Lison_bruyere
- Machecoul, 15 février 1468
Machecoul tintait toujours étrangement au cur de la fauvette. C'était le début de cette Bretagne qu'elle aimait tant. Les landes sauvages et mystérieuses commençaient là, bordées à l'ouest par les marais du fond de la baye de Bretagne. L'air iodé se chargeait parfois des relents de vase, mais la végétation se faisait basse et âpre pour se parer au printemps de teintes tapageuses qui s'accordaient si bien au ciel d'orage, des jaunes éclatants des ajoncs, des roses doux des bruyères, et des gris-vert des lichens qui tapissaient les dalles de grès. Cet endroit était si beau, et pourtant tout à la fois si inquiétant. Le souvenir des enfants suppliciés par le seigneur des lieux, quelque trente ans plus tôt, hantait encore les chemins. On entendait parfois leurs pleurs quand le kornog soufflait sur la lande, c'est du moins ce qu'on avait dit à Fanette. Elle craignait de les entendre un jour et plus encore à présent qu'elle était amputée des deux amours de sa vie.
C'est à tout cela qu'elle songeait, quand elle s'était discrètement glissée hors de la petite tente de l'Anglais. Peu importait le froid qui mordait ses extrémités. Elle se recroquevilla devant ce qui restait de feu, jambes pliées ramenées contre sa poitrine, auxquelles elle enroula ses bras. Regard levé vers le ciel, elle cherchait l'étoile la plus brillante, celle qu'Oliver avait gravée sur le couvercle du petit cercueil en lui disant qu'elle était sa Stella. Elles étaient si nombreuses, comme autant de curs de mère déchirés, de petites âmes égarées au grand drap noir des ténèbres. Au-dessus de l'horizon nord, l'une d'elles semblait scintiller plus intensément. Elle l'observa un moment, ne parvenant cependant à n'y trouver aucun réconfort. Paupières se refermèrent sur les larmes silencieuses. Elle enfouit la tête aux bras posés sur ses genoux. Tout s'était enchaîné bien trop vite, la poussant à quitter sa maison, à s'éloigner de la petite tombe à la terre trop fraîchement retournée, pour rejoindre en Anjou sa belle-mère.
Elle se repassa le fil des événements, depuis le bonheur promis au dernier mois d'automne dans ces même landes, à l'abîme dans lequel sa vie avait basculé dès le premier jour de l'an nouveau. Ni le retour en Limousin, ni la crainte de se retrouver face à l'époux abandonné quelques semaines plus tôt n'avaient été le plus éprouvant. Il avait fallu la lente agonie de sa dernière-née et sa mort inéluctable pour qu'elle pense toucher le fond. Mais, à peine deux jours plus tard, Roman venait l'informer qu'il ne lui rendrait plus son fils. Supplique et colère s'étaient heurtées à l'orgueil Corleone, à sa mauvaise foi et à son cur verrouillé. Et si tout ça ne suffisait pas, l'ancienne maîtresse des deux frères Italiens l'avait droguée puis agressée avec la ferme intention de la faire passer à trépas. Elle y serait parvenue sans l'intervention inopinée de l'Anglais. C'est ce qui avait décidé ce dernier à imposer à la fauvette trop choquée pour opposer une quelconque résistance un départ au le soir même.
Elle soupira en relevant la tête. Ses mains gelées tentèrent maladroitement de sécher les pleurs à ses joues pâles. Elle glissa un furtif regard derrière elle et referma les yeux. Dans l'ombre des arbres qui abritaient la petite tente, des rais d'une lune blafarde s'entremêlaient aux ramures dénudées pour glisser leurs reflets de nacre sur le canevas de lin épais. Oliver dormait sans doute. Elle fronça imperceptiblement le nez. Les événements l'avaient précipité à sa vie et elle ignorait finalement pourquoi il était si gentil avec elle, alors que tous semblaient l'abandonner à la vindicte du clan Corleone. Néanmoins elle l'avait blessé quelques heures plus tôt quand il lui avait demandé si elle était disposée à croire qu'il ne la laisserait pas. Que pouvait-elle répondre d'autre que non ? Les hommes promettent, puis ils exigent, disparaissent, ou mentent, parfois tout à la fois. Voilà la leçon qu'elle avait tiré de deux mariages, l'un d'amour, l'autre de convenance, et qu'Arsène lui avait douloureusement renvoyé à la figure au premier jour de l'année. Elle s'interdirait dorénavant d'avoir encore la naïveté de croire une promesse.
Pourtant, le soutien de l'Anglais à la détresse et la solitude de la jeune mère face à la mort de son enfant, le merdier duquel il s'était appliqué à l'extraire, avaient incité un rapprochement qui n'aurait pas eu lieu d'être autrement. Elle n'était sans doute pas en état de le comprendre, pas plus qu'elle ne pourrait admettre trouver du réconfort à la promiscuité induite par leur voyage. Malgré tout, elle ne s'offusquait pas aux quelques contacts anodins mais qui, d'un autre, l'aurait gênée et conduite à une dérobade. Elle ne s'était pas étonnée qu'il ôte si facilement sa chemise pour lui dévoiler ses côtes meurtries sur lesquelles elle appliquait chaque soir un macérât de pâquerettes. Et depuis la mort de Stella, elle l'avait laissé veiller à ses sommeils, et s'il ne savait éloigner les cauchemars qui agitaient ses nuits, elle se sentait plus rassurée par sa bienveillante présence. Il ne la brusquait pas, la laissant venir à son rythme, et parfois, c'était elle qui cédait son épaule à la sienne, comme si, d'un attouchement discret, le corps autorisait ce que la tête refusait. Il savait lire ce langage et enroulait alors son bras autour d'elle ou la réchauffait d'une étreinte à laquelle elle s'abandonnait en fermant les yeux.
C'était sans doute cela le début de la confiance, ce mot qui n'avait raison d'être que pour être bafoué, brisé, piétiné et qu'elle ne voulait plus jamais employer.
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