«Cest de la superstition,» affirmait Eirik. La rune avait-elle joué son rôle de protection ? Ou bien étaient-ce simplement les compétences conjuguées de la matrone qui avaient rendu le souffle au nouveau-né grisâtre quelle avait mis au monde, et celle du médecin italien quelle avait fait quérir pour sauver son épouse quand elle était déjà bien trop occupée avec lenfant sans vie. Comment aurait-elle pu le savoir ? Dans le doute, elle avait tenu la rune dans sa main, ainsi que le béryl que lui avait remis Faust Nicolas dans le même but, tout au long de son second accouchement qui du reste, sétait bien mieux passé que le premier. Mais là encore, le devait-elle à ce talisman supplémentaire, ou bien était-ce simplement parce quelle avait donné le jour à un petit avorton dà peine quatre livres qui sétait frayé un chemin bien plus facilement que ne lavait fait son aîné un an plus tôt.
Quoi quil en soit, Fanette était superstitieuse. Elle croyait aux charmognes, aux punitions divines, elle qui en maintes occasions avait offensé le Très-Haut, et loffensait encore dans la défiance quelle avait de lui.
Son esprit cessa de vagabonder à linstant où il entama son récit. Si elle couvait dun regard attentif le conteur, ses lèvres se relevaient parfois en un sourire, tour à tour émerveillé ou surpris. Derrière ses yeux sanimait la coquille. Elle la voyait sélargir et se courber, se piquer détoiles, tout autant quelle imaginait les nuages se former sur la surface courbe des eaux. Elle aima la façon dont la déesse façonna le monde, et songea, à une plus petite échelle aux reliefs laissés par les empreintes danimaux sauvages aux terres meubles. Sans doute pour les minuscules insectes, la trace profonde dun ours pouvait sembler être des collines, des vallées, un pays
Sa bouche sarrondit de surprise quand il évoqua la naissance de Wäino, et plus encore quand il parla du chant, qui la ramena à un souvenir plus ancien. Elle se demanda sil connaissait cet autre conte qui évoquait une musique pour créer et enrichir un autre monde. Elle saisit son regard si clair quil semblait presque transparent, à limage des glaciers qui se teintaient à peine de bleu dans leurs profondeurs. Elle lui sourit, silencieuse encore, sachant bien quil nen était là quau début de son histoire, puisquil navait pas encore évoqué Jouk.
Mais voilà que le long prénom prenait vie aux lèvres du Nordique. Elle ne sétonna guère de limpétuosité et de larrogance du Samì. Cétait sans doute un trait fréquent chez les jeunes hommes, et parfois chez les plus âgés aussi. Elle lavait expérimenté en aimant un Corleone qui, comme tous les mâles de sa famille, était passablement arrogant et prétentieux. Limpudence de Jouk était encore au-delà malgré tout. Il sétait affranchi des sages conseils des anciens.
Fanette était suspendue au récit dEirik, tout à la fois impatiente de connaître le dénouement de lhistoire et souhaitant pourtant que le conte sétire, tant elle se plaisait à lécouter. Son visage imprima une petite moue témoignant des contradictions qui se jouaient. Elle était satisfaite de la leçon bien méritée que Wäino donna au jeune homme, mais elle regrettait sa défaite, à cause du prix qui en serait payé.
Elle se revit, à l'été précédent, dans la robe blanche traditionnelle confectionnée par lAbyssinienne, le netsela multicolore noué sous sa poitrine, et ses boucles dorées rassemblées en tresses fines, constellées de perles de cuivre. Elle avait bien failli rebrousser chemin si le bras de son père nétait venu se nouer au sien pour la conduire à lAfricain de deux fois son âge, auquel il lavait donné en secondes noces. Elle ne pouvait ressentir quune profonde empathie pour la malheureuse Aïno, et sémut, tant de son triste sort que du courage dont elle avait fait preuve pour sopposer à la vie quon lui destinait.
Elle se questionna sur le chagrin de Wäino. Aurait-il été un bon époux ? Elle songea à Tyrraell et au choix que son père avait fait pour elle. Elle sétait crue sincèrement capable daimer un jour son époux, malgré son âge et la rudesse de son aspect, mais elle le craignait trop à présent pour que cela soit possible. A limage dAïno, elle avait trouvé son salut dans la fuite, mais ne se résoudrait jamais à mourir pour lui échapper.
Lhistoire sachevait presque comme elle avait commencé, sur des chants qui embellissaient le monde.
De belles choses naissent parfois des chagrins les plus tragiques, souffla-t-elle, presque pour elle-même. La jeune femme égara un instant ses yeux sur les flammes, reprenant doucement contact avec la réalité avant de relever vers Eirik un minois sans doute encore un peu teinté de mélancolie. Elle lui sourit néanmoins.
Cest une si belle et si triste histoire Eirik. Une femme paye linconséquence dun homme, cest sans doute banal, mais, ça ma touché.
Son regard se fit plus interrogateur.
Savez-vous pourquoi on vous a donné précisément le prénom de ce personnage ? Celui de Wäimo est sans doute bien plus glorieux que celui de ce jeune insolent. Il semble si mal vous aller.
Elle lui laissa le temps de répondre avant de poser une autre question.
Avez-vous entendu parler de l'Ainulindalë* ? Le début de votre conte m'y a fait penser. Je ne sais pas trop de quel pays cette légende vient. Elle fait partie des nombreuses histoires que me disait la vieille Messonier quand j'étais petite. C'est un chant aussi, celui d'Ilúvatar, l'être unique, qui était déjà là quand rien n'existait. Il le chanta avec les Ainur, qu'il avait fait naître de sa pensée, et de ce chant naquit une vision, celle d'une sphère suspendue dans le vide, à laquelle Ilúvatar donna vie ensuite, pour que ce monde accueille ses enfants.
La nuit avançait, et la fatigue des jours passés pesaient aux épaules frêles de la fauvette. Elle écouta Eirik lui répondre, mais bientôt, ses paupières trop lourdes éteignirent son regard. Dun mouvement sans doute inconscient, elle se recroquevilla, remontant un peu plus haut encore la couverture épaisse qui lenveloppait. Elle avait cette sensation paisible de flotter entre deux mondes, bercée des bruits rassurant du bivouac. Elle sentit Huan se rapprocher et appuyer sa lourde tête dans le pli de ses genoux. Le feu crépitait, ses flammes tenaient éloignées les ténèbres, et repoussaient le froid glacial.
Elle percevait un chant et en écouta les harmonies, tantôt gaies et légères, tantôt graves et profondes. Le ciel était couvert mais il nétait en rien menaçant, offrant un rempart cotonneux aux lumières célestes. Le pépiement des oiseaux retentit de nouveau dans les buissons proches. Elle était bien trop fatiguée pour sen étonner. Le bruissement des feuillages dodelinant dans le vent sajoutait à la mélodie de la voix mêlée de nature. Mais soudain, la ballade se fit plus abrupte, retentissant de notes métalliques et inquiétantes. La voix gronda, et le sol souvrit devant elle, y précipitant le feu bienveillant, les chiens, Eirik et Joukahainen. Dans labîme qui les ensevelit, elle distingua le visage balafré de son époux. Ses traits reflétaient la colère. Il lui étira un rictus mauvais en semparant des deux minis Corleone quil emportait sous ses bras, comme on se chargerait dune bûche avant de la jeter au feu, puis, lui tourna le dos pour séloigner.
Elle se redressa vivement en hurlant pour attirer son attention. Elle envoya valser la couverture qui lentravait dun geste leste et saisit une pierre. Son cur battait la chamade. Une rivière tumultueuse s'enroulait à ses chevilles, cherchant à l'attirer dans la profondeur de ses eaux. Elle en sentait déjà l'étreinte glacée et se mit à grelotter. Elle poussa sur ses jambes pour reculer dune bonne toise. A côté d'elle, un chien grogna sourdement. Le sol semblait sêtre refermé sur ses enfants. Toujours assise, le bras menaçant, elle fixait les flammes d'un air hagard.
* Méga anachronisme parfaitement assumé, l'Ainulindalë ne naîtra que bien plus tard dans l'imagination de Tolkien (le silmarillion).
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