[Même pièce, même heure, même moment, mêmes personnes.]
Elle s'interrompit. Peut-être qu'après tout, seules les femmes étaient faites pour être sentimentales. Roman avait grandi dans une famille riche, mais loin de l'affection de sa mère et de l'intérêt de son père. S'il pouvait ressentir de l'amour pour ses enfants, avait-il appris à l'exprimer ? Ces choses-là s'apprenaient-elles seulement ?
En janvier, notre petite Stella est tombée malade. Au dix-huitième jour de ce premier mois de l'an, j'ai confié la garde de Milo à son oncle, le frère aîné de Roman, Gabriele Corleone. Milo le connaissait bien, pour avoir passé régulièrement du temps avec lui. J'étais sûre qu'il serait en sécurité et ne risquerait pas de tomber malade à son tour. Quand l'état de Stella s'est aggravé, j'ai fait prévenir Roman. Il est venu. Hélas, notre fille est ...
Sa voix s'étrangla. Morte ... Elle ne parvenait toujours pas à prononcer ce mot, trop froid et cru pour qualifier cette minuscule enfant qu'elle avait chéri si peu de temps.
... notre fille a cessé de respirer au sixième jour de février. Là, Roman et son frère ont commencé à me reprocher tout un tas de choses. D'abord ils m'ont accusé d'avoir laissé souffrir ma fille, prétextant que j'aurais dû abréger ses souffrances. Mais m'sieur, qui peut faire ça ? Qui peut décider de la vie et de la mort sinon le Très-Haut ? Puis, si vraiment ils pensaient qu'il fallait le faire, les Corleone sont maîtres dans l'art des poisons, ils auraient tout aussi bien pu, que je le veuille ou non. Ils ne se soucient pas vraiment de mon avis. Maintenant au contraire, ils m'accusent d'avoir tué ma fille, d'être folle.
De nouveau elle marqua une pause, tant l'évocation de ces souvenirs était pénible. Ses mains avaient fini par se rejoindre sur le plateau de la table, et se nouaient et se dénouaient de nouveau nerveusement.
Deux jours après que ma fille soit ... enfin ... deux jours après, Roman est venu me voir. Il a dit qu'il n'avait plus confiance en moi. Que bientôt, il partirait avec Milo, son frère et son neveu, qu'ils iraient à Florence, et qu'il laisserait notre fils dans sa famille maternelle, chez les Medici, qu'il y aurait une bonne éducation loin de mes jupons, et que lui ainsi, pourrait aller passer un peu de temps avec son fils quand ses missions le lui permettraient. Quand j'ai dit qu'il n'avait pas le droit de m'en séparer, il a rétorqué qu'il était son père, et que par conséquent, il avait tous les droits. J'ai dit que j'irai si mon fils y allait et il a refusé en riant, car je n'avais pas ma place chez les Medici. Alors, je lui ai répondu que dans ce cas, j'irai chercher mon fils dès le matin suivant chez Gabriele. Encore une fois il a ri en disant que je m'exposerais à des choses que je ne voulais pas connaître. C'était la première fois qu'il me menaçait. Après ça, je suis allée tous les jours chez Gabriele pour qu'on me rende mon fils, je n'ai eu en retour que des insultes et des menaces. Jamais ils ne m'ont permis, ne serait-ce que le revoir, l'embrasser, aller l'endormir le soir.
Roman a prétendu depuis qu'il comptait me ramener mon fils à Limoges, mais c'est facile à dire à présent qu'il veut me faire passer pour une folle. Quelles preuves avais-je moi qu'il voulait me le rendre après ce qu'il m'avait dit, et toutes les menaces qu'ils me faisaient lui et son frère. J'ai un témoin qui l'a entendu comme moi me dire qu'il allait emmener Milo loin de moi. Il pourra prendre la parole au procès, j'suis sûre qu'il voudra. Il s'appelle Oliv ... Jaime Oliver Mannering.
Elle tourna la tête vers la fenêtre en un geste machinal, comme si elle pouvait apercevoir l'Anglais. Mais l'étroite ouverture donnait sur le mur borgne de la maison d'en face, une vieille façade mangée de lierre.
Leurs menaces étaient sans doute bien réelles, car, au lendemain de la mise en terre de ma petite fille, Lenù, l'amie de Roman et de Gabriele, une amie proche qui passait beaucoup de temps chez eux, tellement proche qu'elle a partagé le lit des deux frères, m'a fait ingurgiter un poison et a essayé de m'étrangler. Oliver est arrivé juste à temps, sans quoi, Milo n'aurait plus de mère. Il m'a forcé à quitter Limoges, par crainte qu'on s'en prenne encore à moi.
Quelques jours plus tard, Roman a réussi à me faire parvenir une lettre me disant qu'il venait ici, à Tours. Bêtement, j'ai cru que, s'il me prévenait, peut-être qu'il était disposé à me laisser voir mon fils. Alors je suis venue moi aussi. Sauf que j'ai mis du temps à le trouver. C'est à cette occasion aussi que j'ai croisé une connaissance, une belle dame qui était escortée par des mercenaires, Edvald et sa troupe. Elle avait croisé Roman quelques jours avant, et l'avait trouvé détestable dans les propos qu'il tenait sur moi. Elle m'a conseillé de faire appel à la Bannière Brune pour reprendre mon fils qu'il ne semblait pas disposé à me rendre.
La fauvette s'interrompit une fois de plus pour rassembler ses souvenirs, et être la plus précise possible.
J'ai refusé dans un premier temps. J'avais peur, je ne voulais pas de violence, surtout pour pas y exposer mon fils, puis je n'ai jamais voulu de mal à Roman, ni à personne de sa famille. Malgré nos différends, il restera toujours l'homme que j'ai aimé et qui a fait de moi une mère. Puis, je croyais encore qu'une solution était possible. Mais j'étais naïve. Je n'ai pas trouvé Roman quand je l'ai cherché à Tours, mais lui et son frère m'ont trouvée en revanche. Ils ont attendu que je sois seule pour venir me parler, enfin, me parler ... Roman a maintenu son refus de me laisser voir mon fils. Il persistait à dire que je le verrai quand il l'aurait décidé, et que plus je le réclamerai, plus il m'en priverait. Puis, de nouveau ils m'ont menacé de mort. Ils m'ont giflé, parce que c'était facile, à deux contre moi, puis insulté encore. Enfin, ils sont partis en me traitant de folle et d'hystérique. J'ne suis pas hystérique, je ne l'ai jamais été. On dit, qui veut noyer son chien, l'accuse de la rage. Je crois que c'est ce qu'ils font depuis le début.
Elle laissa échapper un long soupir, visiblement éprouvée par son récit. Quel gâchis dont son fils était la victime, bien plus qu'elle au fond, privée d'une petite sur, puis d'une mère, et à présent, il était raisonnable de penser qu'il serait privé de son père. Tout ce qu'elle n'avait jamais souhaité.
C'est après ça que j'ai compris que Roman me baladait, qu'il était toujours décidé à me priver de mon fils. Pourquoi sinon, s'il avait été de bonne foi, ne pas m'avoir accordé le droit de passer quelques heures avec lui ? Surtout qu'il sait pertinemment que s'il avait voulu l'avoir pour lui seul quelques jours, je lui aurais laissé ce droit. Mais me l'arracher, jamais, pas avec tout ce que j'ai fait pour lui quand son père refusait de lever le petit doigt pour m'aider dans mes recherches.
Son regard se chargea de culpabilité, sa voix se fit moins assurée.
Alors c'est vrai m'sieur. Quand ils m'ont laissée, j'étais si révoltée, j'suis allée rejoindre les mercenaires, Edvald et sa troupe. J'ai signé le contrat qu'il avait déjà préparé, mais, le Très-Haut m'en est témoin, je les ai pas payé pour qu'ils le rouent de coups, comme il le prétend. Je les ai juste payé pour qu'il me ramène mon fils parce que je crevais de ne plus le voir. Comprenez bien m'sieur, j'venais de perdre ma fille, et ça faisait presque deux mois que j'voyais plus mon p'tit garçon. C'était cruel et injuste de me priver de lui.
Elle fouilla dans sa besace et en sortit un parchemin roulé et noué d'une ficelle de chanvre. Elle le lui tendit.
Tenez, c'est le contrat, mais je suis sûre qu'Edvald acceptera de venir en témoigner. On peut lui demander d'être mon second témoin, ou le premier, peu importe l'ordre, non ?
Finlams a écrit:La Bannière Brune s'engage à fournir une aide martiale dans la récupération de Milo Amalio di Medici Corleone à sa mère Fanette Loiselier en échange d'un salaire de 80 écus dont 50 en avance pour les charges dues aux coûts de mouvements, entretien des troupes et équipement ainsi qu'en préparation pour allouer des auxiliaires.
La cliente s'engage à suivre les consignes du lieutenant pour ne pas se mettre en danger et se soumet à un supplément de charge si elle agit sans considération pour les mercenaires ou sa propre vie. 20 écus en cas de non suivi d'une consigne. 50 en cas de mise en danger irréfléchie.
Le reste du salaire sera versé une fois l'enfant rendu à la cliente Fanette Loiselier.
Sans couleur ni patrie.
Tours, 1er mars 1468
Elle le laissa prendre connaissance du contrat et se ratatina sur son banc. Son teint était plus pâle encore qu'au début de l'entrevue et ses yeux s'étaient éclaircis de paillettes d'or, comme à chaque fois que les émotions venaient la submerger. Elle s'affaissa légèrement, posant sa tête un instant dans ses bras qu'elle venait d'allonger sur la table.
Declann la laissa parler, sans l'interrompre. Au bout d'un moment, alors que Fanette faisait une pause, il avait pris place sur la chaise face à la sienne. S'il avait cru que l'affaire serait amusante, il s'était trompé. Sur toute la ligne. Ce n'était pas un jeu, et la femme devant lui souffrait véritablement. Quel genre d'homme pouvait bien infliger de tels supplices à la mère de ses enfants ? Elle qui avait déjà tellement souffert ? Declann l'ignorait, il n'était pas de ce genre-là. Certaines choses lui échappaient, et lui échapperaient toujours. En revanche, il était là, devant Fanette, et même s'il n'y connaissait rien, il voulait réellement la défendre, désormais. La cause de la jeune femme était devenue sienne.
La table grinça légèrement quand il vint s'installer en face d'elle, y appuyant ses coudes. Elle releva la tête pour lui porter une écoute attentive.
- Bien. Déjà, je ne vous juge pas, sachez-le. Ensuite, je vais vous présenter ma défense. Faut la jouer finaude, là, je crois bien. Les loustics en face vont agir en traitres, va falloir qu'on soit plus malins qu'eux.Declann se gratta distraitement la joue, paupières légèrement plissées. La concentration était au maximum. Les Corleone, il connaissait vaguement ce nom. Des mercenaires, des brigands, des assassins. A coup sûr, cela ne pouvait pas jouer en leur faveur. Mais parce qu'ils avaient un passé trouble et des activités louches, il fallait s'en méfier. S'agissait pas de foncer dans le tas et de voir ce que ça donnerait.
- Bon. Mon papi m'a toujours appris à dire la vérité. Donc on va dire la vérité. On va bien avouer avoir signer un contrat et on va exposer précisément les faits, on va montrer ce contrat à la juge, si c'est pas déjà fait. On va reconnaître ces faits, si on ment, ça se retournera forcément contre nous et c'est pas ce qu'on souhaite, hein ! Ensuite... Ensuite bon sang, des Corleone qui portent plainte ? Laissez-moi rire. Ces gens tuent quand on les encombre. Ils veulent vous voir souffrir, et c'est indéniable. Nous allons mettre ce fait en avant. Depuis quand les Corleone deviennent-ils les victimes ? Ça devrait les faire réfléchir, les juges et tout ça. On va bien souligner aussi le fait que ce Roman n'ait pas pris la peine de se présenter sous son nom complet. On va également mettre en avant le fait qu'il veuille enlever votre fils pour le coller dans sa famille. S'il ne prend pas l'enfant pour l'élever lui-même, il n'a aucune raison de l'enlever à sa mère. Il est physiquement capable d'élever un enfant, et matériellement aussi, j'en doute pas. Je vais mettre l'accent sur le métier de son père, à votre fils, et au fait qu'il y ait eu tentative de meurtre. Qu'il vous prive de votre fils sans motif. Qu'il ne se soit jamais intéressé à votre fille. Qu'il vous accuse de négligence, c'est une chose, mais il était où, lui, hein ? En train d'égorger un pauvre type quelconque. L'image du père, on va bien mettre ça en avant. C'est pas un milieu sain pour un petit garçon. Faut absolument qu'on vous présente sous un certain éclairage. C'est pas du mensonge, c'est juste qu'il va falloir que vous ne vous énerviez pas, jamais. Si vous vous énervez en public, ça va vous faire perdre en crédibilité. Vous êtes une femme impuissante face à une famille de tueurs. Vous allez pouvoir garder votre calme ? Pleurez si vous avez envie, faudra pas vous retenir. Je sais que c'est pénible de pleurer devant la personne qui rêve de vous voir craquer mais plus vous allez paraître
sensible et bouleversée devant la cour, plus vous gagnerez de points, c'est quasi sûr. Lui il va foncer droit dans le mur, il verra rien venir. Ils veulent jouer les victimes, on va voir ça. On va pas se laisser faire. Ensuite... On va les avoir à leur propre jeu, M'dame Fanette, j'vous promets. On va renverser la situation. Faut me faire confiance. Faites comme j'vous dis.Plus vous aurez l'air d'une victime, plus il aura l'air coupable. Oui ?Quelques larmes ourlaient ses cils, mais elle les essuya en acquiesçant à ses propos. Elle voulait croire qu'il parviendrait à la sortir de ce mauvais pas, mais en vérité, elle avait peur. Elle avait aperçu Roman au premier rang dans la salle du tribunal. Et si elle avait vu sa mauvaise mine, les ecchymoses à son visage, les sutures, le bras en écharpe, alors, les autres avaient pu le voir aussi. Elle s'ouvrit de ses inquiétudes.
J'me mettrais pas en colère, soyez sans crainte, je veux pas leur faire ce plaisir. J'ai jamais été hystérique, jamais.
Par contre, j'veux pas mentir, alors dire qu'il s'est jamais intéressé à sa fille est faux. Disons qu'il ne s'y est pas beaucoup intéressé, juste trois semaines quand elle a eu quatre mois, puis, plus rien jusqu'à ce que je le fasse prévenir. Mais, si on dit jamais, il dira qu'il est venu aussitôt qu'il l'a su malade. Et les onze jours où il était à Limoges, il est venu la voir quotidiennement. Il s'enfermait avec elle dans la chambre plusieurs heures par jour. Il a essayé de la soigner, sans y parvenir lui non plus.
Puis, pour le reste, j'ai peur. Vous l'avez vu, on pourra dire tout ce qu'on veut, ses blessures datent de deux semaines environ, et elles sont encore bien visibles. Moi, faudra convaincre pour que le juge me croit. Lui, il suffit de le regarder.Elle se pinça le coin de la lèvre, un peu embarrassée.
Faut que j'vous avoue autre chose m'sieur. Autre chose qui risque de compliquer un peu. Elle hésita mais, s'il devait la défendre, elle jugea qu'il ne devait pas être déstabilisé par une mauvaise surprise au moment des plaidoiries.
Faut que vous sachiez qu'on m'a condamnée à la potence en fin d'année m'sieur. Enfin on m'a pas condamnée en fin de compte, mais un peu quand même.Elle s'embrouillait tant elle était encore une fois honteuse de cet aveu.
A l'automne, le hasard a mis sur ma route le jeune homme qui a enlevé Milo quand il n'était qu'un tout petit enfant de sept semaines. J'en ai été privé dix mois, j'l'ai cherché sur les routes quand mon ventre pesait d'un autre enfant, mon mariage est partie à vau-l'eau. Alors, quand je l'ai vu faire comme si de rien n'était, comme si tout cela n'était qu'un mauvais souvenir, j'ai eu tant de colère que je lui ai donné un coup de couteau pour le tuer. J'ai pas réussi. On m'a arrêtée pour ça. Le jeune homme était bien installé et respecté dans la ville où se sont déroulés les faits, donc, le juge m'a condamné à la potence. On m'a pas pendue cependant, parce que celui que j'ai poignardé, quand il a été remis, il est venu prendre ma défense. Il a avoué que tout ce que j'avais dit était vrai, qu'il avait voulu se venger de Roman en enlevant son fils et que j'étais une victime. Alors, le juge a consenti à suspendre la sentence. J'ai fait de la prison,et j'ai eu une amende. Je devais aussi un mois de travail forcé dans un hospice, mais ça, j'ai réussi à y échapper en quittant le duché avant, pour aller rejoindre mes enfants. Mais le juge a dit que j'étais mise à l'épreuve, et que, si je me retrouvais face à la justice au cours de l'année qui allait s'écouler, je risquais de me retrouver encore au pied du gibet. Et là, ben ça fait pas un an m'sieur. Si la juge de Touraine apprend ça, j'ai peur que ce soit pas bon.Declann fronça les sourcils, un peu ennuyé. C'était pas si joli qu'il l'aurait voulu. Il se gratta la tempe et haussa les épaules.- J'vais essayer de caser l'information quelque part, mais si l'sujet est jamais abordé... On va faire comme si ça avait pas eu lieu, hein ? Allez. V'nez. Il est temps d'y r'tourner.Il se leva et lui tendit la main, avant de l'entraîner avec lui.