Léonis est un animal sans crinière, le soleil déposé sur sa tête ne chauffe pas la terre, et les gens admirant sa chevelure veulent bientôt la couper pour outrage à leurs rois. Léonis est un chien de traque qui se mire dans la boue, un Narcisse qui aboie à la Lune mal peinte, et s'il baise l'odeur des remugles de sa truffe nigaude, c'est pour s'étourdir de son humanité. Léonis est un tout jeune homme, bourru de nature et puceau de condition, fidèle à l'amour comme à la haine. Mais il est familier de ces émotions contraires comme mer et terre, elles se conjuguèrent longtemps dans le récit de son enfance à sa mère et à son père, au présent et au néant.
Désormais, elles se cristallisent sur la personne d'Apollonia, de manière si violente que son coeur martèle souvent ses tempes comme Vulcain l'enclume de sa forge, dès qu'il pense à elle au point d'être paralysé du haut du corps, à défaut d'émouvoir le bas. On pourrait croire qu'il la suit partout où elle va, et d'ailleurs Cixi, prodigue en railleries, n'hésite pas à le chapitrer en le traitant de larbin. En réalité, il la poursuit, comme on poursuit un idéal. Il l'admire autant qu'elle le méprise. Dotée d'un caractère impossible, elle sait partout se faire des relations, quand Léonis, encrassé par sa timidité et par l'obscurité de sa condition, allant de pair, est d'une utilité de domestique. Qu'en dirait son père? Qu'on ne devient pas quelqu'un en servant un homme, mais une terre. Or, Léonis n'a de terre à semer que celle collée sous ses bottes de vagabond.
Juché sur sa monture, une bête à l'échine maigre et courbée, il lit une dernière fois les empreintes des sabots ferrés du cheval de la Hase. La marque est nette et profonde, signe que la cavalière a ralenti le pas de son coursier à l'approche du castel. Apollonia est une messagère de la Mort en temps de guerre. En période de paix, sur une terre amie, il lui faut une arrivée digne, la posture roide et le menton revêche. Léonis l'imagine bien ainsi. Mais le brin de tendresse est promptement mollardé dans la fagne, suivi d'une insulte, tant est formidable ce sentiment de dédain!
Relevant la tête, il considère avec appréhension la route fangeuse qui lace la colline. Laquelle, par sa pente prononcée, explique sans peine le pas lourd du canasson, mais Léo aime ses théories sur Cixi (presque) plus qu'elle-même. Donc, cette boucle est peut-être la dernière avant l'apparition du château en son gros paquet-cadeau gris et anthracite; le noeud du problème reste entier. Comment pénétrer dans un château réputé pour ses formidables défenses qu'une garde nombreuse arpente chaque jour sans sourire ni se lasser? Annoncer benoîtement sa venue et supporter, stoïque, les traits sifflants d'une Hase dérangée en ses plaisirs martiaux? Se faire virer d'une chiquenaude griffue par Cerbère et ses sbires? Et même, pourquoi diable tenter une nouvelle honte en assistant à un entraînement? Devenir lui-même maître d'armes par simple observation d'une experte? Té, autant se déniaiser en matant une partie de jambes en l'air.
"Et c'est ainsi que la conscience fait de chacun de nous un couard" Hamlet, acte III, scène 1. Léonis, qui a de gros soucis de ménage avec ladite conscience, au point de chiffonner son âme comme un torchon sale, décide cette fois de balayer toute récrimination. Et de s'avancer en toute inconscience, donc, vers le haut de la colline, et d'ignorer le paysage comme un touriste malpoli, malgré la beauté sépulcrale de l'ensemble sous la pierre tombale d'un ciel nuageux. Peu avant l'arrivée aux portes, un chariot banal attire son attention. Il est arrêté au bord de la route, le temps que son propriétaire fleurisse les buissons. En considérant ce vieil homme, une idée folle, adaptée aux circonstances, jaillit dans la tête du jouvenceau. Il serait lassant de décrire par le menu les détails de cette rencontre inopinée. Qu'on sache que le vieux échappa de justesse à une attaque d'apoplexie en étant soulevé par le col (presque) six pieds sur terre suffit au tableau.
Hélas, les deux gardes qui auraient pu voir la scène, de leur perchoir sur remparts, étaient accaparés par le troublant spectacle de femmes se battant dans la bourbe. Quant au troisième, chargé d'inspecter le chariot, il se mit en devoir de râler en voyant ce jeune homme pour la première fois, soi-disant le petit fils du ravitailleur. Mais Léonis, qui savait du théâtre la corruption humaine, lui tendit une tarte aux noix et au miel, et Dieu seul sait qu'on ne peut résister à une tarte aux noix et au miel. Même pas Cerbère, si l'on en croit les récits mythologiques. Ainsi, Léonis s'avança sous les mâchicoulis sans être davantage inquiété.