Limoges, 6 octobre 1467
Emelyne.alois a écrit:Fanette Loiselier,
Le bonjour.
Je ne sais si vous vous rappelez de moi, et sans doute que mon écriture et mon scel vous sont inconnus et que mon nom vous est brumeux.
Nous nous étions croisées il y a moins d'un an, dans le Duché alençonnais. Je me souviens de vous, enceinte jusqu'aux oreilles, désemparée, à la recherche d'un fils et à la sortie d'une entrevue avec votre ancien époux qui tentait de vous dissuader de vos recherches, et qui lui avait abandonné.
De la provenance de ce courrier, sans doute que vous devez vous douter du sujet qui sera abordé.
Il s'agit de Lutécien, mon demi-frère depuis le printemps. Je ne sais comment vous le prendrez. Peut-être n'avez-vous envie de savoir, peut-être cela vous rassurera ou vous décevra. Peut-être l'avez-vous déjà appris, par des voyageurs faisant courir rumeurs. Lutécien est hors de danger à présent. Il a survécu et il vivra sans séquelle, physique du moins.
Je vous apporte cette nouvelle sans arrière-pensée. Peut-être serez-vous heureuse d'apprendre que vous n'êtes une meurtrière. Une plainte a été déposée à votre encontre, mais je ne sais où cela en est, ni où cela mènera. Sans doute nulle part.
Ceci étant dit, je ne saurais me joindre tout à fait aux voix qui vous sont véhémentes à notre capitale. Mon métier de médecin me fait voir le monde sans jugement, ou plus précisément, sans condamnation. Nous sommes tous faits de sang et d'os, nous souffrons pareillement face aux maux, face aux blessures, et j'ai autant de peine pour les victimes que les agresseurs, qui, souvent, sont simplement des victimes potentielles qui s'en sont sorties. Personne n'est tout à fait violent sans raison. Il y a toujours une histoire, des défaillances, des manques, chacun de nous peut être l'agresseur. Je ne saurais donc vous en vouloir, comme les autres. Si votre geste reste un crime, j'ai la faiblesse de penser que d'autres à votre place, que vos détracteurs même sans doute, n'auraient pu s'empêcher de le commettre pareillement.
Cette lettre n'appelle pas de réponse. Je souhaite seulement que vous ne vous sentiez seule pour un geste avec lequel il vous faudra vivre. Peut-être vous hantera-t-il, peut-être ne le regrettez-vous uniquement parce qu'il a échoué, ou d'avoir cédé à une folie incontrôlable. Si je souhaite comprendre, si je n'ai qu'une partie des réponses, si nous ne nous connaissons qu'à peine et peut-être jamais n'aurons de contact, sachez en tout cas, que si je ne vous soutiens tout à fait, tout du moins je compatis. Et quelques pensées vont pour vous.
L'On vous préserve,
Plein de bonnes choses,
Fanette se laissa retomber sur le fauteuil du bureau, ses doigts se desserrèrent mollement sur la lettre qui tomba au sol, elle pâlit. Par chance, Milo était parti avec sa Nonna, et hormis sa fille qui dormait au berceau de châtaignier dans la chambre voisine, personne n’était présent. Elle accusa le coup.
Dix-sept jours plus tôt,
elle avait poignardé un homme plus jeune qu’elle, qui n’était déjà pas très vieille, par colère, par haine, par vengeance, sans réfléchir aux conséquences et voici que son geste la rattrapait. Lui c’était Claquesous. A cette époque, elle ne le connaissait que sous ce sobriquet, et il lui avait arraché son enfant le
seize juin mille-quatre-cent-soixante-six. Dix mois durant, elle l’avait cherché, déterminée à chaque aube naissante, épuisée de larmes et d’impuissance au crépuscule venu, le ventre lourd d’une seconde grossesse alors même que son époux l’avait répudiée et la privait de son aide pour retrouver leur fils. Comment pouvait-elle laisser passer l’occasion de se venger pour le mal qu’il lui avait fait, pour les souffrances accumulées, pour son bonheur qui avait volé en éclat ce funeste jour ?
Qu’est-ce qu’elle pouvait bien faire après ça ? Elle s’était enfuie, et dans la nuit, avec l’aide de ses compagnons de route, elle avait franchi la frontière du duché pour se réfugier chez son amie Léo, dans le Maine. Mais quand, quelques jours plus tard, elle avait été avertie de l’arrivée en ville de deux Alençonnais, elle était partie de nouveau, et c’est chez elle, en Limousin, qu’elle espérait oublier ce passé douloureux. Limoges était à plus de soixante-dix lieues d’Alençon, elle avait naïvement cru que la distance suffirait à la faire oublier.
Elle se baissa et allongea ses doigts pour ramasser le courrier échoué sur le sol. De nouveau, son regard de noisette courait sur les arabesques d’encre et insidieusement quelques larmes s’accrochèrent à ses cils avant de rouler à ses joues. La bienveillance des mots la toucha, mais ils la ramenaient à l’horreur de cet acte, et les questions soulevées par la Malemort ne trouvaient aucune réponse satisfaisante.
Etait-il légitime de se faire justice ? Non assurément, et pourtant, pas un instant, l’idée d’aller déposer une plainte à l’encontre de Lutécien n’avait effleuré Fanette. Des tribunaux, elle n’avait qu’une image d’iniquité et d’immobilisme, acquise les trois fois où elle y avait eu affaire. Elle avait voulu le voir mort. Elle s’effraya de le penser, mais pourtant, si elle osait sonder le secret de son cœur, là, alors que sa main tremblante serrait encore le parchemin taché de ses larmes, elle regrettait qu’il respirât toujours. Ce n’est pas ce crime qu’elle jugeait légitime qui ferait d’elle une meurtrière. Elle l’était déjà, et sa conscience avait bien plus de mal à s’en accommoder, car pour sauver la vie d’un assassin notoire, c’est un garde
qu’elle avait tué, un honnête homme a priori. Claquesous méritait d’être châtié, lui, son père, son frère, et elle assumait d’avoir été l’instrument de cette vengeance.
Pourtant il s’en était sorti, et c’est la peur à présent qui noyait son regard pailleté d’or, et traçait ses sillons de sel à ses joues. Emelyne n’était pas alarmiste mais si une plainte était déposée, elle mènerait à un procès, et que se passerait-il si elle était condamnée ? Allait-on la pendre ? Etait-ce le sort qu’on réservait à ceux qui avait cherché à tuer ? Risquait-elle la geôle, les fers ? L’image de deux enfants pleurant leur mère s’imposa. Qu’adviendrait-il de Milo et de Stella si on l’oubliait dans un cul-de-basse-fosse ?
Un claquement de porte retentit dans la salle commune. Elle se leva promptement, précipita la missive dans l’âtre, et passa ses mains sur son visage, cherchant à reprendre contenance, et les yeux sans doute encore rougis de pleurs, regagna son comptoir. Quelques clients devisaient à une table en réclamant de la bière. Elle les servit distraitement, l’esprit occupé à échafauder des solutions pour échapper à la justice. Elle abandonna rapidement l’idée de trouver le soutien de son nouvel époux. La confiance accordée de nouveau depuis
l’épisode Lucile était bien trop ténue pour s’en remettre à lui. Il restait bien une solution. Qui saurait la trouver si elle quittait la ville ? Et l’occasion lui avait été offerte, elle n’avait qu’à la saisir.
Demain, elle parlerait à Tyrraell, elle devait le convaincre absolument de la laisser partir. Deux hommes promettaient une rétribution plus que convenable si elle leur servait de guide pour leur voyage à venir et distrayait leurs soirées de ses contes. Le travail était à sa portée, les finances du couple n’étaient pas suffisamment fructueuses pour refuser un gros salaire. Et si on venait la chercher dans sa maison, on ne l’y trouverait plus. Elle tenta de se tranquilliser à cette idée. Tout irait pour le mieux.
* Titre honteusement plagié sur une chanson de Goldman qui, je vous l'accorde, n'a rien à voir avec notre sujet ... et après, si j'l'aime bien moi ?
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