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[RP] Puisqu'elle a promis...

Jo_anne
L'aveugle belle-mère était là. Assise pas bien loin des autres demoiselles... La journée avait été longue, la nuit tout autant. Et Joanne ne pouvait s'empêcher de bavasser, et de dire des idioties. Il fallait bien détendre l'atmosphère. La matrone avait dit ! Aussi racontait-elle des vieilles histoires drôles pour essayer d'occuper les pensées fauvettes et svanettes. Elle avait remarqué, la vieille, que les deux jeunettes n'en menaient pas bien larges. L'avantage d'être aveugle, c'est qu'elle ne voyait pas la pâleur de deux jeunes femmes, la grosseur du ventre, l'étroitesse des hanches, la quantité de sang, ... Bien sûr elle sentait certaines choses, elle entendait les gémissements. Mais la faculté d'occulter les mauvais détails est parfois aidante.

Bref, Joanne racontait la fois où, après avoir manger des champignons et picoler, elle et deux de ses amies avaient fini nue dans la mer en fin d'hiver, et s'étaient faites martyriser par des méduses... Elle racontait la fois où avec une amie, elles avaient passé une journée à tenter de vendre fort cher une touffe de cheveux arraché à un type brigandé sur la route, en prétextant qu'il s'agissait d'une relique d'un saint. Elle raconta bien d'autres anecdotes, toutes plus stupides et honteuses les unes que les autres - il faut dire qu'elle en avait vécu des tas... Et que, vu le stress des participantes, celles-ci ne se souviendraient probablement de rien. Parfois elle tendait une carotte crue, ou une pomme à Fanette pour qu'elle croque dedans, mélange de bienveillance - il fallait qu'elle garde des forces - et de taquineries - en comparaison à la mise bas d'une jument.

Tout en racontant des âneries, Joanne songeait à ses propres accouchements... Roman était venu facilement... Eleus ce fut une autre histoire. Mais une belle histoire. Elle avait fini par délaisser le souvenir des douleurs, de l'attente, de la solitude de ces accouchements pour garder en mémoire le soulagement à la fin du travail, le bonheur de serrer son fils dans ses bras, et le repos bien mérité, la satisfaction d'avoir fait ce qu'il fallait, et cet sensation de se sentir enfin complète, entière... Un enfant change une vie... Elle songea alors à Roman, surement mort d'inquiétude dans la pièce voisine et regretta quelques secondes qu'Am' n'ait pu être présent à ce point pour elle... Autre époque, autre vie, autres obligations, sentiments, nécessités. Elle songea à son amant, et à l'inquiétude qui l'étreignait et dont il lui avait fait part quelques jours plus tôt... Si l'enfant ou Fanette mourrait, Roman ne s'en remettrait pas... Pauvre fils qui partageait avec sa mère la douleur de deux bébés morts bien trop tôt...

Aussi, à l'annonce de l'arrivée du bébé, l'Italienne se tut, se rapprocha de Fanette pour lui offrir une autre main à serrer, griffer, planter, afin de l'aider à pousser au mieux. Elle libéra sa main ensuite, laissant les deux amies entre elle, songeant à ses fils, et attendant anxieusement quelques minutes les pleurs du petit fils tant attendu. Qui finirent par se faire entendre. Rassurée, Joanne pousse un léger soupir, avant d'aller aider son fils à secourir la douce Fanette. Elle se rapprocha donc du lit pour tenir les jambes de sa belle fille écartées. Chaque paume posée sur une jambe de la nouvelle maman, et elle patiente, silencieuse. Elle se remémore ses paroles des derniers jours pour tenter de s'en convaincre maintenant : "Tout se passera bien, tout ira bien". Une fois le travail terminé, la jeune grand-mère dépose un baiser sur la tempe de son fils aîné, avant d'aller tapoter avec douceur le dos de Svan, qui doit être aussi épuisée que Fanette. Elle s'approche d'Aliénor, lui demandant le sexe de l'enfant, qu'elle ignorait encore alors. Tant qu'il était vivant, peu importait... Puis, elle s'éloigne à pas lents, suivant sa canne, pour aller leur chercher à tous à boire, et à manger pour les jeunes parents quand Fanette reviendra à elle. Car elle reviendra à elle. Joanne ne peut l'imaginer autrement.

Les jeunes parents auront besoin de repos, et de tranquillité. Elle ferait de son mieux pour qu'il n'ait plus qu'à profiter un peu de ce temps en trio... Et elle irait prévenir Amalio des évènements de base... Le bébé allait bien. Roman irait bien... Et Fanette... devait se reposer.... Tout cet effort, ce sang perdu... Elle devait dormir. En serrant son fils dans ses bras pour retrouver juste l'énergie nécessaire à la survie.
La_josephine
Joséphine se tenait aux côtés de Roman, attendant. Le petit dans les bras de l'une après avoir bu le premier lait de sa mère, la mère dans les bras de l'autre qui semblait aussi pâle que la mourante, le plus important était de stopper cette hémorragie. L'époux, visage fermé, s'appliquait à recoudre son épouse. La matrone, visage tout aussi fermé, tamponnait le sang qui coulait de moins en moins.

Une fois, la petite recousue, la matrone prépara de quoi laver l'enfant. Bassine d'eau chaude, linges et langes propres, elle finit par le récupérer des bras de l'amie de Fanette. Derrière ses airs bourrus, la Joséphine était d'une délicatesse rare avec l'enfant. Elle le lava avec précaution, visage toujours fermé. Elle n'était pas là pour materner, il y avait assez de monde pour ça. Après avoir lavé l'enfant, elle lui fit faire quelques torsions, quelques gestes pour s'assurer qu'il allait bien. Une fois langé, les couleurs revenues à ses joues, il se mit à chouiner. Non il se mit même rapidement à hurler à la mort. Quelques minutes auparavant, il avait tardé à respirer et là, on ne l'arrêtait plus.

Fanette toujours aussi pâle, la respiration difficile ne pouvait pas allaiter l'enfant. Mais Joséphine tenta tout de même. Elle s'installa à ses côtés et mit l'enfant au sein. Il s'agaçait, hurlait encore plus, ne trouvant pas sous sa bouche une mère réceptive. Il fallait qu'il mange ce petit. Alors la matrone se tourna vers la danoise. Mère depuis peu lui avait dit la petite. Elle l'avait aussi prévenue : si elle devait y passer, Svan serait celle qui nourrirait son petit, elle n'en veut pas d'autre.


Vous allez devoir le nourrir.

Sauf que la danoise n'a d'yeux que pour la petite. Elle tient la main, elle lui tamponne le front, elle parle doucement à son oreille, le visage trempé de larmes. Elle ne l'entend pas. Alors la matrone la prend à part, le petit sur un bras, la danoise au bout de l'autre. Elle s'attache à la main presque sans vie de son amie, elle ne veut pas, elle se débat. Joséphine l'assied de force sur un siège un peu à l'écart des autres et la force à la regarder.

Svan ! Faut le nourrir.

Le petit continua à hurler à pleins poumons et enfin la brune leva ses yeux sur la matrone. Elle ne lui laisse pas le choix, délaçant pour elle sa chemise, plaçant l'enfant dans ses bras qui sentait le lait de son petit nez et à peine le temps de sortir le sein pour le nourrir, il attrapait le téton et mangeait goulûment, prenant instinctivement ce lait que sa mère lui refusait pour le moment. Sur le sein nourricier ruisselaient les larmes de la nourrice improvisée qui n'avait d'yeux que pour celle qui ne passerait peut-être pas le petit matin.
Lison_bruyere
Auberge del lupo e l'uccellino, Limoges, deux jours et demi après la naissance.

Le battant de la cloche résonnait sur l'airain, tenace et monotone. Les neuf coups de none, que répétait pour une seconde salve le clocher de la cathédrale toute proche pénétraient doucement les brumes qui envahissaient encore les sens de la fauvette. La main lentement se porta sur les yeux, frottant les paupières qui papillotaient encore. Quelques poussières, pailletées d'argent dansaient légèrement dans les raies laiteuses du jour qui filtrait par les volets croisés. Le soleil de l'après-midi n'était pas assez chaud pour chasser l'humidité des pierres de la vieille bâtisse, et la jeune femme réprima un frémissement, preuve qu'elle était bien vivante. Elle repoussa doucement la couverture qui la couvrait encore et, se redressa. Son visage se crispa sous la douleur qui étira son entre-jambe, irradiant jusque dans son ventre. Elle accusa le coup, ralentissant le mouvement, pour se rasseoir précautionneusement dans le lit.

Ses noisettes, brûlantes de fièvre, balayèrent la pièce. Nul bruit, elle semblait seule. None marquait le milieu de l'après-midi, mais de quel jour ? Elle rassembla ses souvenirs. Elle nettoyait la salle commune de l'auberge quand elle avait perdu les eaux. Vendredi, c'était un vendredi ! Aliénor s'était précipitée, son époux l'avait déposée sur le lit, ce lit. Elle baissa ses yeux sur son ventre, ou déjà sa main glissait, sans retrouver le contact ferme de l'enfant qu'elle avait porté. De nouveau, le regard fouilla la pièce, cherchant un berceau, un panier, un indice, et déjà les larmes baignaient ses cils, tandis qu'un sanglot nouait sa gorge. Les douleurs de l'enfantement l'avaient écartelée, elle voyait encore la main de Svan serrer la sienne, elle pouvait sentir leurs pleurs se mêler quand les voix de Joanne, de la matrone ou d'Aliénor l'encourageaient. Elle se souvenait de son souffle rendu presque impossible par l'effort et la souffrance. Les murs retenaient toujours l'écho de ses gémissements, de ses cris, mais de celui d'un nouveau-né, il ne lui restait rien. Elle força sa mémoire, s'affolant plus encore de ne pas se souvenir du visage d'un bébé, de ne pas même savoir si elle avait porté une fille ou un fils. Elle avait maintes fois envisagé qu'elle pourrait mourir. Pas une fois, elle n'avait cru survivre à l'enfant de Roman.

Ses pleurs redoublèrent, saurait-il jamais la pardonner ? Le temps s'était suspendu à son chagrin, la laissant pantelante, assise sur le matelas de laine. La froidure du mur auquel elle était adossée s'insinuait le long de son échine, jusqu'à ce que les frissons la ramènent à la réalité de l'instant. Précautionneusement, elle pivota, pour trouver sous ses pieds l'appui du sol dallé, et se leva. Elle dut fermer les yeux un instant pour contenir le tournis qui manqua de la faire retomber, et crispa ses doigts sur le montant de chêne sombre qui soutenait la courtine du lit, puis lentement, rouvrit les paupières sur la chambre silencieuse. Le corps de nouveau s'habituait à la position verticale. Les phalanges blanchies desserrèrent leur étreinte et elle osa un pas, et un autre. Une main posée sur son ventre vide, l'autre essuyait ce qui restait de larmes sur ses joues. Fanette passa sur sa chainse une cotte, taillée dans un drap de lin grège et enroula à ses épaules un épais châle de laine. Alors, ménageant ses pas encore peu assurés, elle se glissa par la porte entrebâillée, vers le plein jour qui inondait la pièce voisine.

A peine en eut-elle passé l'embrasure que le chien se précipitait vers elle, posant sa truffe humide sur sa main, quand son fouet battait l'air joyeusement. Elle glissa en retour ses doigts fins sur le poil ras, aux doux reflets d'argent, esquissant un sourire un peu léger.

- Bonjour Huan ...

Mais, alors que ses yeux se portaient tristement sur l'Italien, assoupi dans le fauteuil, elle nota le panier d'osier, duquel dépassait un coin de couverture dont la bordure s'ornait d'un galon de dentelle. Son cœur s'emballa, ramenant un peu de rouge à ses joues, et elle se hâta de réduire la distance, les traits tendus par la douleur qui venait de naître de sa précipitation. Elle céda bien vite la place à un sourire ému, et de nouveau, les larmes inondaient ses joues, découvrant l'enfançon endormi non loin de son père. Délicatement, elle effleura d'une main tremblante le fin duvet brun qui couvrait sa tête, posée sur l'oreiller de plume, puis elle laissa un index léger glisser sur la petite joue de porcelaine. Ses yeux encore baignés par l'émotion, ne parvenaient à se détacher du visage poupin. De longs cils sombres ourlaient les paupières closes sur son sommeil d'ange. Un petit nez surmontait une bouche aux lèvres délicieusement rosées, desquelles s'échappait un souffle discret et régulier.

Un enfant. Ainsi donc, elle y était parvenue.

Elle avait donné à Roman l'enfant qu'il attendait. Fille, ou garçon, elle ne le savait mais le nouveau-né semblait suffisamment paisible pour être en bonne santé. Elle en détourna son regard pour s'attarder sur son époux. Ses joues, tenues d'ordinaire parfaitement glabres étaient mangées d'une barbe naissante et l'ombre sous ses yeux trahissaient les longues veilles. Fanette l'ignorait encore, mais l'Italien avait rarement cédé sa place auprès de son épouse, le jour comme la nuit. Peut-être avait-il pris conseil auprès de son père pour s'assurer des meilleurs remèdes pour la garder en vie, mais il avait rarement laissé le droit à un autre que lui de prendre soin d'elle. Elle ignorait aussi, que, durant tout ce temps où elle avait balancé entre vie et mort, la Danoise était venu chercher le nourrisson affamé, à chacun de ses pleurs, et l'avait nourri, changé et bercé tendrement pour le rendormir.

Elle posa ses lèvres au front de son Corleone, usée des efforts qu'elle venait de faire pour se mettre debout. Et, mesurant ses gestes, avec une infinie douceur, elle enleva l'enfant au panier pour le serrer contre elle. Puis, elle traversa l'enfilade des pièces pour trouver dans la salle commune encore vide un fauteuil confortable pour s'asseoir. La clarté du jour s'écoulait à travers les carreaux teintés de jaune, donnant une ambiance feutrée que venaient renforcer quelques chandelles et le parfum velouté et gourmand d'un bouquet de lys blancs. Elle s'installa sur quelques coussins, grimaçant fugacement en cherchant un appui confortable et baissa les yeux sur le nourrisson toujours endormi. La jeune femme blottit tendrement l'enfançon contre son sein, savourant cette première étreinte en le couvant des yeux. Il ressemblait à son père, c'était une impression fugace encore, mais il lui semblait deviner dans les traits de porcelaine ceux de l'homme dont elle était éprise, et qui l'avait faite mère. Et ses lèvres s'éclairèrent d'un sourire, tandis que, le berçant doucement, une conviction s'imposait à elle.

- Un fils ... mon fils ...

Et si de nouveau, une larme perlait à ses cils, ce n'était pas de chagrin, mais de ce bonheur offert, qu'elle découvrait enfin, et dont elle pouvait à présent sentir la chaleur fragile, palpiter contre son propre cœur. Elle n'était peut-être pas tirée d'affaire, mais ce si petit être lui offrait une espérance, une détermination et un amour qui lui étaient jusqu'alors inconnus.

Il était l'avenir.
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Lison_bruyere
[Dimanche 20 mai 1466, Cathédrale Saint-Etienne de Limoges]

L'office de tierce venait de s'achever et le saint édifice recrachait une foule bigarrée. Les onze cloches de Saint-Etienne sonnaient à la volée, emplissant l'azur de l'écho des airains. Un couple contournait le parvis où les fidèles se disperseraient bientôt, pour gagner le portail nord, qui dressait ses majestueuses dentelles de pierre presque aussi haut que le clocher. Seuls les indispensables avaient été conviés, et attendaient déjà devant la double porte. L'entrée de Milo dans la communauté aristotélicienne n'était qu'une volonté de sa mère, une superstition plus qu'un acte de foi. Les activités illicites de son Italien, et la récente accusation qui pesait sur ses épaules, avaient ravivé l'urgence qui était sienne à placer son enfant sous la protection de ses parrain et marraine, et du Très Haut. L'enfançon, lové au creux du bras de son père tournait la tête en fronçant les sourcils, indisposé par la lumière crue d'une fin de matinée ensoleillée. Deux petits poings agacés dépassaient de la fine couverture ouvragée qui l'enveloppait. Le mécontentement du petit Corleone teintait doucement de rose son teint diaphane, et les lèvres, délicatement ourlées s'ouvraient sur un cri silencieux. Le prêtre, vêtu d'une chasuble cramoisie filetée d'or, les invita à entrer. Si le sourire vissé sur ses lippes était affable, l’œil surpris détaillait quelques visages qu'il n'avait guère l'habitude de croiser, pour s'éclairer d'une lueur amusée en se heurtant aux pieds chaussés de la belle Danoise.

Le soleil filtrait à travers les innombrables vitraux, baignant la nef d'une lumière adoucie de teintes multicolores. Pendant que le prêtre s'installait au pupitre, ouvrant un épais manuscrit aux fines enluminures, relié d'un de cuir patiné par les ans, la jeune mère, avec une infinie douceur, avait repris son fils contre elle. La voix du prêtre s'éleva, enveloppant le petit groupe de touches profondes et graves, dénotant avec la liesse qui seyait d'ordinaire, à un tel événement. Fanette, trop engoncée dans ses pensées et ses espérances n'entendait qu'à demi l'extrait du grand livre et la prière universelle qui précédait tout acte de baptême. Blotti contre son cœur, palpitait celui du petit être le plus important de sa vie, et, contre son épaule, la chaleur rassurante de l'homme qui avait d'elle une femme autant qu'une mère, se diffusait doucement à ses veines et à son souffle.

Puis, la voix se tut, et les hautes voûtes se firent l'écho des sons de bouches émis par Milo. L'homme de Dieu se rapprocha du baptistère. D'un geste large, il convia le petit groupe à prendre place autour de lui. La jeune femme vint poser tendrement ses lèvres sur le front de porcelaine, et balayant l'assemblée du regard, attarda un instant ses noisettes sur Svan. Si Roman avait songé à faire de Melissandre la marraine de son fils, elle était heureuse qu'il soit revenu sur sa décision, désignant la brune qui avait nourri l'enfançon, quand sa propre mère en était incapable. Elle était excessive, imprévisible, souvent ombrageuse, mais elle avait, en maintes occasions, prouvé son attachement à la fauvette. A qui d'autre qu'à cette presque sœur, Fanette pourrait-elle bien accorder sa confiance ?

Mais c'est vers Gabriele qu'elle se tourna. Il se tenait aux côtés de son frère, et s'il le dépassait légèrement en taille, nul n'aurait pu nier le lien qui les unissait, dans l'évidence des traits du patriarche, que tous deux partageaient. Les cheveux bruns, impeccablement tirés en arrière ajoutaient à la sévérité de son maintien un peu roide, et le serpent, enroulé à son œil accentuait encore l'éclat digne et sévère qui brûlait au fond de ses yeux d'émeraude. Rien ne venait adoucir la froide beauté de son visage, et pourtant Fanette releva vers lui l'ébauche d'un sourire, puis délicatement, déposa le nourrisson dans ses bras. Le geste était symbolique assurément, quand on connaissait les sentiments qui animaient ces deux-là, rencognés le plus souvent dans l'indifférence ou le mépris. Mais ce jourd'hui, elle voulait oublier ses propres rancœurs, parce qu'il ne serait jamais plus question d'elle, mais de ce fils, qui avait déjà lutté pour survivre, bien avant d'être né. Il était un Corleone et elle espérait pour lui, la loyauté de tout un clan. Le prêtre pouvait bien maintenant verser sur son enfant l'eau bénite, et déposer à son front le saint chrême, c'est à ses parrain et marraine qu'elle venait de le confier pleinement, autant qu'à son père, quand elle avait encore tant de mal à accorder sa confiance au Très Haut.
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Lison_bruyere
Infidèle, adj. : Qui est inconstant dans ses sentiments,
ses affections,ses habitudes. Qui trahit ses engagements.


Limoges, le 5 août 1466

- Dis-lui tout ce que tu viens de me dire !

Fanette était honteuse. Comment avait-elle pu se laisser embrasser par un autre ? Pire encore, comment s'était-elle retrouvée la nuit suivante, allongée dans l'herbe du pré du vieux Ferdinand, à mêler ses lèvres à celles de cet homme qu'elle ne connaissait pas huit jours plus tôt, et à s'enflammer de sa main, s'aventurant sur son sein ?
Impossible, pas elle. N'importe quelle autre femme l'aurait pu, mais pas elle. Elle était follement amoureuse de son diable, il n'avait jamais cessé d'occuper son cœur, depuis le premier jour.

Elle ignorait comment c'était arrivé, mais c'était arrivé. Et comment pourrait-elle continuer à soutenir son regard comme si rien de cela ne s'était passé ? Elle s'était cherché des excuses bien sûr. Et on lui en avait fourni tout autant. Roman croulait sous le travail, elle se sentait délaissée. Il n'avait jamais cessé de l'aimer, elle en était persuadée, mais qu'en était-il de la fougue et de la passion ? Depuis quand s'était-il mis à garder une pudique distance quand ils n'étaient pas seuls ? Avant, il ne s'embarrassait jamais du regard des autres pour glisser un bras possessif à sa taille, ou la faire rougir d'une remarque glissée à son oreille. Ne savait-elle plus attiser la flamme dans son regard ? Ne la voyait-il plus que comme une épouse docile, ou une mère ? Et ce fils qu'on leur avait arraché bien sûr, n'arrangeait rien.

Alors, elle s'était laissé entraîner plutôt facilement dans des jeux pas vraiment innocents, juste parce qu'ils lui donnaient le sentiment d'exister autrement que comme une mère ou une épouse. Et même Svan, si elle ne l'approuvait pas, du moins la comprenait.

- Aucune femme ne devrait être délaissée, lui disait elle. Aucune femme ne devrait vivre sans passion.

Voilà, voilà ce qu'elle devait lui dire. Elle lui avouerait sa trahison mais elle lui parlerait aussi de ses désirs, car au fond, il portait une part de responsabilité. Enfin ça, c'est ce qu'elle avait décidé, juste avant que la Danoise ne s'en aille.

La vérité, c'est que, quand Roman lui avait offert cette occasion de lui parler, elle n'avait plus su quoi lui dire, et surtout, comment le lui dire.

- J'ai embrassé un homme. Enfin non, je l'ai pas embrassé ... si ... c'est lui qui m'a embrassé ... mais ...

Et les lichens de l'italien s'assombrissaient, l'arrête de la mâchoire trahissait une discrète contracture.

- Il t'a forcé ?
- Non ! Enfin, je n'avais pas prévu mais ...
bafouillait-elle ... je me suis reculée ... mais ... Pas trop vite, parce que ...

Le visage de l'Italien se crispait sur un léger rictus d'incompréhension, de déception, de colère qui ne manqua pas d'ajouter à la confusion de Fanette. Elle se défendait, tentant bien maladroitement de lui expliquer combien il lui manquait, combien, si elle ne doutait de son amour, elle se sentait insuffisante pour insuffler en lui le désir et la passion, celui dont elle le sentait brûler quelques mois plus tôt. Elle s'enlisait dans des explications qui n'auraient pu le convaincre, puisqu'elle-même, trop intimidée par la sévérité de son regard, n'en savait plus rien.

- Peu importe, tu aurais du savoir que je t'aime toujours autant. Si tu veux plus de temps, je peux arrêter de chercher notre fils ? C'est ce que tu veux ?

La réponse fusa, négative bien sûr. Quand bien même n'aurait-il plus aucun moment à accorder à son épouse, la recherche de leur fils valait tous les sacrifices. Elle se sentit si égoïste en cet instant. Elle baissa les yeux vaincue, et réprima un soupir en se pinçant les lèvres.

D'un index, il lui releva le menton, adoucissant légèrement le ton de sa voix.

- Je n'ai pas été assez présent pour toi, même au soir venu.
- Je t'ai attendu, parfois jusqu'à tard dans la nuit, mais c'est Seayrath qui venait.


Aussitôt prononcées, elle regretta ces paroles qui sonnaient comme un reproche. Lui, l'Italien orgueilleux, n'avait-il pas déjà consenti à bien des sacrifices pour la satisfaire ? Il aurait accepté de s'installer n'importe où du moment qu'elle s'y sentait bien. Il lui avait acheté une auberge, puisqu'elle l'avait souhaitée, en payait de nombreuses dépenses, et ne s'opposait que rarement à ses projets. Mais surtout, Fanette avait promis de se satisfaire de la vie qu'il lui offrirait. Elle n'ignorait rien de ses occupations et avait affirmé qu'elle en supporterait les conséquences, quel qu'en soit le prix.

De nouveau, le ton de Roman se fit plus dur, son visage se rembrunit et dans ses yeux ne brillait plus que de la colère.

- Qu'as-tu fait d'autre avec lui.
- Rien !


Sur la défensive, elle avait servi sa réponse bien trop rapidement. Et pour cause le reste était inavouable, et Seayrath, voulant l'apaiser, lui avait assuré qu'il ne s'était jamais rien passé, et qu'aucun d'eux n'aurait ainsi à en parler à quiconque. Elle se rangea lâchement à l'avis de l'Angevin, noyant un regard éclairci de larmes dans celui de son Corleone.

- Rien, nous sommes allés promener. J'avais promis de lui conter la légende d'Isil, la lune Roman, alors, pour cela, nous sommes allés nous installer à un endroit d'où on pouvait l'admirer pleinement. C'est pour ça que je n'étais pas là quand tu es revenu.

L'italien restait figé, la fixant sans se départir de son air sombre. Elle pouvait jurer en cet instant qu'il n'était pas dupe. Il n'avait jamais eu aucun mal à la déchiffrer. Elle s'effraya de sa réaction, ou plutôt de son manque de réaction, de ce simple regard accusateur qui pesait sur elle. Pas de scènes, aucun cri, encore moins de coups, juste son regard glacé, et la colère qui couvait au fond de ses prunelles. Allait-elle le perdre ?

- Roman, dans ses baisers, c'étaient les tiens que je cherchais. Cette promenade, c'est avec toi que j'aurais voulu la faire. Roman, je t'en prie, crois-moi. Jamais il n'y a eu de place pour un autre que toi dans mon cœur. A aucun moment. Je t'en prie …
Je t'en prie, crois-moi.


La réplique était tranchante, et sans doute amplement méritée.

- Alors la prochaine fois abstiens-toi et repousse-le, au lieu de l'embrasser en disant que tu pensais à moi. Que diras-tu quand je t'apprendrais que j'ai couché avec une autre femme, mais que c'est à toi que je pensais ?

Elle baissa les yeux, alors que déjà, quelques larmes débordaient de ses cils pour rouler sur ses joues.

- Dis-lui que si je le surprends ou si on me rapporte qu'il a eu encore un geste déplacé avec toi, je lui tranche une couille !

Elle acquiesça sobrement, en se pinçant les lèvres, et timidement, sans oser relever son visage vers lui, aventura sa main vers la sienne. Elle pouvait sentir toute la sévérité de son regard peser sur elle, et son soupir en disait long sur la colère et la déception qu'il ressentait. Néanmoins, il ne se déroba pas au contact de ses doigts peu assurés. Il poursuivit de nouveau, sur ce même ton dans lequel se devinait toute l'ire contenue.

- Je n'embrasse pas d'autres femmes moi ! Je ne tiens pas d'autres enfants que Milo dans mes bras !

Elle releva vers lui un visage surpris.

- Tu ne me reproches pas de m'occuper d'Astrée Roman, n'est-ce pas ?
- Non, elle fait presque partie de notre famille. Moi, je te parle d'infidélité. Où commence-t-elle ?


Et les noisettes embuées de larmes fuyaient les lichens italiens. Elle hésitait à répondre mais il semblait tenir à ce qu'elle le fasse.

- Je ... Je n'sais pas ...
- Un baiser est un premier pas Fanette !


De nouveau, elle referma les yeux sur ses larmes, et si la voix de l'Italien se fit sensiblement moins impérieuse, le ton gardait malgré tout valeur d'avertissement.

- Je te pardonne pour cette fois, car j'ai manqué de temps pour toi, et que j'ai pu te laisser croire que je ne pensais plus à t'aimer. Mais, tu as eu tort, tu as commis une erreur, et j'en suis blessé.
- Je n'ai jamais douté de ton amour Roman, juste que ... j'ai douté de ta fougue.


Il lâcha un rire bref et vide, comme dénué de joie.

- Comment peux-tu penser cela, ne vois-tu pas dans quel état je me trouve au matin ? Je crois que quelque part au fond de toi, il y a une Fanette à la cuisse légère qui ne rêve que de jouir chaque nuit. Et s'il ne tenait qu'à moi, je te ferais l'amour trois fois par jour.

Pour la première fois depuis le début de leur discussion, la fauvette sembla reprendre un peu d'assurance, quand elle vint planter son regard pailleté d'or dans les yeux de son diable.

- Et bien fais-le !
- Soit ! Dussé-je délaisser le travail au cabinet de mon père, mais je te prends au mot ! De toute façon, tu n'es à personne d'autre que moi.


Il glissa une main sous son menton pour l'attirer à sa bouche, et, d'un baiser prit sans douceur, il vint lui mordre la lèvre. Elle se recula d'abord, un peu surprise, et longuement, soutient son regard avant de s'emparer à son tour de sa bouche, avec la même violente frénésie. Il se leva et la saisit à bras le corps, et pour toute réponse, elle enroula ses jambes autour de ses hanches, et de nouveau le fixa. A cet instant, elle n'était plus la fauvette craintive, ou l'épouse honteuse. Elle était redevenue l'amante passionnée dont le ventre déjà se tendait d'un désir brûlant. Le ton de sa voix, suave et déterminé glissa jusqu'à l'oreille masculine.

- J'ai besoin de toi Roman. J'ai besoin de toi à mes côtés, contre moi, mais j'ai aussi besoin de toi entre mes cuisses. Aussi souvent que tu voudras, je t'y accueillerai. Je suis tienne.

La salle commune n'était plus vraiment le lieu approprié pour ce qui allait suivre, car dans une urgence sauvage, il avait retiré son corsage, sans trop prendre garde aux lacets arrachés, pour dévoiler la poitrine blanche dont les mamelons pointaient déjà audacieusement vers sa bouche.

- Montre-le-moi encore !

Et déjà, il l'emportait vers le secret de leur chambre, pour la jeter sans ménagement sur le matelas de laine.
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Roman.
Et une fois qu'il eut rassasié Fanette, il se laissa retomber sur leur couche, les yeux au plafond, sans ressentir la moindre satisfaction. Son désir n'était que possession, et la colère débordait ses sentiments. Il n'avait pas eu envie d'elle. Il l'avait satisfaite, d'une manière quasiment animale, sans tendresse. Son corps avait agi comme il le devait, comme par habitude, sans la moindre once de satisfaction personnelle. Le souffle de Fanette, près de lui, s'apaisait vers un sommeil qu'il lui enviait déjà.

Il regardait le plafond, les mâchoires serrées, les muscles tendus d'envie de courir ou de frapper - non point Fanette, mais n'importe quoi d'autre qui pourrait lui faire passer sa rage. Elle l'avait trompé, quoi qu'elle voulût dire pour se dédouaner. L'inconcevable était venu heurter les bords de son monde.

Il avait tant confiance en elle...

Maîtrisant son dégoût et sa colère, il se leva sans bruit et quitta la pièce pour se laver et se rhabiller. Il sortit dans la nuit glacée et humide, sous le regard indifférent des astres lointains. Il referma sa pelisse pour mieux se protéger du froid. Un détour par l'arrière de la maison lui permit de se munir de sa ceinture de chasse, avec son poignard et le couteau à dépecer, et de son arc et son carquois. Enfin, il quitta à grand pas l'enceinte de la ville pour disparaître dans la forêt.

L'aube était encore loin. Il s'installa, et patienta.

Lorsqu'enfin il entendit les animaux s'éveiller, les premières lueurs d'un soleil encore caché commençaient à éclaircir la nuit. La colère n'avait cessé de bouillir en lui, silencieuse, retenue, pleine de dégoût et de tristesse, de honte et de remords, débordante d'envie de meurtre.

Lorsque sa flèche fit trébucher la biche qui s'était aventurée à portée de son arc, il se précipita sur elle pour l'achever de sa lame. Et sa rage se déversa, ses mains se trempèrent de sang tandis qu'il égorgeait l'animal agonisant, le coeur battant de trop de pulsions et de sentiments terribles. Il fut meurtrier, écorchant l'animal comme s'il avait lui-même été un loup; et lorsqu'il lui arracha le coeur pour le jeter dans un buisson de ronce, il eut l'impression de comprendre que son propre coeur avait aussi été saisi à pleines mains par un inconnu et jeté aux épines d'un roncier trempé de rosée froide.

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Lison_bruyere
Nord Languedoc, le 22 août 1466


- Quand nous arriverons à Limoges, je prendrai mes affaires et j'irai m'installer chez mon père.


A cet instant précis, la vie venait de quitter les grands pins qui bordaient la clairière. Le petit ru qui serpentait entre les arbres ne susurrait plus. Les cigales s'étaient tues, les oiseaux ne chantaient plus. Les branches, bruissant dans le bercement léger du vent, s'étaient soudain immobilisées, l'air n'embaumait plus ces parfums de résine et de sarriette si caractéristiques des garrigues du sud. Même les flammes du feu qu'un des voyageurs avait pris soin d'allumer entre quelques pierres, ne dispensaient plus aucune chaleur. Plus un cœur ne battait. Ou bien était-ce juste le sien qui venait de se figer, emprisonné subitement dans une gangue de glace qui gelait déjà toute sa poitrine et se propageait à ses membres. Sa bouche s'ouvrit sur une inspiration urgente, comme si le souffle venait aussi de lui manquer, et les dents tout aussi vite se refermèrent sur un coin de lèvre, réprimant le sanglot qui nouait sa gorge, mais les cils débordaient et laissaient rouler quelque larme à sa joue.

Fanette nouait et dénouait nerveusement ses doigts, cherchant le courage de plonger dans ses cinglants lichens son regard pailleté d'or.

- Et tout ce que tu m'as dit, le jour où je t'ai avoué ?
- Depuis, j'y ai réfléchi, et je vois les choses autrement. Tu m'as trahi de la pire des manières.


Tous les regrets et tous les chagrins ne pouvaient changer ça. Aussi, n'avait-elle rien osé ajouter, sinon des pleurs qu'elle tentait vainement de garder pour elle. N'était-ce pas elle qui, la première, avait rompu la promesse qu'ils s'étaient faite. Comment pourrait-elle à présent lui reprocher de ne plus vouloir partager sa vie, sa maison et sa couche ?
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Lison_bruyere
Mende, le 5 septembre 1466

Au-delà des remparts, la nuit venait d'engloutir le mont Mimat et ses forêts de pins noirs, réputés pour la qualité de leurs bois et la rectitude de leurs troncs. Les ténèbres grignotaient doucement la cité, glissant d'abord dans l'ombre des encorbellements pour s'étendre au mitan des ruelles. Aux façades, les volets étaient tirés, illusoire protection contre le danger rôdant dans les ombres. Les chandelles accrochaient des lambeaux de lumière autour de leurs flammes tremblantes, et les braises couvaient dans l'âtre de la municipale, jetant sur les murs des reflets rougeoyants. Assises à une table, l'Italienne et l'Angevine cédaient parfois quelques mots au silence.

- Tu l'as dit au padre ?
- Lui dire quoi ?
- Que t'es grosse !

La phrase s'était échappée des lèvres de Lenù sèche et tranchante comme le claquement d'un fouet, et Fanette s'était décomposée. Bien sûr, elle n'avait plus saigné depuis la troisième semaine de juillet, et elle sentait bien à ce qui se jouait dans son corps que ce n'était pas un simple retard, mais elle avait décidé d'en garder le secret, craignant les réactions du clan et de son diable.

- Comment tu sais ?
- Je dis rien, mais j'observe. Le padre est médecin, si moi j'l'ai vu, il le verra. C'est Roman l'père, no ?
- Bien sûr que c'est lui.
- Alora, dis-le au padre.
- Qu'est-ce que ça changera ?
- Le pardon.
- Le pardon qui m'importe le plus est celui de Roman, et je ne veux pas l'obliger à me revenir pour cette raison.
- J'comprends, surtout qu'il risque de penser qu'il n'est pas le sien.


Fanette s'était assombrie davantage.

- C'est lui le père, je n'ai pas ouvert mes cuisses à un autre que lui.

Elle s'était renfrognée quelque peu, pas vraiment à cause de ce que venait de dire Lenù, car en vérité, elle se doutait bien que sa grossesse pourrait poser quelques interrogations. Simplement, chaque jour lui semblait pire que le précédent, et l'avenir était trop incertain pour pouvoir se réjouir d'être mère de nouveau, si tant est qu'elle soit capable de survivre à une autre naissance.

Ses dents vinrent saisir le coin de sa lèvre, comme à chaque fois qu'elle se sentait acculée à des sentiments qu'elle ne maîtrisait pas. Mettre au monde un second enfant l'effrayait. Elle avait l'impression de reproduire le schéma maternel, et sa mère était morte justement, une année après sa naissance, emportant dans l'autre monde l'enfant à qui elle n'avait pas su donner la vie.

Et puis, Roman ne l'avait touché que deux fois depuis ses dernières menstrues. La première un ou deux jours au plus après qu'elle se soit arrêtée de saigner, pendant leur escapade berrichonne. Et la seconde, quand, aux premiers jours d'août, elle lui avait avoué sa traîtrise. C'était là sans doute que la vie, avec une ironie déroutante, s'était immiscée dans ses entrailles.

Si Milo était l'enfant de l'amour, celui-ci serait donc clairement celui de la colère, le fruit de l'étreinte sans tendresse d'un homme blessé qui n'avait possédé son épouse que pour marquer son territoire et lui rappeler qu'elle n'était à nul autre que lui. Quel enfant voudrait naître d'une telle étreinte ?
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Lison_bruyere
Si un jour tu veux revenir
Sans mots, sans pleurs, sans même sourire
Négligemment et sans te retenir
Sans farder du passé tout l'avenir...


Etienne Roda-Gil/Julien Clerc


Paris, 3 octobre 1466
Cour des Miracles



L'ondée dégoulinait des toits, dans un murmure régulier, entêtant, presque rassurant, mais toute l'eau qui tombait du ciel ne parvenait à laver les Miracles de leur crasse. Au sol, les flaques, miroirs opaques renvoyant au ciel noir les ombres grouillantes, rendaient la fange plus poisseuse, plus glissante, collant plus encore aux chausses et aux jupes. Fanette pressait le pas, les yeux baissés, autant pour voir où elle mettait ses pieds, que pour occulter les regards de l'effrayante faune dont regorgeaient les bas-fonds parisiens.

Ombre furtive, toujours vêtue de sombre, ses boucles dorées dissimulée sous un capuchon, elle s'était débrouillée pour y survivre jusqu'ici, n'attirant guère l'attention. Besace serrée contre elle, sous l'épaisse cape de laine grossière alourdie de pluie, elle poussa enfin la porte des cinq sens, dégoulinante. Avant que les joueurs de cartes, ivrognes, marauds, usuriers et autres puterelles ne tournent la tête vers elle, elle s'était engouffrée dans l'escalier et repliée dans le refuge d'une chambre qu'elle partageait au soir venu avec Amarante, et qui jouxtait celle de de l'inquiétant colosse, taiseux au possible, qu'elles avaient recruté pour assurer leurs arrières.

Elle jeta quelques bûches rabougries dans l'âtre, et rapidement, des flammes dansantes, réveillées des braises, se repaissaient du bois sec, crépitant en jetant des volées d'escarbilles qui s'éteignaient aussitôt échouées sur le plancher. Elle se débarrassa en grelottant de ses vêtements trempés et froids et se rapprocha du feu. Les doigts aux ongles bleuis glissèrent sur la peau marquée de son ventre. Dissimulé sous les étoffes, on n'en percevait rien, et là, dans la franchise de la nudité, elle voulait se persuader qu'il ne paraissait pas encore. Le visage creusé de fatigue imprima une moue incertaine, espérant garder discrétion le plus longtemps possible, sur la délicate situation qui s'enracinait doucement dans ses entrailles.

Elle le dirait à Roman de vive-voix, quand il lui en offrirait l'occasion, et elle souhaitait ardemment que le clan ne s'en soit pas déjà chargé. Le patriarche n'avait pas manqué de marquer sa désapprobation en apprenant sa grossesse, allant jusqu'à menacer plus ou moins ouvertement de lui faire perdre cet enfant qu'il considérait déjà comme un bâtard. Elle ignorait de quels mensonges les siens seraient capables, ni même ceux que son époux, dans la rancœur qu'il nourrissait pour elle, serait enclin à croire.

Elle se rhabilla de sec, d'une sobre cotte de coutil brun qu'elle passa sur une chainse de lin. La ceinture d'étoffe tombait négligemment sur ses hanches trop étroite en dépit d'une première maternité, et son seul luxe résidait dans les rubans de soie précieuse qu'elle avait emportés avec elle. Comme l'avait imaginé la Danoise qui les lui avait offert, elle nouait ses cheveux de l'orange qui s'accordait aux boucles oscillant du doré au roux clair. Elle enroulait les autres à ses poignets, unique joliesse qu'elle s'autorisait dans ce lieu qui n'en comptait aucune.

Et puis elle osa enfin ce qu'elle retenait depuis des jours, par crainte ne d'être plus légitime, de raviver l'odieuse blessure de la trahison. Juste quelques mots échappés sur un vélin, tracés d'une encre mêlée de larmes.




Roman, mon Amour,

J'ai gardé le silence trop longtemps, ne sachant rien t'écrire qui saurait adoucir ta colère, mais, l'espace de ces quelques lignes, je t'en prie, laisse-moi une chance, lis cette lettre jusqu'au bout. Si tu me refuses le droit de prendre des nouvelles de mon époux, donne-m'en au moins du père de mon fils.

Je m'inquiète de toi, de tes blessures. Je m'inquiète de ton cœur aussi. Il est cet endroit sur ta poitrine, qui semble fait juste pour ma main. Quand nous nous endormions, mes boucles abandonnées au creux de ton épaule, je posais là ma paume, et je le sentais battre, à l'unisson du mien, comme dans ces cansons d'amour qu'a écrits le Rudel en sont temps. Il berçait mon sommeil Roman, et je ne sais plus le trouver depuis que tu me le refuses.

J'étais égarée, à mon chagrin, ma solitude, tant que j'en ai oublié que tu étais perdu aux mêmes impasses que moi, à chercher notre enfant, à dissimuler sous des masques affables la détresse qui devait être tienne autant qu'elle était mienne. Mais quand tu restais droit et digne, j'étais faible et fragile. Je me suis raccrochée à ce qui me faisait du bien, sans me rendre compte qu'en vérité, c'est du mal que je nous faisais. Je ne voulais plus être une épouse éprouvée et une mère affligée et l'espace d'un soir, je fus de nouveau simplement une femme. Ce n'est pas un reproche Roman, juste un amer et douloureux constat, parce que, en un instant, j'ai brisé tout ce bonheur que tu m'avais offert, et bien plus grave encore, j'ai brisé aussi ton cœur qui m'est bien plus précieux qu'aucun autre, si ce n'est celui de Milo.

A chacun des regards que tu as posés sur moi depuis ce cinquième jour d'août, au-delà du mépris et de la colère, c'est à ta souffrance que je me suis heurtée. Et si celle que je t'ai infligée ne suffisait pas, il a fallu que Montparnasse en ajoute une autre, en brisant ton corps. As-tu déjà commis erreur qui répande autant de douleur ? Je dois vivre avec cette faute à présent, et si jamais tu n'acceptes de me pardonner, je crois que moi-même, jamais, je n'en serai capable.

Je ne veux pas te perdre Roman, je ne peux pas croire que tu sois prêt à précipiter dans l'oubli tous nos mots d'amour, nos étreintes et nos rêves. Avant tout cela, avant qu'on nous arrache Milo, te souviens-tu ? Tu devais m'emmener en Toscane. Tu m'en contais les cours secrètes aux murs tissés de jasmin et de lierre, l'ombre argentée des oliviers, bercée d'une brise d'été, où il ferait bon s'allonger. Tu me parlais d'un petit enfant brun qui jouait dans le murmure des fontaines, et le tintement des carillons, et je pouvais m'attendrir de ses sourires, sentir le parfum capiteux des fleurs blanches, et la douceur de vivre à tes côtés. Si je veux faire ce voyage et tant d'autres encore, c'est toujours auprès de toi.

En échange de ton pardon, je dépose ce soir mon âme à tes pieds, liée par la promesse de ne plus jamais te faire souffrir ou te décevoir. Entends-là je t'en prie, et n'écoute que ton cœur et tes souvenirs. Un soir de juin, alors que partout s'embrasaient les feux de joie, j'ai accepté de prendre la main que tu me tendais, je t'ai suivi dans les flammes, et je me suis parfois enfoncée dans tes ténèbres, comme dans la chanson que tu me chantais. Mais tu m'as faite femme ce soir-là et tu m'as faite mère depuis.
Quelle que soit ta décision nous concernant, je l'accepterai, mais je veux que ce soit ton cœur qui parle, et non ton orgueil. Mais quoi qu'il advienne, je n'en aimerai pas d'autre que toi mon Diable de la Saint-Jean. Je n'ai jamais appartenu à personne d'autre que toi.

Ti voglio bene, più che mai*.
Fanette



*Je t'aime, plus que jamais.

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Roman.
De quoi j'me mêle ?

Fin septembre. Un échange de lettre entre Amarante et Roman.




Halte avant le départ
Relais de campagne en Limousin


Bonsoir Roman,

Je vous donne quelques nouvelles.
Je vais bien, beaucoup mieux et ça grâce a vous. J'ai une dette envers vous, Roman, vous m'avez sauvé la vie ... Je me suis fait enlever les sutures à l'hôtel-dieu et après un petit séjour en Bourgogne, je suis rentré à Limoges.
Enfin rentré, c'est vite dit, me voilà déjà sur les chemins en direction de Paris.
Je pensais qu'il serait bien de vous en informer, parce que je suis avec Fanette et qu'il vous serais plaisant de savoir où elle se trouve, même si ce n'est pas la grande forme entre vous, en ce moment, d'après ce que j'ai pu comprendre.
Elle et moi allons chercher des informations pour retrouver votre fils. Dans l'idéal, ce serait bien qu'on le retrouve, mais si on peut s'en rapprocher un peu, ce sera déjà un grand pas. Vous ne pensez pas ?
Elle m'a aussi dit pour vous et, je suis vraiment désolé de savoir, ce qui vous est arrivé. J'espère que vous allez mieux et que vous vous remettrez complètement. C'est que je m'inquiète pour mon médecin voyez vous. Qui me soignera si vous n'êtes plus là. Et oui, je suis une personne égoïste qui aime savoir qu'il y a quelqu'un qui protège ses arrières.
En attendant votre retour à Limoges, pour la fin des soins de ma petite personne, je vous souhaite un bon rétablissement et vous dis à très bientôt.
Merci encore, pour tout.
Prenez soin de vous.
Que La Mère vous protège.

Amarante.




Bonjour Amarante,
Je suis ravi de savoir que vous vous êtes bien remise, surtout si votre santé vous permet de voyager.
C'est aimable de votre part de me donner des nouvelles de Fanette, mais il n'est pas nécessaire de vous donner cette peine, je n'ai cure de ce qu'elle peut bien devenir, bien que nous poursuivions le même but qui est de retrouver Milo. Cependant, si ce n'est pas moi qui le trouve, je serais au moins rassuré de le savoir auprès de sa mère.
Mes amitiés,
Roman




Bonjour Roman,

Bien loin de vouloir me mêler de ce qui ne me regarde pas, comment pouvez vous parler comme ça de votre femme ?
Ne me dites pas que vous ne l'aimez plus, je ne vous croirais pas. Ou alors c'est que vous avez fait semblant tout ce temps ? Mais ça, je n'y crois pas. On ne peut pas tirer un trait sur quelqu'un qu'on a aimé comme, vous vous aimiez tous les deux.
Oui, elle a fauté, elle le reconnaît et cela l'a détruit. Elle vous aime vraiment Roman, passionnément, vous êtes son tout, n'en doutez pas ...

Elle sait que cela vous a vexé dans votre orgueil de mâle dominant, c'est compréhensible et je ne lui cherche pas des excuses, elle savait dans quoi, elle s'engageait en vous épousant, même si je pense que vous avez quand même une petite part de responsabilité là-dedans, mais là n'est pas la question ...

Ne pouvez-vous lui pardonner ? Laissez-lui au moins le bénéfice du doute. Je sais que vous n'avez plus confiance et cela est normal, mais ne voulez-vous, vraiment pas, lui laisser une chance de se racheter envers vous ? Elle sait que ce sera très dur de retrouver votre confiance et elle n'y croit pas pour tout vous dire, mais s'il vous plaît ... Vous ne l'aimez vraiment plus ? Si vous saviez combien elle souffre de ce qu'il s'est passé ...

S'il vous plaît, Roman, pensez y au moins ... Écoutez votre cœur et seulement votre cœur. Est-ce qu'elle ne vous manque pas ? Aimez n'est pas une faiblesse, vous savez ... S'il vous plaît, prenez le temps d'au moins y réfléchir ... Si ce n'est pour elle, faite le au moins pour vous, si vous l'aimez encore ...

Je sais que je ne devrais pas plaider sa cause, parce que cela ne regarde pas et n'allez pas imaginer, que c'est elle qui me l'a demandé, parce que ce n'est pas le cas, mais de la voir si malheureuse, me fait mal au cœur, alors quand j'ai vu votre réponse, je me suis dit que je devais au moins essayer et de vous demander de lui pardonner.
Ce sera l'unique courrier que vous recevrez pour cela, parce que je sais que le choix vous revient, mais s'il vous plaît, ne la rejetez pas comme ça ... Elle se punit déjà assez comme ça.

Je suis contente de savoir que vous cherchez toujours votre fils.
J'ai quand même une question, si c'est vous qui le trouvez avant nous, est-ce vous le ramènerez à sa mère ?

En ce qui me concerne, oui je vais mieux, même si mon bras n'a pas encore retrouvé toute sa force et mes doigts toutes leur poignes, mais je suis consciente que cela prendra du temps pour que ça revienne comme avant, si cela revient, comme avant ? Je ne sais pas ...
Je suis contente de voir que vous allez assez bien pour m'avoir répondu.

Prenez soin de vous, Roman.
J'espère vous revoir bientôt à Limoges.

Que La Mère vous protège.
Amarante.


Et il n'avait point répondu.
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Roman.
La route se poursuit sans fin...

Début octobre. À Cahors, la petite troupe, composée en presque majorité d'Italiens (en comptant les mioches, qui prenaient de l'espace mine de rien), faisait halte pour la journée. Tout comme à Montauban, ils avaient trouvé une ville bien morne, et seule leur présence mutuelle égayait leurs journées. Fort heureusement, les membres de la compagnie s'entendaient honorablement bien. Anaella passait encore près d'une heure par jour à préparer et appliquer les cataplasmes de plantes qui aidaient Roman à mieux supporter la douleur de ses côtes en pleine guérison, et ce temps leur permettait de faire un peu plus connaissance maintenant que l'Italien avait retrouvé l'usage complet de la parole. Lenu, meneuse de leur groupe, passait du temps à essayer d'amadouer la trop discrète Bloodwen et, à ce qu'avait compris Roman, à allumer Anaella pour essayer de la décoincer. Elle s'occupait aussi des enfants de Gabriele, dont elle avait la charge en son absence. La blanche Kryotos y allait de son grain de sel pour faire rougir la brune, et le garde, Ludry, donnait son opinion, plus ou moins sage selon les tournants de la discussion. Volkmar, quant à lui, se faisait discret, mais de sombres histoires de saucisse laissaient à penser que sa discrétion était liée au temps qu'il passait avec l'une de ces dames. En bref, chacun avait fort à faire dans sa vie, et les bavardages allaient bon train en taverne. Ce soir-là, Roman rejoignit ses compagnons de route mais s'installa à l'écart pour répondre à la lettre reçue de la fauvette un peu plus tôt.




Fanette,

Je me désole que, tout comme celle d'Amarante avant toi, ta lettre parle d'orgueil et non de confiance. Tu étais celle à qui je pouvais confier mon âme. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.

Je conserve par-devers moi d'heureux souvenirs, mais ceux-ci ne pourront jamais équilibrer la balance en faveur du pardon.

Je n'ai que faire de ce que tu peux bien devenir.

Je n'attends rien de toi à part des nouvelles de notre fils si tu en as. Nous ne sommes plus liés que par son existence, je ne suis plus ton mari et tu n'es plus mon épouse.

Roman di Medici Corleone.
3 octobre 1465

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Lison_bruyere
La véritable indulgence consiste à comprendre et à pardonner
les fautes qu'on ne serait pas capable de commettre.
(Victor Hugo)


Paris, octobre 1466
Cour des Miracles


D'abord il y avait eu les larmes, un déferlement d'eau salée, creusant des sillons sur des joues déjà bien pâles, diluant le chagrin dans les iris pailletés d'or de la fauvette. Elle s'était recroquevillée sur elle-même, épuisée des épreuves qui se succédaient. Quelques sanglots plus oppressants secouaient parfois ses épaules, les nausées surgissaient de plus belle, ramenant le goût acide de la bile dans sa bouche. Et à chaque fois que son ventre passait la barrière de ses lèvres, elle faiblissait un peu plus, comme si son cœur s'en échappait lui aussi, la privant de son souffle et de son sang. Les mots du Corleone tournaient en boucle, froids, détachés, cinglants, et à qui d'autre qu'elle pouvait-elle donc en faire reproche ? Pourtant, aux petites heures de l'aube, harassé du sommeil qu'elle n'avait su trouver, la colère se frayait un chemin aussi sûrement que le désespoir et cognait douloureusement à ses tempes.

Elle avait fait preuve d'honnêteté en lui avouant sa terrible traîtrise. Etait-elle devenue si abjecte qu'il ne pouvait attendre d'affronter son regard pour la répudier ? S'était-il toujours conduit de manière irréprochable ? N'avait-il jamais brisé son cœur ?

Le souvenir d'un même mois d'octobre lui revint en mémoire,Le souvenir d'un même mois d'octobre lui revint en mémoire, un an plus tôt, avec, abandonné sur une table, le petit pendentif de bois qu'elle venait de lui offrir. Elle en avait tracé le croquis, une dague pour le danger et le courage, posée sur un livre pour la sagesse et l'érudition, le parfait mélange de ce qu'était son diable, un Medici, autant qu'un Corleone. Elle avait économisé sou après sou pour payer l'artisan qui l'avait taillé dans du poirier et rehaussé de touches de couleur. Roman s'en était emparé, et les rires qui fusaient juste avant s'étaient tus. Puis, il l'avait reposé devant elle et incapable d'un mot ou d'un regard, il s'était enfui, l'enveloppant dans le courant d'air froid de la porte qu'il venait de claquer. Un mois durant il s'était évanoui de sa vie, la laissant seule se débrouiller avec l'incompréhension, la détresse, la peine, et cognant sous son nombril, un cœur qui demandait à vivre quand le sien s'étiolait.

Faiblement, parce qu'il n'était malgré tout qu'un homme, il s'était laissé submerger par ses doutes, et l'avait fait souffrir, au-delà de ce qu'il avait pu en percevoir. Elle l'avait pourtant laissé faire quand il était venu recoller les morceaux de son cœur. Et si elle n'en disait rien, elle avait douté souvent après ça. Elle avait eu peur parfois, comme cette nuit d'hiver en Comminges, où elle avait rebroussé chemin seule, avec son ventre pesant, pour le retrouver, persuadée qu'il l'avait abandonnée. Il avait fallu du temps, avant qu'elle ne s'effraie plus de ses départs, et elle s'alarmait encore quelques fois de sa distance. Mais elle l'aimait, et quand on aime, on cherche à comprendre, on avance ensemble.

Elle passa une main sur son visage et frotta ses yeux rougis. Se pouvait-il qu'il n'ait vraiment plus aucun amour pour elle ? Non ! Elle secoua imperceptiblement la tête, comme pour elle-même. Peut-être l'affirmait-il, peut-être cherchait-il à s'en convaincre, mais c'était impossible.





Roman

J'ignore ce que t'as écrit Amarante, mais si tu relis ma lettre, tu verras qu'il est uniquement question de l'amour que j'ai de toi, tremblant, effarouché, implorant, exsangue et pourtant si ardent. Je n'ose même pas évoquer celui que tu as pour moi, et que tu enfouis sous les débris d'un cœur que j'ai brisé. Je n'ose pas non plus parler de confiance, car je comprends que tu me la refuses, et sans doute ferai-je de même à ta place.

J'accepterai ta décision, quoi qu'il m'en coûte, mais pas ainsi, pas déliée rapidement dans quelques gouttes d'encre impersonnelles. En souvenir de nous, de ces moments heureux que tu gardes par devers toi, accorde-moi au moins le droit de t'entendre répondre à ces questions que je te pose.

N'as-tu jamais commis aucune faute que tu regrettes Roman, pour ne pas essayer de comprendre ce que j'ai voulu te confier dans ce courrier ? N'as-tu jamais cédér à une faiblesse ?
N'étais-tu déjà plus mon époux quand tu as planté un enfant au creux de mon ventre le jour où je t'ai fait cet aveu qui nous coûte tant de tourments ?

Je suis la mère de tes enfants, tu m'as aimée, et je resterai ton épouse, jusqu'à ce que tu viennes m'expliquer le contraire.

Fanette di Medici Corleone

PS : Je n'ai hélas rien de concret concernant Milo, sauf peut-être deux noms que je dois vérifier, d'une manière ou d'une autre. Je t'en dirai plus dès que ce sera possible.




Une pensée lui traversa l'esprit alors même qu'elle traçait la dernière phrase. Alessia. Cette petite enfant qui comptait juste vingt-deux jours de plus que Milo. Anaella lui avait fait part des souhaits d'Amalio et de Gabriele Corleone pour distraire Roman quand il irait mieux. Et elle avait bien cerné la fausse prude, obséquieuse avec le padre, tant elle voulait leur plaire. Elle ne doutait pas qu'elle fasse tout pour les satisfaire, et mettrait le grappin sur son diable à la première occasion, trop heureuse de gagner ainsi du galon au sein du clan. L'idée était douloureuse, mais au fond d'elle, Fanette pensait sans doute le mériter. Ce qui lui fit mal bien davantage, c'était d'imaginer l'Italienne rêvant de faire de Roman le père sa fillette. Elle dissipa cette odieuse possibilité dans un soupir, et s'enquit du pigeon qui avait porté la missive du Corleone, il saurait bien faire le chemin inverse.
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Roman.
Il y eut d'abord l'agacement. Les niaiseries de Fanette lui faisaient lever les yeux au ciel et soupirer : espérait-elle vraiment le reconquérir par de belles tournures ? Espérait-elle aussi qu'en exigeant de lui une déclaration de rupture de vive voix, cela freinerait la détermination du Corleone ? Ce fut bientôt la colère qui remplaça son sentiment premier, et tout en récriminant contre Fanette auprès de Lenu et Anaella, présentes au feu de camps au moment où il avait lu sa lettre, il prépara une bien verte réponse.



Fanette,

Je n'ai que faire de l'amour que tu me portes puisqu'il n'a plus aucune signification pour moi. Garde-le jusqu'à ce qu'il pourrisse et te gangrène, ou donne-le à quelqu'un d'autre, cela m'importe peu.

Je n'ai aucune intention de faire le déplacement vers toi pour te redire de vive voix ce que je t'ai déjà écrit. Je ne te considère plus comme mon épouse, ni moi comme ton époux. Je ferai acter cette séparation dans les registres, au motif de l'adultère.

Quant à mes fautes ou mes faiblesses, jamais elles n'ont concerné les sentiments et la fidélité que je te portais. Jamais mes lèvres n'avaient touché une autre bouche que la tienne depuis que je t'ai connue. Jamais mes bras n'avaient enlacé un autre corps que le tien. Puisque tu as pris, toi, cette liberté, tu es la seule responsable de ce qui en découle.

Et puisque tes mots me confirment que tu es grosse, apprends que je ne m'en réjouis pas et qu'il m'est impossible de penser que cet enfant puisse être de ma semence. Tu pourras argumenter autant que tu le voudras, puisque tu es allée voir ailleurs, jamais plus je ne te croirai.

Tu es la mère de mon fils Milo, et rien d'autre.

Si tu signes encore tes lettres de mon nom, je les brûlerai sans les lire.

Roman di Medici Corleone.

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Lison_bruyere
Cour des Miracles, 5 octobre 1466
Auberge des cinq sens



- Arrêtez de vous mettre tous les torts sur le dos, il y a cet autre aussi, et Roman. S'il ne vous avait pas délaissé, et cet homme, s'il avait jeté son dévolu sur une autre que vous qui êtes mariée.

Amarante avait beau chercher des excuses à la fauvette, la vérité, c'est qu'elle avait fait preuve de faiblesse. Elle ne pouvait nier que les clients noctambules la trouvaient souvent dans la salle commune, jusqu'à tard dans la nuit, à attendre en travaillant le retour de son époux. Svan et quelques autres, plusieurs fois s'en étaient insurgés, mais Fanette leur répétait ce dont elle ne doutait aucunement : Roman ne la délaissait pas de gaieté de cœur. N'avait-il pas dit qu'il rêvait de lui faire l'amour trois fois par jour ? Mais ses nombreuses affaires, la recherche de Milo et le cabinet de son père l'occupaient trop, et elle refusait d'admettre qu'elle en souffrait, qu'elle n'était que trop peu rassasiée de la passion et la fougue du Corleone depuis que leur fils leur avait été arraché. Pouvait-elle décemment lui en faire le reproche, alors qu'elle avait promis de s'accommoder de la vie qu'il lui offrirait ?

Seayrath n'avait fait que la confronter à ses propres contradictions. Elle aurait dû être plus forte que cela, elle avait foi en son époux et en l'avenir puisqu'elle le savait sincère et loyal, n'était-ce pas là le plus important ?
Elle aurait pu repousser l'Angevin quand il voulait jouer, mais elle se persuadait que c'était innocent. Elle n'avait pas l'intention de baiser ses lèvres, ou de se soumettre à quoi que ce soit de déplacé, elle lui avait affirmé en riant, mais, il la faisait rire justement, quand elle passait bien trop d'heures avec pour seule compagnie, celle de quelques ivrognes et de son chien.
Elle aurait pu lui conter la légende de la lune sagement assise au coin de la cheminée, comme elle le faisait si souvent pour d'autres, mais non, quand il avait voulu promener, elle l'avait entraîné trop facilement dans le pré du vieux Ferdinand, pour illustrer son histoire du spectacle de l'astre diaphane. S'il l'avait embrassé alors, d'un baiser qui n'avait plus rien de chaste, c'est bien parce que, allongée dans l'herbe humide de rosée, elle s'était tenue trop près de lui, et qu'elle avait, dans cet ultime moment d'égarement qu'elle regrettait amèrement, perdu la pulpe de ses doigts sur la broussaille de ses joues, et le dessin de ses lèvres. Il ne l'y avait pas forcé, aucunement, et rien ne pouvait excuser ça. Elle était seule responsable, et il avait fallu qu'elle trouve réconfort dans ce baiser, dans la main qui doucement descendait sur son sein, dans le désir qui accélérait les battements de son cœur, pour qu'elle s'effraie soudain de ce qu'elle était en train de faire.

- C'est moi qui ai tort Amy, Roman ne s'est jamais éloigné pour passer du bon temps ailleurs. Dès l'instant où le baiser de cet autre a éveillé du désir en moi, j'ai compris que ce n'était pas de lui dont j'avais besoin, mais de mon époux.
- Oui, ben il est idiot de ne pas comprendre ça. Si vous étiez allés plus loin, mais là, sa réaction est disproportionnée.
- Il réagit ainsi parce que je l'ai blessé Amy, je l'ai fait souffrir, alors il a enfoui les sentiments qu'il me porte quelque part, bien loin au plus profond de son cœur pour ne plus rien ressentir.
- Ce n'est qu'un idiot borné !
- Il n'est pas idiot !
- C'est un crétin alors !
- Non, il a consenti à tant d'efforts pour moi, et je le trahis en retour.
- Vous êtes bien trop docile Fanette. Vous acceptez tout sans rien dire et vous prenez sur vous.
- Je ne sais pas si je suis docile ou non, il est … il était mon époux, que n'aurais-je pas dû accepter, ses activités ? Qu'il ne prenne pas plus de temps pour me tenir dans ses bras ? Il nierait, car il le faisait, et quand il ne le faisait pas, c'est que ses affaires l'appelaient ailleurs. N'est-ce pas plus cruel de m'être détourné de lui alors que je savais qu'il m'aimait ?
- Le travail n'est pas une excuse. Vous vous êtes arrêtée à temps, vous n'avez rien fait d'autre qu'un baiser et vous lui avez avoué. Il pourrait au moins vous croire, il n'essaie même pas, et vous, vous acceptez. Les hommes sont tous les pareils, c'est pour ça que je ne trouve personne, je ne leur fait pas confiance. J'ai fait confiance à Baudouin, et il m'a piétinée.
- Roman ne m'aurait jamais piétiné Amy, il est loyal, c'est moi qui ne l'ai pas été. Je l'aime pourtant, je n'ai su ce que voulait dire aimer qu'en le rencontrant, c'est à lui que j'avais lié ma vie, et donné mon hymen.
- Oui, ben, s'il était là devant moi, je le cognerai, histoire de lui remettre les idées en place.


La Bretonne s'était agacée, et Fanette s'était malgré tout encore attachée à défendre son époux. Pourtant, quand Amarante s'était éloignée pour apaiser sa colère dans quelques pas, elle avait repris le dernier courrier de son Corleone, celui qui la faisait tant pleurer depuis la veille. Mais, sa lecture fut un peu différente, sans doute influencée par les mots de sa marraine, faisant écho à ceux que lui avait si souvent servis la Danoise.

Roman avait raison, elle était seule responsable de ce qui se passait, mais pour le reste, il n'était pas tout à fait honnête. Bien sûr, ses bras avait enlacé une autre femme. Elle avait surpris Mélissandre lovée contre lui, un jour en revenant dans la salle commune. L'étreinte était tout amicale et il n'était aucune raison de s'en offusquer, mais le fait est qu'il n'avait pas tenu qu'elle dans ses bras. Il aurait également prêté ses lèvres et tout le reste à Svan si la fauvette avait été d'accord pour l'inviter dans leur couche. Il s'était défendu d'en avoir envie, mais l'avait juste proposé dans l'idée que ça plairait à son épouse. Ce n'était pas le cas, il n'était donc jamais revenu sur le sujet. Il n'y avait là finalement rien de très inconvenant comparé à ce qu'elle avait fait, cependant, à la question qu'elle lui avait posée, il avait répondu que ses faiblesses, s'il en avait eu, n'avait jamais concerné les sentiments qu'il lui portait. Et là, enfin, elle se rebella. Elle sortit son écritoire de voyage, et d'un trait, sans verser une larme, rédigea quelques lignes.




Ne t'inquiète pas de me voir encore signer mes courriers du nom que tu m'as donné, celui-ci est le dernier que tu recevras de moi. Ils ne servent à rien d'autre qu'attiser un peu plus ta colère, alors, j'espère que tu reviendras sur ta décision et que tu accepteras de me parler de tout cela. Je t'ai avoué ma faute, ainsi que mes regrets, et tu me traites encore de menteuse. Mais si je l'étais, tu n'aurais jamais rien su de ma trahison. Tu es le père de l'enfant que je porte, je n'ai ouvert mes cuisses à aucun autre, et ce n'est que pour m'être cruel que tu refuses de me croire. Tu peux le nier à présent, mais au fond de toi, tu sais bien que je ne suis pas une menteuse. Et s'il arrivait que je meure en couches, j'espère bien que tu te souviendrais que cet enfant est de ton sang.

Toi Roman, comment peux-tu affirmer que tes erreurs n'ont jamais concerné les sentiments que tu me portais ? Ne m'as-tu pas fait souffrir en m'abandonnant sans un mot un mois durant juste avant notre mariage ? Te souviens-tu des craintes qui étaient miennes de t'avoir perdu, alors que j'étais grosse de ton fils. Tu as douté ces semaines durant loin de moi, tu craignais de faire une erreur en m'entraînant dans ta vie, mais tu m'y avais déjà entraînée en m'engrossant avant de m'épouser. Te souviens-tu de la question que tu m'as posé un peu brutalement à ton retour ? Je n'en ai oublié, ni la teneur, ni le ton : « Comment vivras-tu quand je me balancerai au bout d'une corde ? » Et maintenant Roman, comment ferai-je vivre tes enfants ?
Oui, je sais, maintenant, tu t'en moques. Car il est un point sur lequel tu as raison, tout ce qui arrive est de ma faute, juste de ma faute, et je dois l'assumer. J'ai eu tort, je regrette douloureusement de t'avoir fait du mal quand tu t’efforçais de me faire du bien. J'espérais juste un peu plus de compréhension de ta part. Je pensais juste que l'amour que nous nous portions était suffisamment fort pour que l'on puisse surmonter ces obstacles. Peut-être qu'il y en a trop eu, Milo, ta famille qui ne m'a jamais vraiment acceptée, ma trahison. Peut-être aussi que les deux premiers m'ont poussé au troisième.

Quoi qu'il en soit, et même si ça t'indiffère sûrement, je ne peux t'en vouloir de m'avoir remplacée, c'est ce que je crois comprendre dans ta lettre. J'en souffre, pas tant de la place qu'elle prendra dans ta couche, je suppose que je mérite cela, mais de celle qu'elle pourrait prendre dans ton coeur. Je suis amère aussi car je crois connaître son nom. Cette fausse prude d'Anaella a pris un malin plaisir à me dire que ton père et ton frère voulaient qu'elle se glisse dans ton lit pour te consoler quand tu irais mieux. Elle qui voulait trouver une place au sein de votre clan y est parvenue. Cette petite intrigante a bien manœuvré, ta famille va l'apprécier plus encore maintenant. Il ne lui reste plus qu'à se faire engrosser pour garder cette place. Et puis, si nous ne retrouvons pas Milo, tu auras une autre enfant à chérir. Tu pourras imaginer les progrès de notre fils en voyant ceux d'Alessia, elle n'a que quelques jours de plus que Milo.

Je suis malheureuse Roman, tu peux te réjouir, tu as ta vengeance, et je sais combien la vengeance est chose importante pour les Corleone. Si j'ai brisé ton cœur, le mien s'est brisé en même temps. J'en suis en partie responsable, mais, en refusant de me croire, en refusant d'admettre que toi aussi, tu as pu commettre envers moi des erreurs, tu y ajoutes largement ta contribution. Tu es chanceux si tu es capable de te consoler déjà dans les bras de cette petite garce. Ne doute pas que me concernant, l'amour que j'ai pour toi finisse, comme tu le dis si bien, par me gangrener, car contrairement à toi, je ne saurais l'offrir à un autre. Je t'aime encore bien trop pour cela.



Elle n'avait pas signé, parce qu'elle ne pouvait pas. S'il lui refusait le droit d'utiliser son nom, elle n'userait d'aucun autre. La nuit commençait à tomber et il n'aurait pas été très prudent de s'aventurer seule au-dehors. Elle relut rapidement la lettre, et la replia en soupirant. Elle n'était que le reflet de sa colère, mais, au fond, à qui en voulait-elle le plus, à lui, ou à elle-même ? Une vague de chagrin de nouveau la submergea, boutant le courroux de ses veines. Elle remisa la lettre dans l'écritoire, plus vraiment sûre de vouloir lui faire parvenir, et s'effondra sur le lit, s'épuisant dans les larmes jusqu'à ce qu'enfin, le sommeil l'en délivre.
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Lison_bruyere
Frontière limousine, 9 octobre 1466

En quittant Mende, près d'un mois plus tôt, Fanette avait fait une promesse à Joanne. Elle écrirait, tous les deux jours, pour l'assurer que, même si l'entreprise semblait périlleuse, aucun mal ne lui avait été fait. Elle s'y était tenue, plus ou moins, elles avaient néanmoins échangé plusieurs brefs par semaine ... jusque-là. Un courrier de Roman, reçu aux premiers jours d'octobre avait mis un léger frein, les deux suivants l'avaient totalement perdue. Alors, quatre jours plus tôt, elle avait envoyé ce qu'elle pensait être la dernière lettre à sa belle-mère, pour la simple et bonne raison qu'elle ne le serait plus.




Joanne,

Je suis sincèrement heureuse que vos blessures se soignent, et rassurée de savoir que votre époux est en état de prendre soin de vous. Concernant Milo, je crois avoir deux pistes, mais, je dois encore vérifier, je vous tiendrai informée bien évidemment.

Pour le reste, je suis toujours en vie. Tiendriez-vous encore à ce que je vous écrive aussi régulièrement pour vous dire qu'il ne m'est rien arrivé de fâcheux si je n'étais plus votre belle-fille ? Parce que, il semble que ce soit le cas.

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Fanette



Elle avait raturé sur cette lettre, écrite dans la fébrilité du chagrin qui lui broyait le cœur, le tout le dernier paragraphe, qui évoquait une garce prête à tout pour se faire accepter du clan. Après tout, elle n'était guère légitime à se plaindre après l'inconséquence de son comportement.

Depuis Amarante et la fauvette avaient laissé derrière elles les bas-fonds sordides des Miracles pour reprendre le chemin de Limoges. Malgré les documents subtilisés dans le bureau de Montparnasse, offrant deux nouvelles pistes, et autant d'espoir de retrouver Milo, chaque étape était difficile. A l'épuisement et l'inquiétude d'un début de grossesse, aux nausées, aux étourdissements s'ajoutaient le désespoir et la crainte des jours à venir. La jeune femme ne gardait plus rien, et ce que sa gorge sans cesse nouée consentait à laisser passer, son ventre le rejetait presque aussitôt. Elle se nourrissait de bouillon, creusant encore ses traits déjà pâles, enfonçant un peu plus dans ses orbites son regard éclairci de larmes, et si sa taille s'était à peine épaissie, elle avait tant maigri qu'on pouvait le deviner dans l'épaisseur des jupes.

Elle était à une trentaine de lieues de la capitale limousine quand un pigeon, au flair de chien truffier, s'était joué des difficultés pour lui remettre la réponse de la Medici. Elle était rédigée d'une écriture inconnue, mais était-ce bien surprenant ? Joanne était aux dernières nouvelles, alitée en Rouergue, aux bons soins de son époux, qui devait jubiler des décisions de son fils. Il n'avait sûrement aucune envie de prendre part à la correspondance des deux femmes.





Joanne a écrit:

    Fanette,

    Que se passe-t-il ? Quelles nouvelles vous sont parvenues ?
    Evidemment que je veux que vous continuiez de m'écrire. La question ne se pose pas ! Ne doutez pas de ça. J'ai beaucoup de défaut, mais pas celui-là.

    Continuez de me tenir informée, et si on peut vous aider pour vos pistes pour Milo, n'hésitez pas.

    Prenez soin de vous.
    J.




Elle avait hésité longuement à répondre aux premières questions de l'Italienne. Joanne était une mère. Quelles que soient les décisions de son fils, elle devrait les soutenir, et le choix de Roman était fait. Mais Amarante l'avait poussé. Elle ne décolérait pas après le Corleone, le trouvant borné et irrémédiablement injuste. Ses paroles rejoignaient d'une manière si évidente celles de Svan quand elle évoquait la responsabilité de son époux, que trop absent, soir après soir, et qui l'abandonnait au prétexte de ses missions des jours durant sans lui donner de nouvelles.

Et si Fanette se défendait de lui en faire reproche, elle avait fini par les entendre, et parfois, l'amertume cédait place au chagrin. Elle n'acceptait pas qu'il lui impose sa décision sans même venir la voir, qu'il l'accuse d'adultère au motif d'un baiser égaré à de mauvaises lèvres, quand les derniers mois n'avaient été qu'une succession d'épreuves dans lesquelles elle s'était débattue, souvent loin de son regard. Elle souffrait qu'il renie l'enfant qu'il avait planté au creux de ses entrailles, l'accusant de mensonge quand elle affirmait qu'il ne pouvait être que le sien. Elle ne comprenait pas ce soudain revirement, quand, après ses aveux, et bien que profondément blessé, il avait admis n'avoir pas été assez présent pour elle.

Et par-dessus tout, ce qui la peinait le plus, c'était l'absence de remords qui transpirait de ses mots, comme si rien de ce qui se passait ne le touchait, comme s'il avait balayé d'un revers de main l'amour qu'il lui avait porté, et que rien de cela n'avait jamais existé. Bien sûr, elle le savait dur aux sentiments, capable de les enfouir si profondément qu'il pouvait ne rien en laisser paraître, mais la brutalité avec laquelle il venait de l'effacer de sa vie lui avait poignardé l'âme et le cœur.

Ce jour-là finalement, elle s'était décidée, elle avait ressorti de l'écritoire de voyage la lettre qu'elle avait déjà rédigée pour son diable quelques jours plus tôt. Elle n'était pas l'épouse lamentablement docile que tous lui reprochaient d'être et Roman n'était pas stupide, contrairement à ce que pensait sa marraine. En dépit de tout l'orgueil et l'arrogance dont il était pétri, il savait sûrement se remettre en question, du moins l’espérait-elle.

Elle avait alors modifié légèrement le courrier, ajoutant un mot par ci, rayant une phrase par là, lui révélant finalement des craintes qu'elle lui avait toujours tues. Elle s'était appliquée à gratter méticuleusement le vélin pour ôter le passage concernant Alessia. Elle le savait injuste, car jamais aucun autre enfançon ne saurait remplacer Milo dans le cœur de son père. L'espace laissé vide fut comblé d'une demande concernant justement leur enfant.





Ne t'inquiète pas de me voir encore signer mes courriers du nom que tu m'as donné, celui-ci est le dernier que tu recevras de moi, sauf en ce qui concerne les nouvelles de notre fils. Ils ne servent à rien d'autre qu'attiser un peu plus ta colère, alors, j'espère que tu accepteras de me parler de me rendre une chance. Je t'ai avoué ma faute, ainsi que mes regrets, et tu me traites encore de menteuse. Mais si je l'étais, tu n'aurais jamais rien su de ma trahison. Tu es le père de l'enfant que je porte, je n'ai ouvert mes cuisses à aucun autre, et ce n'est que pour m'être cruel que tu refuses de me croire. Tu peux le nier à présent, mais au fond de toi, tu sais bien que je ne suis pas une menteuse. Et s'il arrivait que je meure en couches, j'espère que tu te souviendrais que cet enfant est de ton sang.

Toi Roman, comment peux-tu affirmer que tes erreurs n'ont jamais concerné les sentiments que tu me portais ? Ne m'as-tu pas fait souffrir en m'abandonnant sans un mot un mois durant juste avant notre mariage ? Peux-tu imaginer ce que j'ai enduré, alors que j'étais grosse de ton fils et que je pensais t'avoir perdu ? Tu as douté toutes ces semaines loin de moi. Tu craignais de faire une erreur en m’entraînant dans ta vie, mais c'était chose faite déjà, et il était trop tard pour faire machine arrière. Moi qui voulais tant devenir ton épouse, j'aurai refusé alors, jusqu'à ce que tu sois bien sûr de toi, mais je ne voulais pas qu'on traite de bâtard l'enfant que je portais. Leorique me l'avait déjà bien assez dit. Je ne doutais pourtant aucunement de notre amour, mais la question un peu brutale que tu m'avais posé à ton retour m'a fait craindre que tu ne changes encore d'avis, pour nous protéger de toi, et des ténèbres qui tiennent une partie de ton âme. T'en souviens-tu ? Je n'en ai oublié, ni la teneur, ni le ton : « Comment vivras-tu quand je me balancerai au bout d'une corde ? » J'ai oublié ma peur, et je t'ai fait confiance, même si, à cet instant-là, tu l'avais un peu érodée. Je n'ai rien eu à regretter, même s'il m'a fallu un peu de temps pour être sûre que tu ne me laisserais plus.

Et maintenant Roman, comment ferai-je vivre tes enfants ?
Oui, je sais, maintenant, tu t'en moques. Car il est un point sur lequel tu as raison, tout ce qui arrive est de ma faute, juste de ma faute, et je dois l'assumer. J'ai eu tort, je regrette douloureusement de t'avoir fait du mal quand tu t’efforçais de me faire du bien. J'espérais juste un peu plus de compréhension de ta part. J'en ai eu pour toi, toujours, j'en ai encore. Je pensais juste que l'amour que nous nous portions était suffisamment fort pour que l'on puisse surmonter ces obstacles. Peut-être qu'il y en a trop eu, Milo, ta famille qui ne m'a jamais vraiment acceptée, ma trahison. Peut-être aussi que les deux premiers m'ont poussé au troisième.
Quoi qu'il en soit, et même si ça t'indiffère sûrement, je ne peux t'en vouloir de m'avoir remplacée, comme je crois le comprendre dans ta lettre. J'en souffre. Pas tant de la place qu'elle prendra dans ta couche, je suppose que je mérite cela, mais de celle qu'elle pourrait prendre dans ton cœur. Je suis amère aussi car je suis sûre de connaître son nom. Cette fausse prude d'Anaella a pris un malin plaisir à me dire que ton père et ton frère voulaient qu'elle se glisse dans ton lit pour te consoler quand tu irais mieux. Elle qui voulait trouver une place au sein de votre clan y est parvenue. Cette petite intrigante a bien manœuvré, ta famille va l'apprécier plus encore maintenant. Il ne lui reste plus qu'à se faire engrosser pour te garder contre elle.

Je suis malheureuse Roman, tu peux te réjouir, tu as ta vengeance, et je sais combien la vengeance est chose importante pour les Corleone. Si j'ai brisé ton cœur, le mien s'est brisé en même temps. J'en suis en partie responsable, mais, en me traitant de menteuse, en préférant nous condamner sans chercher à me comprendre, tu y ajoutes largement ta contribution. Tu es chanceux si tu es capable de te consoler déjà dans les bras de cette garce. Ne doute pas que me concernant, l'amour que j'ai pour toi finisse, comme tu le dis si bien, par me gangrener, car contrairement à toi, je ne saurais l'offrir à un autre. Je t'aime encore bien trop pour cela.

Tu ne me demandes pas ce que j'ai trouvé pour Milo aux Miracles. Je suppose que c'est un simple oubli. J'ai dérobé les livres et divers documents dans le bureau de Montparnasse. Il y a deux pistes que je voudrais vérifier. Un couple vit dans les environs de Castres, Di Cesarini, Asphodelle et Stradivarius. Au mois d'avril, ils ont pris contact avec l'orphelinat pour adopter un enfant. J'ai trouvé une lettre qui annulait ensuite cette demande mais, au seize juin, le jour de l'enlèvement de notre fils, il est fait mention dans le cahier de comptes d'un transport payé pour mener chez eux un enfant de l'orphelinat. J'ignore s'il s'agit de Milo, mais rien ne peut en dire le contraire. Je ne sais pas si tu es encore à Limoges, et où tu comptes aller, mais je ne peux que te soumettre l'idée d'aller vérifier là-bas s'il ne s'agit pas de notre fils qui aurait été directement conduit chez ces gens. Je rentre sur Limoges le temps de préparer un nouveau voyage, pour les mêmes raisons. Milo peut-il au moins compter sur toi ? Ces deux pistes sont à l'opposé et je ne peux pas être partout à la fois.

F.



Une petite victoire parmi toutes les larmes. Le temps de ces quelques lignes, elle n'en avait versé aucune, parfaitement détachée, concentrée seulement sur l'espoir que Milo se trouve avec l'une ou l'autre de ces personnes, espérant encore que Roman, s'il refusait d'être un époux, veuille toujours être un père. Le second courrier fut un peu plus difficile à écrire, la ramenant à son erreur qu'elle payait au prix fort.




Joanne,

Je serai demain à Limoges, pour mieux préparer mon second voyage. Dans les divers documents dérobés à l'orphelinat, j'ai pu trouver deux familles qui pourraient potentiellement vivre avec notre fils. Enfin, pour tout dire, je n'ai aucune assurance, et je veux justement le vérifier. Elles sont à l'opposé du royaume. J'ai demandé à Roman de se charger de ceux qui vivent aux alentours de Castres, j'espère qu'il acceptera. J'irai pour ma part vers le nord, une amie peut me loger en Maine, juste à deux jours de route de ma destination, ça m'aidera je pense, surtout si j'avais la chance de le retrouver.

Pour le reste que vous dire. Je n'ai pas revu votre fils depuis mon départ de Mende, mais il semble qu'il aille bien mieux, suffisamment pour avoir pris sa décision nous concernant. Je ne suis plus son épouse. Il me répudie, au motif de l'adultère. Enfin je n'ai pas bien compris, il paraît que je n'ai jamais été son épouse. Je crois aussi qu'il m'a déjà remplacée. Je suis sûre que c'est par cette petite garce qui avait pris un malin plaisir à me dire que votre époux et Gabriele espéraient qu'elle se glisserait dans ses draps pour le consoler dès qu'il irait mieux. Il semble que ce soit chose faite. Ce n'est pas tout. Il sait à présent pour l'enfant que je porte, mais il ne veut pas en entendre parler non plus, cet enfant n'est pas le sien, il le maintient.

Il est votre fils Joanne, et vous vous rangerez sûrement à ses côtés, je le comprends. Mais je suis si malheureuse qu'il puisse tout balayer si facilement, comme s'il n'y avait jamais eu aucun amour entre nous, qu'il puisse condamner cet enfant qui est pourtant le sien, à n'avoir pas de père. Que deviendra-t-il si je meurs en couches ? Que deviendra-t-il si je ne parviens à m'en occuper décemment ? Il me connaît, il sait que je ne suis pas une menteuse. Jamais je n'ai aimé un autre homme que lui, et jamais je n'ai abandonné autre chose que mes lèvres à cet Angevin auprès de qui je me suis égarée.

Rien ne saurait excuser mon geste, même si j'avais l'impression, erronée sans doute, que Roman ne voyait en moi qu'une mère aimante, une épouse dévouée, une aubergiste, une amie. Je savais sa tendresse, son amour, mais c'est de fougue, de passion, et d'urgence dont j'avais besoin, de ne pas attendre huit jours avant de goûter encore ses caresses, quand chaque soir, d'autres femmes gémissaient sous les assauts de leurs époux. Je voulais moi aussi toutes les nuits pouvoir céder mon corps à ses mains, sa bouche et son vit. Pourtant je refusais de l'avouer, non seulement à lui, mais à moi. J'avais promis de me satisfaire de la vie qu'il m'offrirait, comment pouvais-je devenir si ingrate alors que je ne manquais que de son temps ? Je sais à présent que ce n'est pas une excuse, et que je n'aurais pas dû, mais il a fallu le baiser de cet homme pour que je me rappelle qu'avant d'être une épouse, j'étais une femme. Et il est trop tard à présent pour lui promettre de n'être jamais plus que la sienne. J'ai brisé son cœur en même temps que le mien. Je ne suis pas sûre de savoir vivre avec ça.

Rétablissez-vous vite Joanne. Prenez soin de vous, et de lui, puisque je n'en ai plus le droit à présent.
Fanette

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