Afficher le menu
Information and comments (0)

Info:
Unfortunately no additional information has been added for this RP.

[RP] Le lion de Némée

Sixte_
Avril 1455, Domaine D'Aragon






Le domaine est vaste, parc gigantesque aux dentelles vertes fraichement écloses d’un printemps qui s’affirme, s’étoffant à son flanc gauche d’une importante chênaie dont les silhouettes dépenaillées ne sont désormais plus qu’un souvenir de la saison passée ; l’air saturé du bourdonnement des insectes et des chlorophylles étourdit l’oreille de rayures sonores et tache la rétine de couleurs contrastées.
Ils sont deux, accroupis dans les herbes de la lisère que l’on n’a pas encore eu le temps d’entretenir, domestiques pris de court par la vivacité des luxuriances et cantonnés d’un ordre à tailler d’une priorité les haies et les arbustes du jardin où l’on prépare l’anniversaire du maitre de maison ; Valère D’Aragon a quarante ans demain et n’y transigera pas d’une approximation : tout, jusqu’à la moindre feuille de glycine, sera agencé selon ses précises ordonnances.



Sixte est déjà grand pour ses huit ans.
Les rondeurs enfantines que l‘on perçoit encore chez sa jeune cousine se sont estompées cette année, aux premières parties de chasse, aux premières leçons d’armes. Son père a quelques idées quant à l’éducation d’un garçon qu’une épouse décédée ne vient pas tempérer ; le corps et l’esprit de son unique fils seront des choses saines, l’un forgé par la venaison, l’autre par les préceptes de la foi.
Le teint est pâle, contraste que marquent les pommettes rouges du chemin qui les a menés là, loin du bruit de l’argenterie que l’on frotte vivement, loin des tapis que l’on bat d’une main ferme pour déloger l’hiver, des fenêtres que l’on ouvre pour faire respirer les chambres des invités, et il le restera malgré les années qui suivront à sillonner la nature de battues et de traques . Laiteux pour ne pas dire blafard, il ment d’une condition sur l’apparence de l’enfant; le corps amorce déjà ses premières transformations et sous les coutures des étoffes précieuses, promet la silhouette souple des anatomies que l’exercice modèle.

Le soleil tape sur les têtes brunes dont on ne devine pas les silhouettes menues et personne ne les cherche ; les leçons ont pris fin ce matin à l’imminence de la fête, et chacun est trop occupé à ses affaires pour se soucier d’eux.
Eux justement, ont la bouche encore pleine d’une voyelle béante de fascination à l’un des cadeaux reçu d’une avance ce matin. La magistrale peau de lion déployée d’une gueule féroce autant que morbide a saisi les jeunes cousins à l’interstice d’une porte et a alimenté d’une fièvre toutes leurs conversations , excité toutes les convoitises au point que cet après midi c’est le grand fauve qu’ils chassent dans le parc du château pour consumer l’imagination qui s’est emballée, pour, d’une inexplicable façon qui n’appartient qu’aux impatiences, se rapprocher de demain où ils auront le droit de passer la main dans la crinière broussailleuse du fauve, d’éprouver la pulpe du doigt sur l’ivoire de ses crocs spectaculaires…
Hauteurs des nouveautés et absolutismes enfantins du jeune héritier se sont couplés d’une frénésie joyeuse, frustrés par l’attente du face à face léonin dont on les a répudiés d’un "Sortez de là !" et qui semble à chaque seconde plus interminable encore ; enroulé aux nerfs d’un besoin impérieux qui gagne en voracité au fur et à mesure que le jeu avance, Sixte sent sur la langue le gout tenace du fer lui contracter les gencives.


Arc à la main, carquois battant la cuisse, voilà déjà une demi-heure qu’ils pistent d’un silence consciencieux une proie toute désignée quand, d’un index autoritaire où pulsent, fébriles, jusqu’aux battements de son cœur, Sixte casse l’angle de son cou d’une attention vers Providence pour lui pointer la liaison d’un talus et d’un chêne.
Devant eux, sous les ramées clairsemées, brouhaha de taches lumineuses emportant l’immobilisme du sous-bois au vent qui en agite les feuilles, brouille les ombres nettes, le vieux dogue de la maison achève sa lente promenade ; retraité, les articulations fatiguées jusqu’à ne plus lui accorder que la marche, la gorge flétrie par une défense de sanglier que son âge avancé n’a pas su soigneusement cicatriser, Némée au souffle court trône d’une imposante silhouette sur un royaume dont les frontières se sont enlisées d’une fatalité aux jeux des enfants D’Aragon.






Providence
Il avait dit "Sus au Lion".

Il avait dit "Sus au Lion" et elle avait acquiescé d'un air grave, suivant le chasseur émérite et ses huit ans comme on suivrait le Messie ouvrant la voie. D'un frémissement de jupons. D'un léger désappointement tout de même : Pernette finirait fatalement par l'appeler pour une raison quelconque. La jeune suivante l'appelait toujours pour des raisons quelconques, du haut de ses dix sept ans, très exactement dix années de plus que l'enfant dont elle avait la charge dans et hors de la maison. Des raisons de celles dont on use abondamment pour paraître zélée devant son Maitre. Sa voix nasillarde ferait forcément fuir le grand fauve. Foutue Pernette.

L'esprit désinvolte chassa pourtant obligations de goûters et autres vérifications de nattes d'une brassée printanière joyeuse dans une embardées de sauterelles effrayées, une fleur fut coquettement piquée dans les cheveux châtains de l'enfant. Là, dans les hautes herbes des steppes domaniales, Providence d'Aragon suivait avec la rigueur d'un Belle Dame, d'un Citron ou d'un Souci - Des espèces colorées qu'elle utiliserait en poudre plus tard sans aucun état d'âmes pour ses fards - son cousin, chasseur né.

Sept années l'avaient couvé d'une grâce que les jeunes filles troquaient souvent plus tard pour des manières, et le teint clair s'accordait un léger hâle d'or dont n'avait pas à souffrir l'immaculée pâleur de Sixte. L'oeil clair de sa mère, une de ces armes dont la Maitresse de maison usait et abusait pour attirer tous les mâles à la ronde en capacité de tenir vigueur plus de cinq minutes - piteux modèle maternel - . Les cheveux ondulés, au matin soigneusement coiffés par la suivante, semblaient avoir éclaté dans une roulade d'un bouquet de feuilles et d'herbes séchées mêlées. Le quart d'heure démêlage du coucher promettait assurément d'être un supplice.

Les deux enfants s'approchaient de leur cible, quand une tâche de boue sur la manche la fit soudain hésiter à poursuivre le mythe de Némée. Le pas se ralentit imperceptiblement, et elle posa machinalement sa main sur sa joue, comme si le cuisant de la gifle l'avait déjà frappée de plein fouet. Si son père la voyait dans cet état alors que la fête se préparait...

Aurèle d'Aragon était un homme d'une grande austérité, toujours absent, mais qui n'aurait raté pour rien au monde une fête de famille et par la même occasion - peut-être même uniquement pour cela - le plaisir d'en mettre plein les yeux à son frère aîné. Ainsi, une étrange et malsaine compétition s'était tissée au fil des années dans cette fratrie, cousue de surenchères grotesques, à qui aurait la plus belle épouse. Les plus florissants contrats. Les plus beaux enfants...

Un bel enfant ne souffre pas d'une tâche de boue à la manche en public.

Aurèle d'Aragon demeurerait toujours infiniment envieux de son aîné, dont l'épouse avait été au moins capable de lui offrir un garçon, là où la sienne n'était bonne à rien d'autre que de lui pondre une fille.
Les filles, le pater familias savait aisément où les trouver. Et la maison n'était pas sans savoir son appétit au sujet. Supporter la présence de son épouse n'était donc qu'une corvée dont il s’acquittait avec un incommensurable talent d'acteur uniquement lors grandes occasions. Les apparences étaient primordiales.

Le mouvement de Sixte réamorça la marche et sa concentration, plissant les yeux sur l'endroit désigné, pesant d'une ambiance neuve dans cette chasse annoncée comme hautement périlleuse. L'ensemble de la faune sauvage semblait s'être tue pour les regarder faire.
Du moins c'est ce que s'imaginait Providence, déjà tapie épaule à épaule avec son complice dans une posture d'attente expectative. Le Lion, ce vieux chien de maison mis au ban des surveillances, était trop sourd de son grand âge pour se méfier de l'approche sournoise d'un cousin si aguerri. Son odorat bien trop flétri pour leur accorder le moindre intérêt. Qu'importait bien les tâches de boue et les remontrances. Leur trophée à portée de main, ils rentreraient triomphants avec la peau d'un fauve à l'heure de la fête d'anniversaire de son oncle et seraient acclamés en héros. Un chuchotement à la discrétion discutable émergea d'un talus:


- Ne le rate pas.

L'ambition d'un Aragon n'a toujours d'égal que son orgueil.
_________________
Sixte_
;





Il est Phébus, l’astre aux plumes Corvus, l’impitoyable main divine qui jouit de vie et de mort sur les créatures terrestres, il est Hercule, brave, héroïque, destiné à revêtir la peau de la bête, y ensevelir le visage jusqu’à devenir lion lui aussi, et dans son dos, Hécate joint sa prière au silence qui les a figés.

Dans les hautes herbes, la silhouette de l’enfant s’agence d’un axe en se redressant et les doigts avertis tirent la soie tressée de la corde jusqu’à la ramener à hauteur d’œil. Debout, l’arc bandé, une main ajustée en guise de repose –flèche, la tension de la corde traçant une ligne rouge aux phalanges blanches, il attend, litanie aortique en sourdine hypnotique à ses tempes, que le lion fasse le pas qui le trahira, qu’il offre à l’acier de la pointe la faiblesse qui l’abattra.
A l’ozone rayé d’une saturation, un instant crucial, un battement de cœur au creux d’un infini, et tout à la suspension de l’après-midi s’incruste d’une netteté à la peau laiteuse ; dix ans plus tard, il sentira encore la brise ensoleillée sur l’angle de sa joue et se rappellera qu’il a ajusté l’arc d’un demi-centimètre pour la prendre en compte.
Pernicieuse, dentelée de contrastes, de troubles tranchés, une fièvre tarentule a envahi le jeu et d’un fil de soie, entrave le bon sens de la récréation d’une vérité anesthésiée de toutes nuances; le chasseur le sait, l’angle est parfait.


Une rivière chante, lointaine, et un grotesque bourdon s’attarde d’un vol alambiqué à l’horizon tagué d’une silhouette chienne ; Némée a fait un pas.
Brave chien, brave bête qui connait les enfants depuis leur naissance aurait-il senti qu’ils étaient là qu’il n’aurait pas plus tourné la gueule d’une inquiétude ; leurs parfums, au même titre que la couverture où l’on le laisse dormir à l’hiver, font partie des meubles et l’odeur des mousses fraiches ensorcèle sa vieille truffe d’une escapade à des souvenirs chiots jusqu’à battre mollement de la queue.

C’est une demi-seconde, un infime instant dont on ne peut même pas faire le décompte, cent ans de réflexion qui étirent les muscles jusqu’à l’ankylose, l’oscillation tenue d’une flamme à l’air qui vient à manquer.
C’est un jeu et une certitude absurde, lancinante, qui hurle pour se faire entendre; l’angle est parfait, tout dans son corps s’enracine à cette seule pensée, opacifiant le jardin d’une tragédie grecque, fracturant si aisément l’âme d’une dualité qu’elle ne se rassemblera plus jamais d’une alchimie.
Les os grondent d’un bruit sourd, le souffle se retient et la chair se dissipe d’une calcification.




I can't feel cos I'm numb
Je ne ressens rien parce que je suis engourdi
I can't feel cos I'm numb
Je ne ressens rien parce que je suis engourdi




Il est Sixte Oraison, seul héritier mâle D’Aragon, jouissant de vie et de mort sur les créatures de son domaine, il est le Prince chasseur, archer émérite, destiné à revêtir la peau de la bête pour y prouver sa valeur , et le murmure qu’il perçoit dans son dos le couronne d’inavouables évidences ; son orgueil a déjà acquiescé, il ne ratera pas.


Le chien relève enfin la tête, tapis de mousse et lichen envahissant le tronc délaissés, se fige d’une interrogation en apercevant les enfants à quelques mètres de lui, et sa gueule s’ouvre, comme d’un sourire heureux, les reconnaissant en même temps que la corde claque. L’air siffle dans les pennes, trace un trait de son aigu à la façon d’une ligne droite au bourdonnement qui a envahi l’oreille, étrange impression d’une vive lenteur, d’une continuité à ce qui, en deux secondes pourtant, se fige d’une percussion étouffée au beau milieu de la gorge canine.



So what's the worth in all of this
Donc quelle est la valeur de tout ca
If the child in your head
Si l'enfant dans ta tête
If the child is dead
Si l'enfant est mort

Sing to me
Chante pour moi
Sing, Blur



Silence s’effrite et se catalyse d’une tempête muette à l’orée du sous-bois ; les cousins ne respirent plus, l’œil agrandi, la bouche entrouverte d’une stupeur.
II n’y a plus que le sifflement chuintant de la gorge du chien qui se saccade.





Providence
─────────────
Ce n'est ni au crime ni à la vertu spécialement qu'il faut s'attacher.
c'est à ce qui rend heureux. Et si je voyais qu'il n'y eut de possibilité pour moi d'être heureuse que dans l'excès des crimes les plus atroces,
je les commettrais tous à l'instant, sans frémir, certaine que la première loi que m'indique la nature est de me délecter.
Qu'importe au dépens de qui.

Donatien Alphonse François de Sade - Justine ou les Malheurs de la vertu

─────────────





C'est à la mort du vieux chien qu'elle toucha du doigt la philosophie qui allait guider sa vie.
Certains n'en ont pas. Aveugles avançant sur une ligne droite, bâtie d'incertitudes. Providence Carmen d'Aragon ne serait pas de ceux-là.


Elle avait tout vu. Tout entendu. Jusqu'au souffle modifié et retenu de son cousin. Le criminel. Avait-elle sursauté? Pas le moins du monde. Quelque chose de difficilement palpable avait prévu la fin du Lion. Sa volonté, peut-être. Elle avait vu tant de fois les lapins dépecés d'un seul geste dans la cour de chez elle. Les oies décapitée voler encore quelques pauvres instants. Le cheval à la jambe brisé, abattu, et honoré au repas. Ils n'étaient pas morts pour rien... C'est ce que disait Pernette. Le lion n'était pas mort pour rien. Il avait nourri leur traque. Désaltéré leur soif d'aventure. Il avait bien vécu, et était mort en lâche. Sans lutter. C'était une mort facile. Il ne méritait pas d'être sanctifié. Le lion avait arraché à Sixte un sursaut de quelque chose, et elle l'avait saisit d'un seul coup d'oeil. Comme une étincelle . Ce seul instant valait toutes les fêtes de famille...

Sixte était venu, avait vu, avait vaincu. Elle le coifferait de ses honneurs, lorsqu'elle aurait tressé sa couronne de fleurs. A défaut d'avoir un père ou un frère à admirer, le moindre élan de force, de bravoure et d'intrépidité masculine envolait son auteur au firmament de l'exaltation. Le lion de Némée demeurerait la première image sertie au panthéon de ses crimes. Nombre d'entre elles suivraient.

Et maintenant? Semblèrent dire les yeux clairs à leur vis à vis avant que la voix de Pernette ne retentisse dans le lointain du domaine, la ramenant sur la terre ferme dans un sursaut puissant.

Le chien était mort. Sixte avait tué le chien. Son chien. Et sa main n'avait pas tremblé une seule seconde.


Il faut le cacher...!

Avait-elle soufflé. Ou l'avait-elle juste pensé? Pétrifiée. Muse pernicieuse. Enfant engluée de complicité.



In the land of Gods and Monsters
Au pays des dieux et des monstres
I was an Angel
J'étais un ange
Living in the garden of evil
Vivant dans le jardin du mal

- Lana Del Rey - Gods & monsters

_________________
Sixte_
a






Le chien chancelle, interminable seconde qui dilue à chacun de ses doigts les horreurs des lenteurs et étoffe l’air d’une consistance nouvelle. L’œil canin a perdu le voile des années, s’est éclairé si brutalement qu’il en est limpide ; la pupille ronde, surprise, naïve, accuse la douleur d’un trait sans même l’imputer au jeune maitre, sans même chercher d’où elle vient, simplicité animale qui se dédie à l’instant toujours sans le méandre des pensées raffinées, et la bave qui dentelle les babines s’empourpre d’un ruban.
Némée ploie dans un gémissement qui a tout de l’arbre qui rompt, sinistre mélopée à laquelle se mêle l’harmonique écœurante d’un bruit des bulles, l’asphyxie d’un poumon qui se remplit et gargouille d’un désespoir.
Le lion capitule, le chien agonise et Sixte n’a toujours pas bougé.

Le claquement de la corde fourmille encore dans sa paume dextre et le visage s’est figé d’une émotion à ce point subtile qu’elle le rend digne d’un tableau ; chasseur à l’obole de sa traque a les nerfs envahis d’une extase qui fait taire jusqu’aux reflets de la conscience.
Il est l’arc, la pointe de la flèche, le vent chantant, le sang de l’animal ; il est la mort, la vie, il est la main qui n’a pas tremblé une seconde.
L’angle était parfait ; il avait raison, et cette froide certitude écrase d’une fascination toutes les autres, contemple d’un détachement le fauve ensanglanté à l’aune d’une avidité que l’orgueil embrase ; l’angle était parfait et elle le sait, l’a vu, héraut improvisé de cette gloire funeste, messagère des seules authenticités, colombe corneille dont la douceur du souffle, imperceptiblement, fendille l’ouïe d’une berceuse heureuse.
Sur la pointe des pieds, Conscience fout le camp et laisse sa place à Providence, scellant le premier chant d’un pacte-entité, complices-duplices qui feront de chaque occasion un trophée désormais.

La voix de la suivante ne perce pas jusqu’à lui, c’est la sentence, qui, d’une poignée de syllabes, déchire l’immobilisme du couronnement.


Il faut le cacher !

L’enfance n’est jamais ce monde des douceurs que la mémoire adulte édulcore aux années passantes d’une tendresse qui ne doit qu’à la nostalgie des Edens perdus, des choix qui, d’une perspective que le temps a usé de systématismes, semblent désormais si simples. Mais aucun choix n’est simple quand il s’agit de le faire pour la première fois, dépouillé de sagesse, dénué d’expérience ; à qui s’en souvient d’une impartialité, l’enfance est un royaume d’intransigeances souveraines, de bris, de défis qui n’ont de cesse de gagner en vertiges, de leçons complexes autant qu’indélébiles.
Aux grandiloquences des vertes années, les pensées s s’affolent, cohorte désordonnée et bruyante, et se mélangent d’une cacophonie; Il a tué le chien. Son père va le tuer, le battre, le mettre à la rue, l’envoyer chez les frères, et tout y passe, chaque extrême se dessinant de netteté à son crime, jetant devant lui la multiplicité des conséquences-engrenages, et en leur centre, auguste, immobile, ses yeux clairs braqués sur lui… Providence.
Providence et sa manche tachée de boue, Providence qui n’a pas crié, n’a pas pleuré, Providence qui raisonne quand il se laisse aller aux poids des émotions, Providence et cet assentiment qui ramènent en bouche, jusqu’à en sentir les délicieuses pulsations sur le bord des lèvres, cette indéniable vérité qui ne le quittera plus: Il n’est pas seul.
Elle a raison ; il faut le cacher.
Il faut faire disparaitre le chien, il faut éviter d’être attrapé, jugé par leurs pairs, et à ces urgences capitales, le monde se sature de couleurs alors insoupçonnées.

D’un automatisme pâle, l’arc est fixé à la ceinture, glissé derrière la cuisse et vient traverser la silhouette d’une rayure d’if ; à n’importe quel autre animal, l’on le célèbrerait. A n’importe quel autre animal, l’on l’assiérait à droite de son père au diner, il serait l’attraction de la fête à venir, le fils prodige, et l’on parlerait encore de ce tir incroyable à ses petits-enfants…
Le plat de la main essuie un nez d’un reniflement sec qui dilue la moue tordue sur sa lippe, dédain qui espère chasser une béance qui ne se remplira qu’au prix du pire ; s’il était l’inutile trophée dont on ne peut pas même se vanter, Némée était un frère de qualité.

Derrière le talus.

Voix atone, le pas racle le sol herbeux, plie quelques tiges d’une semelle ; il faut avancer et faire face sans plus d’autres choix ; le silence ou la mort, le crime ou la disgrâce, et tandis que les yeux gris glissent sur le flanc léonin qui ventile, le gel du regard de son père le transperce d’un jugement dévot et hérisse son bras clair d’une chair de poule

Plus personne n’y va depuis que Marle s’y est cassée la cheville en glissant cet hiver.

Il est Caïn aux mains rouges, Abel à l’agonie étirée de couinements aux pieds, et dans son dos, L’étoile du Matin le suit d’un pas étonnamment léger. Dieu ne doit rien savoir.

Fais le guet.

L’ordre ne se discute pas ; ce travail est sa peine à lui, la seconde partie du chemin, la rédemption par la responsabilité : chaque chasseur doit à sa proie le respect des morts au champ d’honneur.



Providence
─────────────
La cruauté, bien loin d'être un vice, est le premier sentiment qu'imprime en nous la nature ;
l'enfant brise son hochet, mord le téton de sa nourrice, étrangle son oiseau, bien avant que d'avoir l'âge de raison.

Donatien Alphonse François de Sade - La philosophie dans le boudoir

─────────────


C'est cela. Va dans le talus. Va oeuvrer pour cacher ta faute. Notre faute. J'étais là et je n'ai rien fait.

Complicité. La pensée teste la morsure du remord: rien senti. Ce n'est pas son chien. Ce n'est pas son lion-trophée . Et Sixte ne parait pas ébranlé par cette chasse sanglante. Au contraire. Il prend les devants. Il assure leur disculpation. Rien faire ne fait pas d'elle une criminelle. Si?

Les jupons suivent les pas de ce cousin téméraire, les yeux eux sont déjà derrière, à gauche, partout. Et tandis qu'elle se retourne et se plante là, dentelle de jupons frôlant les herbes grasses, Providence s'affaire à tenter d'effacer la boue sur sa manche à grand renfort de doigts et de salive. Maintenant que le gibier est pris, les soucis satellites reviennent forcément. L'on songe à la gifle qui empourprera sa joue d'une vilaine rougeur pour le reste de la soirée. L'effort durera longtemps et en vain, le temps d'oublier que sixte est silencieux derrière à sa basse besogne. Et le coup d’œil qu'elle finit par lui jeter la stupéfie d'un long frisson, caracolant le long de son échine.

    Rouge.


Elle n'a pas songé à cela. Pour faire disparaître une erreur, elle n'avait pour habitude chez elle que de tirer un tapis dessus. Sa candeur ignore tout de ce qu'il advient des escargots qu'elle écrase pour en faire des purées, des mouches auxquelles elle arrache des ailes. Des poules auxquelles elle donne les baies noires réputées poison pour vérifier si elles y sont sensibles. Des oeufs qu'elle laisse pourrir pour les donner à laper aux chiens. Son âge reste celui de l'inconséquence. Il y a toujours quelqu'un pour laver ses travers d'enfant. Quand a-t-on besoin de prévoir l'après lorsqu'il n'y a que le présent qui ait réellement un sens? Au delà de ce soir et de la grande fête prévue s'étire un abyssal néant. Les jours d'après n'existent pas lorsque l'on a sept ans.

La manche qu'elle s’apprêtait à remonter est lâchée d'un hébétement silencieux. La gorge dénouée d'une déglutition lente. Car si la fin du Lion ne l'a pas ébranlée, la minutieuse méthode d'un nettoyeur elle, est inédite. Le palpitant a quelques embardées, et le silence se fait religieux à ce funeste spectacle. Il est si fascinant de voir comment les petites filles admirent l'avance - même si mince - de leurs aînés, quand à l'âge pubère, elles les distancent avec une insolente souveraineté. La petite fille se défait de sa peau d'Argos, et Pernette peut bien s'égosiller encore un peu.

Alors dans un filet de voix, en ignorant tout du poids de son vœu, Providence sort de sa torpeur attentive. Les yeux ne parviennent pas à se détourner.


- Prends le collier... Je le veux.



If I lay really quiet,
Si je m'allonge sans aucun bruit,
I know that what I do isn't right,
Je sais que ce que je fais n'est pas bien,
I can't stop what I
Mais je ne peux pas arrêter ce que
Love to do.
J'aime faire.

- Lana Del Rey - Serial Killer

_________________
Sixte_
u




    Aux petits animaux, l’on brise le cou ou l’on entrave la trachée.

C’est l’un de ses premiers souvenirs d’une chasse paysanne au filet, faute d’être assez âgé pour suivre celle des hommes à de plus gros gibiers: l’index et le pouce de Marle emprisonnant d’un étau le cou menu d’une grive aux ailes tordues d’une nuit à se débattre , et le sang en larmes rondes montant aux yeux noirs , perlant, sinistres planètes s’éventrant d’une coulure aphasique sur les phalanges de la nourrice. Une écœurante fascination avait gardé la grisaille du regard rivée sur le crâne du piaf, sur les billes exorbitées de l’asphyxie avant que l’oreille ne saisisse l’incroyable silence qui accompagne la mort et s’y suspende d’un sanglot.
Il avait pleuré, pour toutes les raisons du monde sans être capable d’en nommer aucune ; parce que la grive était vivante, parce que la grive était morte, parce que les doigts de Marle n’avaient jusque-là que beurré ses tartines, parce qu’il était surpris, parce que la vie ne tenait à rien, parce qu’il n’aurait plus jamais l‘insouciance de ses cinq ans.

    Aux plus gros animaux, l’on réserve l’acier.

A l’os que l’on ne peut pas briser rapidement, à la gorge qu’on ne peut pas faire taire d’une pression, l’on achève d’un geste plus franc : au sanglier, le cœur ; au cerf, la carotide. L’Ours, lui, reste encore au panthéon des mythologies extraordinaires, brodés de récits terrifiants, exaltants, lointains ; l’on n’en a jamais vu sur le domaine d’Aragon, alors que le lion…




D’un geste machinal, l’enfant a sorti son couteau de son étui, ridicule lame de quelques centimètres forgée pour fêter un huitième anniversaire, taillant plus habituellement le fromage ou le tendre d’une branche, et qui pèse à cet instant d’un tombeau dans le creux de la main. C’est un état second où les enseignements s’appliquent en pommades par-dessus l’effroi qui monte lentement, les balances qui font cesser les insupportables oscillations que l’on pressent.
"Elle souffrait", avait objecté Marle aux larmes garçonnes en attachant la grive morte d’un nœud à une cordelette, première d’une grappe lourde à venir, ponctuant de deux mots cruels la plus respectable des philosophies , et devant lui, Némée souffre tout autant ; si elle a condamné d’un seul trait, la flèche n’a pas tué, et la leçon des pitiés divines s’incruste d’une violence froide dans chaque recoin de l’âme : L’on ne peut qu’être un Dieu aux mains ensanglantées.

Il est lent, perdu d’ignorances et sonné de devoirs ; où est le cœur d’un chien ? A quelle distance se loge-t-il dans cette épaisse cage thoracique ? Parviendra-t-il à l’atteindre ? Lui fera-t-il plus mal encore plutôt que d’abréger ses souffrances ?
Pellicules de certitudes s’effritent au geste fatidique qu’il ne sait pas porter, et s’y désagrège à la crainte de l’imposture ; Némée ne mérite pas l’agonie d’une Idole païenne.

Temps coule, diffus, brut, extensible variable, et la lame n’a toujours pas bougé quand le chien, à la course d’une interminable poignée de secondes, cesse de respirer, gravant à la mémoire l’exactitude de cet œil affolé qui s’éteint d’une solitude.
Il n’est pas allé assez vite, n’avait pas le bon geste, ni le bon couteau, ni même le courage... Garçon sent à sa gorge l’entrave invisible de deux doigts-jugement lui couper le souffle, à cette sensation que lui aussi, le sang va finir par lui perler des, yeux, fébrile d’un espoir plus vivace que les autres: Pourvu que Providence n’ait rien vu.
Les pensées se consument de cent feux différents, certains brulants, d’autres glacés, et parmi eux, la culpabilité s’embrase d’une anomalie, s’éveille d’une hâte ; la prochaine fois, il n’hésitera pas. Au corps inanimé, promesse solennelle se fait d’un dernier repentir tandis que la senestre s’accote à la gorge et que la dextre saisit la flèche : à cette dette, il sanctifie d’une Grâce la race toute entière ; les chiens seront les seules créatures dignes de son Arche de Noé.

Suspendu au cache-crime, le péché forge les gestes premiers : il faut enlever la flèche, signature bavarde à ses plumes rayées typiques de la Maison, et Sixte s’étonne de la trouver si retorse à dégager sans y mettre en cause un seul instant la force de ses bras fluets. La paume prend un appui déterminé et se poisse de sang, de poils ras dans un gargouillis étouffé ; l’écœurement n’y est pas, sommets d’expériences neuves nourries d’une autorité qu’il a vu s’exercer chez les hommes qu’il admire, morbide fascination qui estime au tribut du rouge le juste prix à payer, et même, d’une vérité, une certaine élégance à la couleur.
Elle vient enfin, d’une soudaineté, saccade le bras d’un mouvement plus brusque que les précédents, et entraine les dernières goulées carmines à fleurir le tapis d’un hiver chassé d’Avril quand la pointe, elle, se nettoie d’une volteface aux herbes tendres. Est-ce cela qui, imperceptiblement, a attiré l’attention de Providence, ou le son double des rivières qui chantent en canon d’une dernière crue ? Ou bien, tout simplement, aura-t-elle fait le tour de sa tache de boue… Les anges ont parfois quelques priorités et Sixte, au sien, au seul qui a absout son crime d’une immédiateté, goutera avec le temps, à en faire les siennes.


- Prends le collier... Je le veux.

Lui, n’y a pas pensé et s’amourache de l’idée.
Confession de ce jour capiteux où la mort leur lie les doigts, le collier du chien est ôté et se patine d’une trace de sang. Le cuir est lourd, cliquette de son attache et se porte au nez, déborde aux lèvres enfantines d’une dernière ferveur ; là, l’odeur unique de Némée, fauve, s’enracine d’un plaisir double.


Tu l’auras. Le sang a assis une écharde de sagesse, affuté d’un éclat la perception des souhaits carnivores, et d’une lueur, excite à l’aune des orgueils, l’exquis d’une emprise sur la satiété de l’autre; Sixte a grandi d’une poussée diagonale et s’enivre de la toute-puissance des trophées.
Tu n’as rien pour le cacher. Glisse le dans le carquois, je te le donnerai tout à l’heure…
Le cuir vient peser d’un ruban dans la paume de Providence.
Prends en soin, demande-t-il simplement, seulement, requête qui rehausse l’honneur du mâle en devenir quand la main effleure la sienne, rouge. Ils n’en parleront plus pendant longtemps, étrange connivence qui se dédiera des mots pour s’exprimer d’une ardeur et enrayera la pupille d’une liane lorsque l’heure de la chasse sonnera .

D’un dernier effort, il pousse, mains étoilées au flanc immobile, silencieux sous l’effort, sans même un regard pour la gueule qui bée funestement au mouvement lorsqu’enfin il parvient à le faire glisser. Feuilles suivent la lente descente avant que le poids, fatalement, ne précipite la glissade jusqu’au talus de ronces en contrebas. C’est indigne, il le sait, le paiera d’une fièvre dès le lendemain soir, et en gardera le lit plusieurs jours durant ; c’est Marle qui, au quatrième jour, lui annoncera que l’on a retrouvé Némée au sous-bois, carcasse entamée par les vers, que Monsieur l’a fait ramener, enterrer au jardin, et Sixte pleurera dans ses jupes jusqu’à épuisement d’un soulagement qu’elle ne comprendra pas.

Quelques feuilles sont raclées du pied, pluie mortuaire qui ensevelit grossièrement la carcasse encore chaude et les mains se contemplent enfin, porcelaine vitrifiée de rouge, veinée de brun.


Il faut que je les lave.

C’est presque un regret.
_________________
Providence
─────────────
La route de la vertu n'est pas toujours la plus sûre, et il y a des circonstances dans le monde où la complicité d'un crime est préférable à la délation.

Donatien Alphonse François de Sade - Justine

─────────────




Elle n'a pas vu son hésitation, prolongée, létale. L'aurait-elle vue qu'elle ne l'aurait sans doute pas interprétée. Tout est immature, tout est inachevé, sauf l'envie, l'envie profonde de posséder ce collier là. Les yeux clairs l'ont suivi comme un jouet, il n'y a pas tant l'idée de garder un trophée mais de posséder quelque chose de cet instant avant que les adultes ne viennent le leur prendre. L'attachement qu'a son cousin pour ce collier et ses souvenirs ne l'effleure même pas. Elle le désire pour elle. Providence aime posséder. Providence aime les objets. La profusion. L'éclat du précieux .
Fille unique, tout lui est offert. Cet instant en cuir n'y coupera pas. Et l'envie n'attend pas la maturité. Ce sera un de ses plus terrible trait de caractère. Sixte en saura forcément quelque chose.

Elle hoche la tête mais ne le soupèse pas. Elle ne le retourne pas. Le simple fait de l'avoir de la main de Sixte en fait un objet précieusement acquis qu'il est inutile d'estimer. Elle rechigne à le mettre dans le carquois, mais finit par le faire. L'envie ne se départit jamais de l'impatience. Soeurs qui se donnent la main.

"Tout à l'heure" , voilà un terme qu'elle déteste. C'est la formule magique de son Père. Et son Père lui a appris que "Tout à l'heure" ne savait pas se départir de "jamais". Il faut bien à cette enfant un cousin téméraire pour redorer le blason du genre masculin. Ce genre qui dans sa demeure, ne semble pas s’intéresser à son opposé. Les petites filles collectionnent les occupations en chapelet de solitude. Les mères collectionnent les hommes solitaires. Et "Tout à l'heure" n'est rien comparé aux heures creuses de parents trop occupés à leur personne. Au moins Pernette ne l'oubliait jamais.

Providence ne saura heureusement jamais la vérité crue sous cet état de fait. Telle est la vie des Femmes. Quelques joies, très vite effacées par d'inoubliables chagrins. Il n'est pas nécessaire de le dire aux enfants.*

Il dissimule le crime d'un de ces airs qu'elle coud d'expertise. Il n'y a pas à dire, Sixte d'Aragon a du chien. De la maîtrise, ça oui. Quelque chose d'intouchable qui l'auréole de sa belle réputation. Et c'est lorsqu'il regarde ses mains qu'elle regarde les siennes. Quelle étrange sensation de les trouver intactes, lorsqu'elle avait pourtant le sang de Némée sur les mains elle aussi. Elle sort de l'entrelacs de ses jupons un mouchoir que Pernette a habilement brodé se ses initiales, et le lui donne sans un mot.

Elle ne tient pas qu'il soit pris en tenailles pour une mauvaise tâche de sang... Lorsque l'ont voit combien les tâches de boue font mal.


* Marcel Pagnol
_________________
See the RP information
Copyright © JDWorks, Corbeaunoir & Elissa Ka | Update notes | Support us | 2008 - 2024
Special thanks to our amazing translators : Dunpeal (EN, PT), Eriti (IT), Azureus (FI)