Lison_bruyere
Quelque part, entre Toulouse et Limoges, peu après la Saint-Noël
Dans ce coin du royaume, la nature s'était mise en sourdine, enveloppée dans son linceul blanc qu'une brise légère soulevait çà et là en une poudre scintillante, dans les pâles rayons du jour. Fanette allait d'un pas tranquille sur le chemin. Les pleines goulées d'air froid lui piquaient le nez, et baignaient ses yeux de larmes avant de ressortir par sa bouche en volutes vaporeuses. Les joues presque aussi rouges que sa pèlerine, elle s'arrêtait de temps en temps pour reprendre son souffle, pestant en souriant contre la rondeur de son ventre et de sa poitrine qui, s'ils ajoutaient quelque forme avantageuse à sa silhouette d'ordinaire plus gracile, entravaient ses mouvements et son agilité. Le panier à son bras débordait de branches de houx dont les baies rouges contrastaient joliment avec le vert luisant des feuilles dentelées. Elle s'était passablement abîmé les mains pour le cueillir, mais le plaisir de Mariette, de Rohnan et de son diable quand ils découvriraient les gros bouquets décorant leurs chambres respectives suffisait bien à supporter quelques égratignures. Un sourire étira finement ses lèvres, alors que sa paume se fit caressante à travers l'étoffe, comme pour apaiser la petite vie qui s'agitait au-dessous. Elle entonna la berceuse qu'une femme lui avait apprise quelques jours plus tôt à Toulouse.
♫ ♪ Ninna nanna a sette e venti,
il bambino s'addormenti, ♫ ♪
♫ ♪s'addormenta e fa un bel sonno,
e si sveglia domani a giorno ... ♫ ♪
Elle s'arrêta, avisant une souche sur laquelle elle se laissa choir un instant. Non qu'elle veuille endormir le petit loir confortablement installé au creux de ses entrailles, mais surtout parce que sa petite escapade matinale avait duré un peu plus que raisonnable. Fanette avait appris à se ménager depuis sa mésaventure, entre Toulousain et Comminges. Ses imprudences lui avaient valu de douloureuses crampes, des reins moulus et une bonne frayeur, alors elle prenait soin à présent de s'éviter trop d'efforts à la fois. Mais depuis le matin, tout à son idée de trouver du houx, elle crapahutait, sortant des chemins pour grimper les talus ou enjamber quelques roches pour dénicher les buissons aux jolies baies, et finalement, elle ne s'était pas rendu compte qu'elle s'était peut-être un peu trop éloignée du village. L'écho lointain des cloches de tierce vint le lui confirmer. Si elle revenait mal en point, elle subirait les réprimandes de Roman, tout autant que celle de Mariette ou de Rohnan. Si son époux s'appliquait à veiller sur elle, le Von Frayner et sa cuisinière n'étaient pas en reste non plus, de sorte qu'il y avait toujours quelqu'un pour rappeler à la jeune femme de faire attention, de manger en suffisance et de se reposer ... A nouveau, ses lèvres étirèrent un léger sourire. Elle n'allait pas leur reprocher leur amicale bienveillance, surtout en ayant une fois de plus, omis d'écouter leurs conseils.
Un tintement de fers sur le chemin caillouteux, assorti du grincement régulier de l'essieu d'une charrette la sortit de ses pensées. D'un bond, elle se redressa, saisit son panier et avisa d'un coup dil rapide les bas-côtés. Mais le trot actif de l'animal aurait bien tôt fait de porter l'attelage à sa hauteur, il était trop tard pour se cacher. Sa dextre s'aventura dans le fond du panier, les doigts s'allongeaient, effleurant le manche du couteau. Elle eut à peine le temps de le saisir pour le dissimuler dans un repli de sa pèlerine que derrière elle, le pas du cheval ralentissait. Elle pouvait en sentir le souffle chaud et l'odeur musquée de cuir et de sueur mêlée.
Son gros ventre lui avait-il donc fait perdre tous ses réflexes de vagabondes ? Maintes fois elle s'était précipitée dans des fourrés quand elle était seule sur les routes, et à ce prix, en trois ans d'errance, seule, pas une fois elle n'avait fait les frais des marauds qui détroussent les voyageurs.
Cependant, la voix qui venait d'imposer au roncin l'immobilité ne lui était pas étrangère, avec cet accent si particulier, qui parfois avalait les v, aspirait les h ou confondait un peu le an et le on. Elle tourna la tête, surprise et tranquillisée de reconnaître le Normand.
Ses traits cependant se froncèrent en une petite moue revêche, et avant qu'il n'ait eu le temps d'ouvrir la bouche elle l'apostrophait.
- Faut-il encore que le hasard vous remette sur ma route ! Il me semble que dans mon dernier courrier, je vous avais demandé de m'oublier !
Elle n'allait sûrement pas lui avouer qu'elle était soulagée que ce soit lui et non quelque malandrin qui ait pu la surprendre, et préférait garder un peu de défiance, tant elle avait eu souvent du mal à le situer. Et s'il s'était parfois montré bienveillant, elle n'oubliait pas qu'elle s'était battu avec lui lors de leur dernière rencontre. Sans attendre de réponse, elle pressa le pas, s'appliquant à poser ses bottes dans la neige qui ourlait encore le bord de la route, afin de laisser tout loisir au cheval d'emporter son normand de propriétaire plus loin.
Non, elle ne lui demanderait sûrement pas de la ramener au village !
- La bonne journée à vous ! Lui asséna-t-elle pour clôturer ce qui n'était pas même le début d'une conversation, et sans lui jeter un regard, enfonça le bout de son nez dans la fourrure qui bordait son col et s'efforça d'allonger ses foulées. L'oreille à l'affût traînait derrière elle, espérant entendre un "Huuue" et le claquement des guides sur la croupe de l'animal qui la dépasserait aussi vite qu'il était apparu derrière elle.
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Dans ce coin du royaume, la nature s'était mise en sourdine, enveloppée dans son linceul blanc qu'une brise légère soulevait çà et là en une poudre scintillante, dans les pâles rayons du jour. Fanette allait d'un pas tranquille sur le chemin. Les pleines goulées d'air froid lui piquaient le nez, et baignaient ses yeux de larmes avant de ressortir par sa bouche en volutes vaporeuses. Les joues presque aussi rouges que sa pèlerine, elle s'arrêtait de temps en temps pour reprendre son souffle, pestant en souriant contre la rondeur de son ventre et de sa poitrine qui, s'ils ajoutaient quelque forme avantageuse à sa silhouette d'ordinaire plus gracile, entravaient ses mouvements et son agilité. Le panier à son bras débordait de branches de houx dont les baies rouges contrastaient joliment avec le vert luisant des feuilles dentelées. Elle s'était passablement abîmé les mains pour le cueillir, mais le plaisir de Mariette, de Rohnan et de son diable quand ils découvriraient les gros bouquets décorant leurs chambres respectives suffisait bien à supporter quelques égratignures. Un sourire étira finement ses lèvres, alors que sa paume se fit caressante à travers l'étoffe, comme pour apaiser la petite vie qui s'agitait au-dessous. Elle entonna la berceuse qu'une femme lui avait apprise quelques jours plus tôt à Toulouse.
♫ ♪ Ninna nanna a sette e venti,
il bambino s'addormenti, ♫ ♪
♫ ♪s'addormenta e fa un bel sonno,
e si sveglia domani a giorno ... ♫ ♪
Elle s'arrêta, avisant une souche sur laquelle elle se laissa choir un instant. Non qu'elle veuille endormir le petit loir confortablement installé au creux de ses entrailles, mais surtout parce que sa petite escapade matinale avait duré un peu plus que raisonnable. Fanette avait appris à se ménager depuis sa mésaventure, entre Toulousain et Comminges. Ses imprudences lui avaient valu de douloureuses crampes, des reins moulus et une bonne frayeur, alors elle prenait soin à présent de s'éviter trop d'efforts à la fois. Mais depuis le matin, tout à son idée de trouver du houx, elle crapahutait, sortant des chemins pour grimper les talus ou enjamber quelques roches pour dénicher les buissons aux jolies baies, et finalement, elle ne s'était pas rendu compte qu'elle s'était peut-être un peu trop éloignée du village. L'écho lointain des cloches de tierce vint le lui confirmer. Si elle revenait mal en point, elle subirait les réprimandes de Roman, tout autant que celle de Mariette ou de Rohnan. Si son époux s'appliquait à veiller sur elle, le Von Frayner et sa cuisinière n'étaient pas en reste non plus, de sorte qu'il y avait toujours quelqu'un pour rappeler à la jeune femme de faire attention, de manger en suffisance et de se reposer ... A nouveau, ses lèvres étirèrent un léger sourire. Elle n'allait pas leur reprocher leur amicale bienveillance, surtout en ayant une fois de plus, omis d'écouter leurs conseils.
Un tintement de fers sur le chemin caillouteux, assorti du grincement régulier de l'essieu d'une charrette la sortit de ses pensées. D'un bond, elle se redressa, saisit son panier et avisa d'un coup dil rapide les bas-côtés. Mais le trot actif de l'animal aurait bien tôt fait de porter l'attelage à sa hauteur, il était trop tard pour se cacher. Sa dextre s'aventura dans le fond du panier, les doigts s'allongeaient, effleurant le manche du couteau. Elle eut à peine le temps de le saisir pour le dissimuler dans un repli de sa pèlerine que derrière elle, le pas du cheval ralentissait. Elle pouvait en sentir le souffle chaud et l'odeur musquée de cuir et de sueur mêlée.
Son gros ventre lui avait-il donc fait perdre tous ses réflexes de vagabondes ? Maintes fois elle s'était précipitée dans des fourrés quand elle était seule sur les routes, et à ce prix, en trois ans d'errance, seule, pas une fois elle n'avait fait les frais des marauds qui détroussent les voyageurs.
Cependant, la voix qui venait d'imposer au roncin l'immobilité ne lui était pas étrangère, avec cet accent si particulier, qui parfois avalait les v, aspirait les h ou confondait un peu le an et le on. Elle tourna la tête, surprise et tranquillisée de reconnaître le Normand.
Ses traits cependant se froncèrent en une petite moue revêche, et avant qu'il n'ait eu le temps d'ouvrir la bouche elle l'apostrophait.
- Faut-il encore que le hasard vous remette sur ma route ! Il me semble que dans mon dernier courrier, je vous avais demandé de m'oublier !
Elle n'allait sûrement pas lui avouer qu'elle était soulagée que ce soit lui et non quelque malandrin qui ait pu la surprendre, et préférait garder un peu de défiance, tant elle avait eu souvent du mal à le situer. Et s'il s'était parfois montré bienveillant, elle n'oubliait pas qu'elle s'était battu avec lui lors de leur dernière rencontre. Sans attendre de réponse, elle pressa le pas, s'appliquant à poser ses bottes dans la neige qui ourlait encore le bord de la route, afin de laisser tout loisir au cheval d'emporter son normand de propriétaire plus loin.
Non, elle ne lui demanderait sûrement pas de la ramener au village !
- La bonne journée à vous ! Lui asséna-t-elle pour clôturer ce qui n'était pas même le début d'une conversation, et sans lui jeter un regard, enfonça le bout de son nez dans la fourrure qui bordait son col et s'efforça d'allonger ses foulées. L'oreille à l'affût traînait derrière elle, espérant entendre un "Huuue" et le claquement des guides sur la croupe de l'animal qui la dépasserait aussi vite qu'il était apparu derrière elle.
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