour rester dans les ombres des porches ou des coins de rue, mais heureusement, à cette heure si tardive, il n 'y avait guère plus que des chats errants dans les rues.
Il trouva bientôt l'auberge. Avisant le gosse crasseux endormi sur une chaise sous le porche d'entrée, il déduisit que l'ambassadeur espagnol n'était pas encore arrivé. Il se posta donc un peu plus loin dans la rue, dans les ombres, et prit son mal en patience.
Fort heureusement, il ne fallut pas trop de temps pour que le roulement chaotique caractéristique d'une calèche se fasse entendre dans la rue. Roman se renfonça encore plus dans le noir et regarda passer le véhicule, tiré par un cheval fatigué. Il entendit le cocher ordonner l'arrêt, et guetta ce qui suivit : l'homme descendit de son siège après avoir posé son fouet, fit quelques pas, et parla à son passager, lequel lui répondit avec un net accent espagnol puis descendit du véhicule.
Roman n'attendit pas davantage. Il se glissa derrière la calèche, attendit que le cocher remonte sur son siège, et dès que le cheval fit résonner ses sabots pour reprendre sa route, il se jeta sur sa cible, qui n'avait guère eu le temps que de faire quelques pas en direction du perron de l'auberge. La lame tranchante de sa dague s'enfonça brutalement dans la gorge qui s'ouvrit en une découpe immonde. Roman la trancha entièrement. Tant pis pour la discrétion, cette fois, il s'agirait clairement d'un meurtre, et il lui faudrait se cacher...
Le corps retomba sur le sol avec un bruit mou.
Lorsque Roman releva les yeux, le gosse endormi sur sa chaise n'avait pas bougé, et ses yeux clos et son visage détendu ne trahissaient qu'un profond sommeil consécutif à une journée harassante. L'Italien ne perdit pas de temps à essuyer sa dague sur le pourpoint de sa victime : il était déjà, de toute façon, couvert de son propre sang. D'un regard, il évalua les alentours : le porche le plus proche n'était qu'à quelques pas. Il allait disparaître dans l'ombre...
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